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Full text of "Métaphysique d' Aristote"

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ŒUVRES 

D'ARISTOTE 


LA  MÉTAPHYSIQUE 


MÉTAPHYSIQUE 

D'ÂRISTOTE 


TRADUITE  EN  FRANÇAIS 
AVEC   DBS  NOTES   PERPÉTUELLES 


PAR 

J.  fiÂRTHÉLEMÏ-SAINT-HILÂIRE 

MBICBRB   DE   L^INSTITUT,    SBMATBUR 


TOME  PREMIER 


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PARIS 

LIBRAIRIE  GERMER-BAILLIÈRE  ET  C>* 

108,    BOVLBYARD    SAINT-OBRHAIN,    108 


1875 


ŒUVRES 

D'ARISTOTE 


LA  MÉTAPHYSIQUE 


MÉTAPHYSIQUE 

D'ARISTOTE 


TRADUITE  EN  FRANÇAIS 


AVBC   DBS  NOTES   PERPÉTUELLES 


PAR 


J.  BÂRTHÉLEMY-SAINT-HILAIRE 


IIEMBBK   DE   L  Cf STITUT ,    BBIf  ATBUR 


TOME  PREMIER 


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PARIS 

LIBRAIRIE  GERMER-BAILLIÈRE  ET  C'* 

i08,    BOULBTARD    SAINT-OBKHAIN,    108 


187^ 


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A  LA  MÉMOIRE 


DB 


M.    VICTOR    COUSIN 


QUI 

LE    PREMIER    PARMI    NOUS 

À   TENTÉ 

DE    FAIRE    CONNAITRE 

LA  Métaphysique  d'âristote 

PAR    LA    traduction 

DU  !•'  ET  DU  XII*  Livres 


HOMMAGE  DB  RECONNAISSÀNCB 


BARTHÉLEMY-SAINT-HILAIRE. 


PRÉFACE 


Caractère  général  de  la  Métaphysique  d'Aristote;  questions 
principales  qu'il  y  discute  :  Définition  de  la  philosophie,  réfu- 
tation de  la  théorie  des  Nombres  et  de  la  théorie  des  Idées, 
réfutation  du  Scepticisme,  le  principe  de  contradiction  pris 
pour  fondement  de  la  certitude,  théorie  de  la  substance,  théo- 
rie des  quatre  causes,  Théodicée.  —  Aristote  est  un  des  plus 
grands  métaphysiciens  de  tous  les  temps.  Coup  d'œil  sur 
l'histoire  de  la  Métaphysique  ;  sa  nature  propre  et  ses  droits  ; 
SCS  rapports  avec  la  Religion  et  avec  la  Science  ;  grandeur  de 
rhomme;  avenir  de  la  Métaphysique. 


Quand  on  lit  Isl  Métaphysique  d'Arîstote,  il 
est  deux  choses  qu'on  ne  doit  jamais  perdre 
de  vue,  pour  ne  pas  être  trop  étonné  des 
difficultés  qu'on  rencontre  à  chaque  pas. 
C'est,  d'abord,  l'incurable  désordre  dans  le- 
quel cet  ouvrage  est  arrivé  jusqu'à  nous;  et, 
en  second  lieu,  c'est  le  caractère  général  du 
style  aristotélique.  Cicéron,  dans  une  phrase 
devenue  célèbre,  nous  en  avertit  :  «  Il  faut 
«  faire  un  très-grand  effort  d'attention  pour 

T.  I.  a 


II  PRÉFACE. 

(c  bien  comprendre  Aristote.  Magna  animi 
«  contentio  adhibenda  est  in  explicando  Aris- 
«  totele  ^  »  Cicéron  étudiait  aux  écoles  d'A- 
thènes, deux  cents  ans  environ  après  la  mort 
du  philosophe  ;  il  entendait  les  leçons  et  les 
explications  de  ses  successeurs,  encore  tout 
imbus  de  la  tradition.  Il  apportait  lui-même 
à  ces  labeurs  une  aptitude  des  plus  rares,  et 
un  zèle  qui  ne  s'est  jamais  éteint.  Si,  dans 
des  conditions  si  favorables,  l'orateur  Ro- 
main avait  tant  de  peine  à  pénétrer  la  pen- 
sée d' Aristote,  ne  soyons  pas  surpris  de  la 
peine  que  nous  avons  nous-même  à  la  saisir. 
Elle  vaut  les  fatigues  qu'elle  coûte  ;  et,  mal- 
gré tout  ce  que  vingt-deux  siècles  ont  dû 
nous  apprendre,  elle  peut  encore  nous  ins- 
truire et  nous  intéresser  puissamment.  11  est 
impossible  de  rétablir  un  peu  d'ordre  et  de 
régularité  dans  ce  monument  qu'une  mort 
inopinée  laissa  inachevé,  comme  tant  d'au- 
treà.  Mais,  parmi  ces  fragments  mutilés  et 
sans  suite,  il  s'en  trouve  d'admirables,   qui 
sont  dignes  d'être  conservés  à  jamais  ;  dans 

*  Fragment  de  VHortensius,  cité  par  Nonius,  liv.  IV,  t.  XXXV, 
p.  262  de  la  petite  édition  de  Victor  Le  Clerc. 


PRÉFACE.  III 

ces  ruines  d'un  Parthénon  philosophique, 
nous  pourrons  recueillir  quelques  grandes  et 
complètes  théories,  destinées  à  compter 
toujours  parmi  celles  qui  honorent  le  plus 
l'esprit  humain,  et  qui  lui  apportent  le  plus 
de  lumière. 

Les  innombrables  questions  que  la  philo- 
sophie soulève  n'apparaissent  pas  toutes  à  la 
fois  sur  la  scène  de  la  pensée  ;  toutes  ne  sont 
pas  faites  pour  y  demeurer  définitivement. 
Les  époques  les  plus  fécondes  n'en  font  naître 
que  quelques-unes.  Mais  les  questions  que  le 
génie  découvre,  et  qu'il  consacre,  ne  meurent 
pas;  elles  entrent  pour  toujours  dans  le  do- 
maine commun,  et  dans  l'héritage  que  se 
transmettent  les  générations,  les  unes  après 
les  autres.  Quand  une  fois  ces  questions 
ont  été  discernées  et  mises  dans  leur  jour, 
elles  ne  peuvent  plus  périr  ni  tomber  dans 
l'oubli  ;  elles  regardent  également  tous  les 
siècles  et  tous  les  peuples,  qui  ont  assez 
d'intelligence  pour  s'en  préoccuper. 

\j?i  Métaphysique  d'Aristote  peu  tnous  offrir 
un  certain  nombre  de  ces  graves  problè- 
mes, qui  se  posent  encore  pour  nous,  et  qui. 


IV  PRÉFACE. 

de  notre  temps,  sont  controversés  comme  du 
sien.  Nous  n'énumérons  que  les  principales  : 
La  définition  de  la  philosophie,  et  surtout  de 
cette  partie  de  la  philosophie  qu'Aristote 
appelle  de  son  vrai  nom,  «  la  Philosophie 
première  »  ;  la  théorie  des  Nombres  ;  la 
théorie  des  Idées;  la  réfutation  du  Scepti- 
cisme ;  le  principe  de  contradiction  ;  le  prin- 
cipe de  la  substance  ;  la  théorie  des  quatre 
causes;  la  théorie  de  l'ordre  universel;  et 
enfin,  la  théodicée.  De  ces  questions,  les 
unes  se  rapportent  à  la  polémique  contem- 
poraine d'Aristote;  et,  quand  il  traite  des 
Nombres  ou  des  Idées,  c'est  pour  combattre 
l'école  de  Pythagore  et  celle  de  Platon  ;  les 
autres  représentent  la  pensée  du  maître, 
dans  son  originalité  et  sa  profondeur.  Mais 
aucune  de  ces  questions,  agitées,  il  y  a  deux 
mille  ans  passés,  par  les  plus  nobles  esprits 
de  la  Grèce,  n'est  épuisée.  Nous  avons  tou- 
jours à  nous  enquérir  de  la  véritable  nature 
des  Idées  et  des  Nombres  ;  le  sceptique  Pro- 
tagore  a  eu  des  successeurs  ;  il  en  a  parmi 
nous,  et  il  en  aura  tant  que  l'homme  voudra, 

■ 

comme  c'est  le  droit  de  sa  raison,  scruter  le 


PRÉFACE.  V 

fondement  de  ses  connaissances  ;  le  principe 
de  contradiction,  aussi  bien  que  le  principe 
des  substances,  tient  toujours  sa  place  dans 
le  large  champ  de  la  spéculation  ;  la  théorie 
des  causes  n'en  peut  être  bannie,  malgré  les 
conseils  chimériques  de  quelques  savants  ;  et 
quant  à  la  théodicée,  les  progrès  immenses 
des  sciences  particulières  ne  font  que  lui 
assurer  une  importance  qui  croît  de  jour  en 
jour;  plus  l'analyse  des  phénomènes  devient 
exacte  et  plus  elle  s'étend,  plus  on  sent  le 
besoin  de  remonter  à  l'origine  des  choses 
et  jusqu'au  premier  moteur. 

Sur  tous  ces  problèmes,  qui  de  nous  pour- 
rait n'être  pas  curieux  de  recevoir  la  déposi- 
tion d'un  témoin  tel  qu'Aristote,  auteur  tout 
ensemble  de  la  Métaphysique  et  de  V Histoire 
des  animaux^  de  la  Politique  et  de  la  Météoro- 
logie, de  la  Logique  et  de  la  Morale,  de  la 
Rhétorique  et  du  Traité  de  F  Ame  ?  Sans  doute , 
le  vêtement  des  pensées  antiques  n'est  plus 
le  vêtement  des  pensées  modernes  ;  mais  la 
forme  importe  peu;  c'est  le  fond  qui  est 
tout;  et,  si  nous  étions  tentés  de  dédaigner 
les  Anciens  pour  un  motif  aussi  léger,  une 


VI  PRÉFACE. 

réflexion  devrait  arrêter  notre  orgueil. 
Gomme  les  choses  sont  perpétuellement  mo- 
biles, nous  deviendrons  des  Anciens,  à  notre 
tour,  ainsi  que  les  jeunes  gens  deviennent 
des  vieillards.  Prenons  garde,  en  étant  in- 
justes et  aveugles  pour  ceux  qui  nous  ont 
ouvert  la  carrière,  de  préparer  et  d'autoriser 
les  dédains  de  ceux  qui  nous  y  succéderont, 
aussi  éloignés  de  nous  que  nous  le  sommes 
nous-mêmes  de  Thaïes,  de  Pythagore,  de 
Xénophane^  d'Anaxagore,  de  Socrate,  de 
Platon  et  d' Aristote . 

D'abord,  il  faut  se  rappeler  que  le  mot 
même  de  Métaphysique  n'appartient  pas  à 
Aristote;  il  est  venu  de  ses  disciples,  ou  de 
ses  commentateurs,  peut-être  d'Andronicus 
de  Rhodes.  Pour  Aristote,  ainsi  qu'on  vient 
de  le  dire,  et  qu'on  peut  le  voir  dans  tout 
son  ouvrage,  cette  partie  de  la  philosophie, 
qui  est  la  plus  générale  et  la  plus  haute,  se 
nomme  la  Philosophie  première,  et  parfois 
aussi  la  Théologie,  ou  Théodicée.  Si  l'usage 
n'avait  consacré  le  mot  de  Métaphysique,  il 
y  aurait  quelque  utilité  à  le  changer,  parce 
qu'il  est  décrié,  non  pas  seulement  auprès 


PRÉFACE.  tti 

des  ignorants,  mais  aussi  auprès  des  savants. 
Il  l'est  même  auprès  de  quelques  philoso- 
phes, qui,  en  cela,  s'entendent  très-mal  avec 
eux-mêmes,  repoussant  de  la  philosophie  la 
partie  qui  en  est  la  seule  essentielle  et  néces- 
saire. On  ne  peut  guère  se  flatter  de  modifier 
maintenant  une  locution  qui  remonte  au 
temps  de  Sylla  €t  de  Cicéron.  Cependant, 
d'illustres  exemples  nous  y  convieraient  ;  et 
peut-être  ferions-nous  bien  de  nous  y  rendre . 
Descartes  intitule  ses  Méditations  :  a  Médita- 
«  tiones  de  prima  philosophia,  seu:  de  Dei 
(c  existentia  et  animas  immortalitate*  »  Il  ne 
repousse  pas  tout  à  fait  l'expression  de  Mé- 
taphysique ;  mais  il  s'en  sert  le  moins  qu'il 
peut.  Dans  la  traduction  française  de  ses'Mé- 
ditations,  qu'il  fait  faire  sous  ses  yeux  et  qu'il 
corrige,  il  ne  parle  non  plus  que  de  la  Phi- 
losophie première,  traitant  à  peu  près  ex- 
clusivement de  l'existence  ji^  Pieu  et  de  la 
distinction  entre  l'âme  et  le  corps  de  l'homme. 
Leibniz  fait  comme  Descartes;  c'est  la  ré- 
forme de  la  Philosophie  première  «  qu'il 
«  prétend  accomplir  en  réformant  la  notion 
<(  de  substance».  Selon  lui,  «la  Philosophie 


viii  PRÉFACE. 

«  première  est  la  Reine  des  sciences».  Mais, 
tout  en  la  décorant  de  ce  titre  pompeux,  il 
croit  que  cette  science,  qui  doit  résumer  et 
régir  toutes  les  autres,  en  est  encore  à  se 
chercher  comme  au  temps  d'Aristote.  En 
ceci,  Leibniz  se  trompe.  Aristote  ne  cher- 
chait plus  la  Philosophie  première,  par  cette 
bonne  raison  qu'il  l'avait  trouvée*. 

Certainement,  nous  ferions  bien  d'imiter 
Descartes  et  Leibniz,  et  de  ne  plus  parler 
que  de  Philosophie  première  au  lieu  de  Mé- 
taphysique, puisque  ce  nom,  sans  être  abso- 
lument faux,  n'est  pas  parfaitement  exact,  et 
qu'il  offusque  tant  de  bons  esprits.  Mais  ce 
sont  là  des  changements  dont  l'usage  seul 
décide,  comme  nous  le  dit  Horace. 

Qu'est-ce  que  la  philosophie  pour  Aris- 
tote? Il  observe,  d'abord,  que,  parmi  tous 
les  êtres  animés,  l'homme  est  le  seul  qui  ait, 
par  sa  nature,  la  passion  de  connaître,  et 
qui,  par  les  facultés  qu'il  a  reçues,  puisse 
satisfaire,  dans  une  certaine  mesure,  l'instinct 
qui  le  pousse  à  tout  savoir.  Bien  des  arts, 

^  Leibniz,  édition  Paul  Janet,  t.  II,  p.  524. 


PRÉFACE.  IX 

bien  des  sciences  nécessaires  aux  besoins  ou 
aux  agréments  de  la  vie  se  sont  formés, 
longtemps  avant  la  philosophie,  et  se  sont 
développés,  en  donnant  à  Tintelligence  de 
l'homme  un  emploi  qui,  sans  contredit,  était 
déjà  très  utile  et  très  estimable.  Mais,  quand 
les  arts  les  plus  indispensables  se  furent 
constitués,  il  surgit  des  sciences  nouvelles 
dont  l'objet  n'était  plus,  ni  le  besoin,  ni 
même  l'agrément.  Elles  naquirent  de  préfé- 
rence dans  les  climats  où  l'homme  pouvait 
plus  facilement  se  ménager  des  loisirs;  et 
c'est  ainsi  que  les  prêtres  Égyptiens  inven- 
tèrent les  Mathématiques,  et  les  poussèrent 
assez  loin.  Ces  sciences  eurent  cet  avantage 
éminent  d'être  cultivées  avec  ardeur,  sans 
qu'on  se  proposât  d'en  tirer  le  moindre  pro- 
fit matériel.  Les  hommes,  frappés  d'étonne- 
ment  et  d'admiration  par  les  phénomènes 
qu'ils  avaient  sous  les  yeux,  le  cours  du  so- 
leil, les  phases  de  la  lune,  le  lever  et  le  cou- 
cher des  planètes  et  des  astres,  voulurent 
connaître  les  causes  de  ces  prodigieux  spec- 
tacles. Ils  essayèrent  de  les  comprendre, 
sans  autre  désir  que  de  les  savoir,  pour  les 


X  PRÉFACE. 

savoir.  Bien  plus,  sous  les  causes  particu- 
lières, ils  ne  tardèrent  pas  à  s'élever  à  la 
conception  d'une  cause  unique;  ils  se  de- 
mandèrent comment  l'univers  s'était  formé  ; 
et  la  curiosité  de  l'esprit  ne  s'arrêta  que 
quand  il  fut  parvenu  à  cette  limite  infran- 
chissable de  la  cause  qui  embrasse  et  do- 
mine toutes  les  autres  causes.  Enfin,  en 
voyant  que  le  but  dernier  de  chaque  chose 
est  le  bien  de  cette  chose,  les  hommes  pen- 
sèrent que  le  but  de  la  nature  entière  ne 
peut  être,  d'une  manière  universelle,  que  la 
plus  grande  somme  de  bien  possible. 

La  Philosophie  première  est  donc,  selon 
Aristote,  la  plus  générale  des  sciences;  elle 
est  la  science  des  principes  et  des  causes; 
elle  est  la  plus  désintéressée  et  la  plus  libre 
de  toutes,  puisqu'elle  n'est  subordonnée  à 
aucune,  et  qu'elle  ne  travaille  que  pour  elle- 
même;  il  n'y  en  a  pas  de  plus  claire,  parce 
que  rien  n'est  plus  clair  que  les  principes  ; 
elle  est  purement  rationnelle,  parce  que  la 
sensation  est  incapable  de  nous  faire  con- 
cevoir les  principes  et  les  causes;  elle  est 
plus  exacte  et  plus  précise  que  toute  autre 


PRÉFACE.  XI 

science,  parce  que  les  éléments  dont  elle  se 
forme  sont  très  peu  nombreux.  Il  est  bien 
vrai  que  Dieu,  qui,  de  l'aveu  du  genre  hu- 
main, est  la  cause  et  le  principe  des  choses, 
est  le  seul  être  qui  puisse  posséder  une  telle 
science  dans  sa  plénitude,  parce  que  «  Dieu 
«  seul,  comme  le  dit  Simonide,  'jouit  du 
«  privilège  auguste  de  l'indépendance  et  de 
«  la  liberté  » .  Mais  l'homme  se  manquerait  à 
lui-même,  s'il  ne  s'efforçait  pas  de  conquérir 
la  parcelle  de  science  qui  est  à  sa  portée. 
Bien  que  la  nature  humaine  soit  esclave  de 
mille  façons,  la  philosophie  n'est  pas  inter- 
dite à  l'humanité  ;  les  Dieux  ne  sont  point 
jaloux  d'elle  ;  et^  malgré  les  limites  où  l'homme 
est  renfermé,  il  peut  s'occuper  des  choses 
divines,  en  se  disant  que,  si  toutes  les  autres 
sciences  peuvent  être  plus  nécessaires  que 
la  philosophie,  il  n'en  est  pas  une  qui  soit 
au-dessus  d'elle  et  qui  ait  plus  de  prix. 

Que  pourrions-nous  ajouter  aujourd'hui 
à  cette  définition  antique  de  la  philosophie, 
aussi  juste  que  sublime,  aussi  rigoureuse 
que  modeste?  Que  pourra-t-on  même  y 
ajouter  jamais?  Descartes  et  Leibniz  n'en 


xii  PRÉFACE. 

ont  pas  parlé  aussi  bien.  Dans  toute  l'his- 
toire de  la  science,  personne  ne  s'est  trouvé 
qui  ait  su  mieux  qu'Aristote  déterminer  la 
nature  et  le  domaine  de  la  Philosophie  pre- 
mière. Il  a  montré,  avec  une  parfaite  net- 
teté, son  point  d'appui  et  de  départ  dans 
toutes  ïë&  sciences  secondaires,  et  son  but, 
qui  est  de  sonder,  autant  qu'il  est  permis  à 
notre  faiblesse,  les  secrets  de  la  cause  uni- 
verselle et  de  la  pensée  divine.  Que  peut-on 
demander  de  plus?  Et  quand  on  croit  à  la 
philosophie  et  à  la  raison,  que  peut-on  de- 
mander de  moins?  La  Métaphysique  eût 
évité  bien  des  faux  pas  et  se  fût  rendue  plus 
respectable  auprès  de  la  foule,  si  elle  avait 
toujours  eu  la  prudence  du  philosophe  grec, 
et  si  elle  eût  pris  le  soin  de  circonscrire  aussi 
clairement  le  champ  de  ses  investigations. 
Le  terrain  sur  lequel  Aristote  s'est  placé  est 
inébranlable;  mais  il  fallait  un  bien  ferme 
regard  pour  voir,  dès  le  début,  les  deux 
confins  de  la  Métaphysique,  l'un  où  elle  com- 
mence, et  l'autre  où  elle  finit. 

D'ailleurs,  on  ne  doit  pas  attribuer  l'hon- 
neur de   cette    définition   à  Aristote  seul. 


PRËFAGE.  XIII 

Trois  OU  quatre  siècles  avant  lui,  la  philo- 
sophie était  née  sur  les  côtes  de  l'Asie 
Mineure,  dans  la  patrie  d'Homère,  avec 
Thaïes  de  Milet,  Pythagore  de  Samos,  Xéno- 
phane  de  Colophon;  elle  s'était  propagée 
dans  l'Allique  et  dans  la  Grande  Grèce  ;  et, 
servie  par  un  heureux  instinct,  elle  avait  déjà 
fait  bien  des  découvertes,  en  s'occupant,  il 
est  vrai,  beaucoup  plus  des  choses  exté- 
rieures que  des  phénomènes  de  l'intelli- 
gence. C'est  Pythagore  qui  lui  a  donné  son 
beau  nom,  en  inventant  celui  de  Philosophe. 
Socrate  et  Platon,  qu'il  ne  faut  jamais  sé- 
parer, avaient,  en  termes  magnifiques,  célé- 
bré la  philosophie,  dont  ils  avaient  conçu 
une  pensée  aussi  haute  qu'Aristote  devait  le 
faire  après  eux.  A  en  croire  Platon,  c'était 
en  pratiquant  la  philosophie,  durant  cette 
existence,  que  l'homme  pouvait  s'assurer 
une  résurrection,  et  même  une  vie  éter- 
nelle, dans  un  monde  meilleur.  Le  philo- 
sophe seul,  en  contemplant  l'essence  im- 
muable et  absolue  des  choses,  était  en  com- 
merce avec  le  divin,  sous  la  loi  de  l'ordre. 
Mais  la  Dialectique,  telle  que  Platon  l'expo- 


XIV  PRÉFACE. 

sait,  était  encore  bien  obscure  et  bien  vague. 
Il  en  faisait  bien  le  comble  et  le  faîte  des 
autres  sciences  ;  mais  il  ne  précisait  pas  ce 
qu'elle  leur  empruntait,  et  ce  qu'elle  pouvait 
leur  donner  en  retour.  C'était,  selon  lui,  la 
partie  la  plus  difficile  de  la  philosophie, 
parce  qu'elle  ne  s'attachait  qu'aux  choses 
intelligibles  et  repoussait  toutes  les  données 
sensibles.  jMlais,  souvent  aussi,  ces  concep- 
tions élevées  s'abaissaient  ;  et  la  Dialectique 
se  réduisait  à  n'être  que  l'art  assez  vulgaire 
d'interroger  et  de  répondre.  La  Dialectique 
était  donc  quelquefois  près  de  devenir  la 
Philosophie  première.  Mais  l'intervalle  qui 
les  séparait  ne  fut  pas  franchi,  et  c'est  Aris- 
tote  qui  acheva  l'œuvre  imparfaite  de  prédé- 
cesseurs nombreux  et  illustres. 

Une  autre  circonstance  encore  l'a  favo- 
risé. La  philosophie  Grecque,  dans  toute  sa 
durée,  n'a  jamais  eu  auprès  d'elle  une  auto- 
rité ombrageuse  et  persécutrice,  qui  pré- 
tendît lui  imposer  violemment  des  solutions 
toutes  faites,  dont  elle  ne  devait  pas  s'écar- 
ter. Il  n'y  a  jamais  eu,  dans  son  sein,  ces 
discussions    déplorables,   et   parfois   ho  mi- 


PRÉFACE.  XV 

cides,  où  la  raison  et  la  foi  religieuse  ont 
été  aux  prises.  Dans  la  Grèce,  la  pensée  a 
joui  d'une  absolue  liberté,  parce  qu'elle  n'a 
pas  connu  de  livres  sacrés,  gardiens  du 
dogme  national;  rien  ne  l'a  gênée,  depuis 
les  temps  de  Lycurgue  et  de  Solon  jusqu'à 
ceux  de  Justinien,  fermant,  au  nom  de  la 
religion,  les  écoles  d'Athènes.  Si,  dans 
l'Antiquité,  quelques  philosophes  ont  été 
frappés,  ce  n'était  pas  par  intolérance, 
comme  ce  fut  plus  tard.  Ils  étaient  les  vic- 
times d'inimitiés  individuelles,  qui  assouvis- 
saient leurs  vengeances;  ou  bien  l'ordre 
public,  troublé  par  des  imprudences,  exi- 
geait un  châtiment,  d'ailleurs  plus  ou  moins 
justifié.  Mais  jamais  dans  le  monde  hellé- 
nique, pendant  plus  de  douze  cents  ans, 
personne  ne  fît  à  la  raison  humaine  l'insulte 
de  douter  d'elle,  et  de  la  persécuter  pour 
des  croyances  qu'elle  n'acceptait  pas.  Aris- 
tote  a  profîté  de  cette  liberté  comme  tout  le 
monde  ;  mais  il  a  défîni  et  compris  la  philo- 
sophie mieux  que  qui  que  ce  soit  avant  lui, 
et  il  l'a  pratiquée  avec  une  sécurité  imper- 
turbable, que  Descartes  n'a  pas  goûtée  au 


XVI  PRÉFACE. 

XVII*  siècle,  et  que  Ton  nous  conteste  même 
encore  quelquefois  dans  le  XIX^ 

Il  serait  assez  embarrassant  de  décider  si 
la  réfutation  qu'Aristote  a  faite  de  la  théorie 
des  Nombres,  mérite  les  mêmes  éloges  que 
sa  définition  de  la  philosophie.  Cette  réfuta- 
tion peut  nous  paraître  douteuse  et  incom- 
plète par  plusieurs  motifs.  Dans  toute  dis- 
cussion, il  faut  pouvoir  entendre  les  deux 
interlocuteurs  pour  juger  en  pleine  connais- 
sance de  cause;  et  ici,  nous  n'en  pouvons 
écouter  qu'un  seul.  Il  ne  nous  est  resté 
aucun  ouvrage  de  Pythagore,  ni  de  ses  dis- 
ciples. Les  fragments  très  peu  nombreux 
qui  nous  sont  parvenus,  ne  portent  pas  sur 
cette  théorie  spéciale.  Nous  en  sommes  ainsi 
réduits  à  ce  que  nous  en  dit  Aristote;  et, 
quoique  nous  ne  suspections  pas  sa  fidélité, 
nous  ne  pouvons  comprendre  que  très  diffi- 
lement  la  valeur  et  le  sens  de  l'objection, 
quand  nous  n'avons  pas  en  même  temps  la 
pensée  qu'elle  doit  rectifier  ou  détruire. 
Puis,  l'obscurité  habituelle  aux  réfutations 
d' Aristote  est  plus  épaisse  ici  que  partout 
ailleurs.  Enfin,  il  a  eu  le  tort  de  mêler  à  la 


PRÉFACE.  xyii 

réfutation  .  d'une  théorie  plus  mathéma- 
tique que  métaphysique  celle  des  Idées  pla- 
toniciennes; et  cette  confusion  n'était  pas 
faite  pour  éclaircir  les  choses.  Malgré  ces 
défauts,  ce  qu'Aristote  nous  apprend  sur  les 
Pythagoriciens  est  encore  ce  que  l'Antiquité 
nous  a  transmis  de  plus  précieux  et  de  plus 
étendu,  sur  cette  admirable  école.  S'il  se 
tait  forcément  sur  la  personne  trop  peu 
connue  de  Pythagore,  il  nous  entretient  du 
moins  des  recherches  qu'il  avait  provoquées 
dans  toutes  les  voies  qu'il  avait  ouvertes. 

Aristote  rend  d'abord  aux  Pythagoriciens 
un  très  légitime  hommage^  en  les  louant  d'a- 
voir étudié  les  mathématiques  avec  passion, 
et  de  leur  avoir  fait  faire  d'immenses  progrès 
en  tout  genre.  Aux  mathématiques  pures, 
telle  que  l'arithmétique  et  la  géométrie,  ils 
joignirent  les  mathématiques  appliquées. 
Leurs  travaux  furent  aussi  divers  que  remar- 
quables en  astronomie,  en  optique,  en  méca.- 
nique,  en  musique,  en  géodésie,  c'est-à-dire, 
dans  toutes  les  branches  de  la  science  où  les 
nombres  et  les  lignes  peuvent  aider  à  l'obser- 
vation et   à  l'explication  des  phénomènes. 


T.   1. 


xviii  PRÉFACE. 

Que  Pythagore  n'ait  fait  que  transporter 
d'Egypte  dans  la  Grande  Grèce  les  mathéma- 
tiques naissantes,  ou  qu'il  les  ait  lui-même 
inventées,  c'est  un  point  obscur;  mais  ce  qui 
ne  l'est  pas,  c'est  que  l'école  Pythagoricienne 
a  été  par-dessus  tout  une  école  mathémati- 
que. De  là,  sa  grandeur,  que  les  siècles 
n'ont  pas  amoindrie;  de  là  aussi,  ses  er- 
reurs,  que,  à  certains  égards,  on  peut  sans 
injustice  appeler  même  des  rêveries.  Au  pre- 
mier aspect  des  vérités  mathématiques ,  l'in- 
telligence humaine  en  a  été  éblouie;  et, 
comme  il  arrive  trop  souvent  à  notre  vue 
débile,  les  clartés  trop  vives  ont  été  rempla- 
cées bientôt  par  des  ténèbres. 

Sans  doute,  ainsi  que  l'ont  dit  les  Pytha- 
goriciens, les  Nombres  se  trouvent  partout 
dans  le  monde  où  nous  vivons,  dans  le  ciel, 
que  nous  contemplons,  dans  la  nature,  que 
nous  cherchons  à  interpréter.  Le  nombre 
est  à  l'état  d'unité  dans  chacun  des  indivi- 
dus  que  nos  sens  perçoivent;  il  est  à  l'état 
de  multiplicité  dans  les  collections  que  les 
individus  peuvent  former,  soit  dans  une 
même  espèce,  soit  dans  des  espèces  différen- 


PRÉFACE.  XIX 

tes.  Sans  doute  encore,  il  y  a  dans  l'univers, 
dans  le  monde,  des  proportions  et  des  har- 
monies, comme  il  y  en  a  dans  les  sons  que 
calculent  les  mathématiques.  Mais  conclure 
de  là  que  le  nombre  est  l'essence  des  choses, 
qu'il  en  est  la  substance,  et  même  la  matière; 
que  le  nombre  est  l'élément  de  tout,  parce 
qu'il  se  trouve  partout,  c'est  non-seulement 
une  conséquence  hasardée;  c'est,  de  plus, 
une  assertion  insoutenable.  Il  en  résulterait 
que  tous  les  êtres  se  confondraient,  essence 
et  matière,  dans  une  apparente  unité,  qui 
semble  les  expliquer  tous,  et  qui,  réellement, 
n'en  explique  aucun.  Les  corps,  que  nous 
montre  la  nature,  ne  sont  pas  simplement 
doués  d'unité.  Ils  ont  aussi  étendue,  pesan- 
teur, et  légèreté  relatives.  Le  nombre,  im- 
muable comme  il  est,  toujours  identique  à 
lui-même,  peut-il,  en  tant  qu'élément  essen- 
tiel des  corps,  leur  communiquer  des  qua- 
lités qu'il  n'a  pas?  Le  nombre  est-il  étendu? 
Est-il  pesant?  A-t-il  les  trois  dimensions  ?  Et, 
s'il  ne  possède  rien  de  tout  cela,  comment 
pourrait-il  rendre  raison  de  choses  avec  les- 
quelles il  a  si  peu  de  rapport?  Le  nombre  est 


xr  PRÉFACE. 

infini,  si  ce  n'est  réellement  et  en  acte,  du 
moins  en  puissance.  Est-il  un  seul  corps  qui 
ne  soit  fini?  Et  comment  concevoir  un  corps 
qui  serait  infini  en  acte,  ou  simplement  même 
en  puissance  ? 

Ainsi,  le  nombre,  tel  que  les  Pythagori- 
ciens Tentendent,  n'est  ni  l'essence,  ni  la 
matière  des  êtres.  Encore  moins,  est-il  la 
cause  du  mouvement.  Si  le  nombre  a  une 
propriété  de  toute  évidence,  c'est  que,  élant 
immuable  et  indestructible,  de  toute  néces^ 
site  il  est  immobile.  Étant  lui-même  sous- 
trait au  mouvement,  comment  pourrait-il 
transmettre  aux  choses  le  mouvement  qu'il 
ne  possède  point?  Or,  le  mouvement,  le 
changement,  est  partout  et  perpétuellement 
dans  la  nature.  Et  qu'est-ce  qu'une  théorie 
qui  supprime,  dans  les  corps,  leurs  qualités 
les  plus  frappantes,  leur  étendue,  leur  poids 
et  leur  mouvement? 

Bien  plus,  le  nombre  qui  ne  peut  expli- 
quer la  nature  générale  des  êtres,  n'expli- 
que pas  mieux  les  entités  mathématiques 
elles-mêmes.  L'arithmétique,  où  règne  le 
nombre,  n'épuise  pas  les  mathématiques;  à 


PRÉFACE.  XXI 

côté  d'elle,  il  y  a  la  géométrie.  Or,  le  nom- 
bre, qui  ne  peut  pas  nous  dire  ce  que  sont 
les  êtres,  ne  nous  dit  pas  davantage  ce  que 
sont  les  points^  les  lignes,  les  surfaces.  Il  faut 
pourtant  le  savoir.  L'unité,  d'où  partent 
tous  les  nombres,  n'est  pas  le  point,  d'où 
partent  les  grandeurs.  Les  nombres  se  divi- 
sent en  pairs  et  impairs.  Cette  distinction, 
qui  se  poursuit  dans  une  série  indéfinie,  ne 
se  retrouve  en  aucune  manière  dans  les  sur- 
faces, dans  les  lignes,  dans  les  points.  Il  n'y 
a  donc  aucune  ressemblance  entre  le  nombre 
et  ces  entités,  qui  jouent  cependant  un  rôle 
essentiel  dans  les  mathématiques,  tout  aussi 
bien  que  dans  la  composition  des  corps. 

Mais  voici  une  critique  bien  plus  grave. 
Persuadés  que  les  Nombres  doivent  régir 
l'univers,  les  Pythagoriciens  ont  essayé  ce 
système  sur  les  réalités,  ne  doutant  pas  que 
le  monde  ne  dût  y  être  parfaitement  confor- 
me. Mais  les  faits  ont  été  rebelles  à  des 
hypothèses  qui  ne  pouvaient  se  vérifier; 
la  nature  ne  correspondait  pas  absolument  à 
des  théories  factices.  Qu'ont  fait  alors  les 
Pythagoriciens?  Ils  ont  violenté  la  nature; 


ijtii  PRÉFACE. 

dans  leur  prétention  d'organiser  le  monde 
par  des  nombres,  ils  ont  imaginé  des  faits 
arbitraires,  quand  les  faits  réels  les  contre- 
disaient. Ainsi,  la  Décade  à  laquelle  ils  atta- 
chent avec  raison  la  plus  grande  importance, 
en  tant  que  fondement  de  la  numération, 
doit,  selon  eux,  se  reproduire  dans  le  nom- 
bre des  corps  célestes  et  des  sphères.  Mais 
il  n'y  a  en  tout  que  neuf  de  ces  corps,  d'après 
la  science  de  ces  temps  reculés  :  les  cinq  pla- 
nètes, le  soleil,  la  terre,  la  lune  et  le  ciel  des 
étoiles  fixes.  Où  est  le  dixième  corps?  Les 
Pythagoriciens  l'inventent;  et  ils  donnent  à 
la  terre  un  contraire,  un  corps  invisible,  qui 
y  est  opposé,  et  qu'ils  nomment  l' Anti-terre, 
Antichthân.  Il  peut  être  fort  commode  de 
suppléer  ainsi  les  choses,  et  de  combler  ses 
propres  lacunes  par  des  mots.  Mais  la  science 
ne  s'arrange  pas  aussi  aisément  de  ces  solu- 
tions trop  peu  sérieuses  ;  et  la  nature  s'en 
arrange  encore  moins  que  la  science  im- 
parfaite de  l'homme. 

Sur  cette  pente,  les  Pythagoriciens  ne 
pouvaient  pas  se  retenir.  A  ces  premières 
erreurs,  ils  en  ont  ajouté  bien  d'autres.  On 


PRÉFACE.  xxiii 

doit  avouer,  à  leur  éloge,  qu'ils  ont  été  les 
premiers  à  essayer  des  définitions  ;  et  c'était 
un  complément  à  peu  près  inévitable  de  leurs 
études  sur  l'essence  des  choses.  Mais  ici 
encore,  intervient  le  nombre  pour  tout  défi- 
nir, ou  plutôt  pour  tout  fausser.  Veut-on 
définir  la  justice,  la  raison,  Topinion,  le  mé- 
lange, la  division,  le  mariage,  l'occasion  et 
une  foule  d'autres  choses?  Rien  n'est  plus 
simple  ;  on  en  fait  autant  de  nombres.  La 
justice,  par  exemple,  est  un  nombre  carré  ; 
l'injustice  est  un  nombre  de  composition 
moins  régulière  ;  et  ainsi  du  reste.  Dans  tout 
cela,  il  est  clair  qu'on  dépasse  la  Décade.  Si 
elle  suffit  aux  corps  célestes,  elle  ne  pourrait 
suffire  à  des  définitions  qui  seraient  innom- 
brables, comme  le  sont  les  choses  elles- 
mêmes.  Car  chacune  des  choses  avait  son 
nombre  particulier;  et  dans  les  élucubrations 
d'un  Pythagoricien  dont  Aristote  nous  a 
conservé  le  nom,  Eurytus,  l'homme,  le  che- 
val avaient  chacun  leur  nombre;  le  même 
philosophe  représentait  par  des  calculs 
arithmétiques  jusqu'aux  figures  des  plantes. 
En  se  payant  de  ces  puérilités,  on  altère 


XXIV  PRÉFACE. 

tous  les  phénomènes  naturels,  et  même  les 
événements  historiques  les  plus  notoires. 
Ainsi,  les  Pythagoriciens,  remarquent  qu'il 
y  a  sept  voyelles  dans  Talphabet,  que  la  lyre 
a  sept  cordes,  que  la  constellation  des  Pléîa- 

0 

des  a  sept  étoiles,  que  certains  animaux  per- 
dent leurs  dents  à  Tâge  de  sept  ans^  qu'il  y 
avait  sept  Chefs  devant  Thèbes  assiégée;  et, 
prêtant  au  nombre  Sept  une  vertu  extraor- 
dinaire, ils  veulent  nous  faire  croire  que  ce 
nombre  est  la  cause  de  tous  ces  faits,  qui, 
sans  lui,  n'auraient  point  lieu.  Néanmoins, 
tout  le  monde  sait  que,  si  les  Chefs  devant 
Thèbes  n'ont  été  qu'au  nombre  de  sept,  c'est 
parce  qu'il  n'y  avait  que  sept  portes  de  la 
ville  à  défendre.  Il  est  également  avéré  que 
les  étoiles  de  la  constellation  des  Pléiades 
sont  au  nombre  de  sept;  mais  il  y  en  a  douze 
dans  la  constellation  de  l'Ourse,  et  les  Py- 
thagoriciens eux-mêmes  lui  en  attribuent 
davantage  ;  quelques  animaux  perdent  leurs 
premières  dents  à  sept  ans  ;  mais  d'autres 
animaux  ne  les  perdent  pas  à  cette  époque. 
Le  nombre  Sept  n'a  donc  absolument  rien 
à  voir  dans  tous  ces  faits.  On  ajoute  que,  si, 


PRÉFACE.  XXV 

« 

dans  l'alphabet,  il  n'y  a  que  trois  lettres 
doubles  Xi,  Psi,  Dzêta,  c'est  qu'il  n'y  a  que 
trois  consonnances  en  musique.  Mais,  d'a- 
bord, il  y  a  plus  de  trois  consonnances  en 
musique;  et,  en  outre,  on  pourrait  combiner 
les  consonnes  deux  à  deux  autant  qu'on  le 
voudrait,  et  représenter  chaque  combinai- 
son nouvelle  par  un  signe  unique.  S'il  n'y  a 
que  trois  lettres  doubles,  dans  l'alphabet, 
c'est  que,  dans  l'organe  de  la  voix,  il  n'y  a 
que  trois  articulations  à  la  suite  desquelles 
on  puisse  prononcer  le  Sigma  sans  trop  d'ef- 
fort. On  dit  encore  que,  de  l'Alpha  à  l'Omé- 
ga, il  y  a  autant  d'intervalles  que  de  la  note 
la  plus  basse  à  la  plus  haute  sur  la  flûte  ;  et 
il  se  trouve  que  ce  même  nombre  corres- 
pond, d'après  les  Pythagoriciens,  à  l'harmo- 
nie complète  de  l'univers.  On  fait  des  rap- 
prochements non  moins  ingénieux,  et  non 
moins  faux,  entre  les  tons  de  la  lyre  et  les 
syllabes  du  vers  hexamètre.  On  pourrait  en 
faire  une  multitude  d'autres,  qui  seraient 
tout  aussi  brillants,  et  tout  aussi  trompeurs. 
Mais  qui  ne  voit  que,  dans  tous  ces  faits,  il 
n'y  a  réellement  que  des  coïncidences  fortui- 


XXVI  PRÉFACE. 

tes,  et  que  les  nombres  n'en  sont  causes  en 
quoi  que  ce  puisse  être  ? 

D'une  manière  générale ^  il  est  donc  absur- 
de de  penser  que  le  nombre  soit  cause  de 
rien  dans  la  nature  ;  il  accompagne  les  cho* 
ses;  il  est  dans  les  choses;  mais  ce  n'est  pas 
lui  qui  les  fait  ce  qu'elles  sont*, 

A  côté  de  ces  critiques,  qui  ne  sont  que 
trop  fondées,  il  est  un  point  sur  lequel  Aris^ 
tote  se  plaît  à  rendre  justice  aux  Pythagori- 
ciens :  c'est  qu'ils  n'ont  jamais  séparé  les 
Nombres  des  choses  sensibles.  Tout  au  plus, 
ont-ils  distingué  le  nombre  abstrait  du  nom- 
bre  concret,  c'est-à-dire  le  nombre  tel  que 
le  conçoivent  les  mathématiques,  considéré 
en  lui  seul,  et  le  nombre  tel  qu'il  se  montre 
effectivement  dans  une  pluralité  d'objets 
quelconques.  Mais  ils  n'ont  jamais  songé  à 
cette  troisième  espèce  de  nombre  que  quel- 
ques Platoniciens  ont  appelé  le  Nombre 
Idéal,  et  sur  lequel  on  à  amoncelé  des  hypo- 


^  Une  bonne  partie  des  critiques  d'Aristote  contre  la  théorie 
des  Nombres  peut  regarder  la  théorie  Platonicienne  des  Nom- 
bres Idéaux  de  Xénocrate  et  de  Speusippe.  Mais  il  serait  pres- 
que impossible  de  faire  exactement  les  parts. 


PRÉFACE.  xxvu 

thèses  plus  vides  encore  que  toutes  celles  du 
Pythagorisme.  Pour  les  Pythagoriciens,  le 
nombre  n'est  qu'une  réalité  de  ce  monde, 
quoiqu'ils  en  aient,  d'ailleurs,  mal  compris 
la  nature,  l'origine  et  la  véritable  action. 

En  somme,  le  jugement  d'Aristote  sur 
l'école  de  Pythagore  est  sévère;  mais  il  est 
incomplet,  si  ce  n'est  partial,  Aristote  a  omis, 
sans  le  vouloir,  quelques  doctrines  qui  font 
la  gloire  impérissable  de  cette  école.  Elle  ne 
s'est  pas  absorbée  dans  la  théorie  des  Nom- 
bres, comme  il  semble  le  supposer.  Il  eût  été 
bon  de  ne  pas  oublier  ce  qu'elle  a  fait  en 
morale  ;  et  quelques  mots  sur  l'Institut  py- 
thagoricien n'auraient  point  été  déplacés, 
même  dans  un  traité  de  Métaphysique.  Sur- 
tout, en  blâmant  certaines  théories  cosmi- 
ques, le  philosophe  aurait  pu  rappeler  cette 
théorie  si  paradoxale,  et  cependant  si  vraie^ 
du  mouvement  de  la  terre.  Aristote,  on  le 
sait,  a  discuté  la  question  dans  un  traité  spé- 
cial sur  le  Ciel;  et  il  a  fait  prévaloir,  pour  de 
longs  siècles,  l'opinion  contraire  de  l'immobi- 
lité du  globe  terrestre.  Mais,  daps  un  résu- 
mé philosophique  du  système  pythagoricien, 


xxviii  PRÉFACE. 

il  est  singulier  de  passer  sous  silence  une 
doctrine  dont  un  homme  de  génie  ne  devait 
point  méconnaître  la  portée.  Aristote,  cer- 
tainement, n'a  pas  voulu  diminuer  la  gloire 
du  Pythagorisme;  mais  on  peut  trouver  qu'il 
l'a  mutilée.  Ce  n'est  pas  de  parti  pris;  et  c'est 
une  suite  de  la  différence  extrême  de  son 
point  de  vue  personnel.  On  se  cède  toujours 
un  peu  trop  à  soi-même,  tout  en  voulant  ne 
rien  ôter  à  autrui  de  ce  qui  lui  appartient. 

Si  c'est  là  une  excuse  en  faveur  d'Aristote 
à  l'égard  des  Pythagoriciens,  ce  doit,  à  plus 
forte  raison,  en  être  une  pour  sa  polémique 
contre  Platon.  A  ne  consulter  que  la  Méta- 
physique, le  Platonisme  ne  serait  rien  en 
dehors  de  la  théorie  des  Idées  ;  il  semblerait 
que  cette  théorie  le  remplit  à  elle  seule  tout 
entier;  et  que,  sans  elle,  Platon  n'existe 
plus  ;  c'est  à  elle  qu'il  aurait  réduit  toute  sa 
philosophie  première.  Par  bonheur,  les  mo- 
numents démontrent  le  contraire;  et  n'eus- 
sions-nous que  le  Timée,  c'en  serait  assez 
pour  attester  qu'on  se  méprend  étrangement, 
en  imposant  à  la  pensée  Platonicienne  de  si 
étroites  entraves.  Aristote  a  commis  ici  une 


PRÉFACE.  XXIX 

méprise,  que  n'exigeait  point  le  plan  de  son 
ouvrage.  Mais,  puisqu'il  a  considéré  uni- 
quement la  théorie  des  Idées,  nous  devons 
le  suivre  sur  ce  terrain ,  quelque  borné  qu'il 
soit,  et  nous  renfermer,  autant  que  possible, 
dans  le  cercle  qu'il  s'est  tracé  lui-même,  avec 
ou  sans  intention. 

Une  première  remarque,  c'est  qu'Aristote 
attribue  à  la  théorie  des  Idées,  dans  le  Pla- 
tonisme, beaucoup  plus  de  place  que  ne  lui 
en  attribue  l'auteur  lui-même.  Il  ne  cesse  de 
l'attaquer  dans  tout  le  cours  de  sa  Métaphy- 
sique; il  y  revient  même  dans  plusieurs  de 
ses  ouvrages,  où  cette  discussion  peut  pa- 
raître assez  inopportune.  Il  y  insiste  avec 
une  opiniâtreté  qu'on  n'attend  pas  d'un  dis- 
ciple, surtout  du  disciple  d'un  tel  maître. 
Au  contraire,  Platon,  dans  tous  les  Dia- 
logues qui  nous  restent  de  lui,  ne  fait  qu'in- 
diquer la  théorie  des  Idées;  nulle  part,  il  ne 
la  développe,  et  ne  lui  donne  les  dimensions 
que  plus  tard  on  lui  a  prêtées.  En  elle-même, 
la  question  a  le  plus  grand  intérêt,  puis- 
qu'elle renferme  l'explication  des  choses,  et 
que,  selon  qu'elle  est  bien  résolue  ou  mal 


XXX  PRÉFACE. 

résolue,  elle  peut  compromettre  la  réalité  et 
la  science,  en  les  altérant  toutes  les  deux. 
Mais  dans  la  critique  d'Aristote,  c'est  de  la 
solution  Platonicienne  qu'il  s'agit;  il  ne  s'a- 
git que  de  cela.  Plus  tard,  il  pourra  poser  le 
problème  comme  il  l'entend,  dans  toute  sa 
généralité;  mais,  d'abord,  il  faut  l'accepter 
tel  que  Platon  lui-même  le  pose,  et  ne  point 
aller  au  delà.  D'ailleurs,  il  se  peut  qu'Aris- 
tote,  en  voulant  répondre  à  Platon,  ait  plu- 
tôt encore  répondu  à  ses  successeurs,  qui 
ont  bien  pu  exagérer  la  théorie  des  Idées,  en 
y  associant  imprudemment  les  théories  Py- 
thagoriciennes. Dans  ce  cas,  les  arguments 
si  nombreux  et  si  pressants  d'Aristote  porte- 
raient moins  contre  Platon  que  contre  ses 
élèves,  trop  peu  fidèles  à  ses  leçons. 

Une  autre  remarque,  qui  ruinerait  de  fond 
en  comble  toute  cette  controverse,  et  qu'ont 
déjà  faite  des  historiens  de  la  philosophie, 
entre  autres  M.  Cousin,  c'est  qu'Aristote 
n'aurait  pas  très  bien  compris  son  maître; 
par  la  même  raison  qui  l'avait  empêché  de 
rendre  pleine  justice  au  Pythagorisme.  Quel 
est  le  principal  tort  qu'il  impute  à  la  théorie 


PRÉFACE.  XXXI 

des  Idées?  C'est  de  séparer  l'essence  des 
êtres  de  leur  substance;  et,  pour  expliquer 
les  choses  perceptibles  à  nos  sens,  de  sup- 
poser, en  dehors  d'elles,  d'autres  êtres  aussi 
nombreux  au  moins,  ayant  plus  de  réalité 
quelles  n'en  ont,  ou,  pour  mieux  dire,  ayant 
seuls  la  réalité  dont  les  choses  sensibles  sont 
dépouillées.  Voilà  le  grief  qu'Aristote  répète 
d'une  manière  implacable,  et  d'où  il  tire 
toutes  les  conséquences  sous  lesquelles  il 
accable  la  théorie  qui  lui  semble  les  contenir, 
et  les  laisser  échapper  de  son  sein.  Ce  grief 
capital,  essentiel,  le  premier  et  le  dernier  de 
tous,  origine  et  cause  de  toute  cette  cons- 
tante et  vive  polémique,  est-il  légitime? 
Est-il  exact  que  Platon  ait  séparé  les  Idées 
des  choses  sensibles,  et  transporté  aux  unes 
la  réalité  substantielle  qu'il  refuse  aux 
autres  ?  Nous  n'hésitons  pas  à  répondre  par 
la  négative,  quelque  téméraire  qu'il  puisse 
paraître  de  contredire  Aristote  sur  un  tel 
sujet.  Mais  c'est  là  un  point  de  fait  ;  et,  les 
Dialogues  en  main,  on  peut  affirmer  que, 
dans  la  doctrine  de  Platon,  les  Idées  ne  sont 
pas  séparées  des  choses  réelles. 


xxxii  PRÉFACE. 

Que  dit,  en  effet,  Platon? 

Instruit  dans  sa  première  jeunesse,  comme 
nous  l'apprend  Aristote,  à  l'école  de  Cratyle, 
élève  lui-même  d'Heraclite,  il  partageait  les 
opinions  de  l'un  et  de  l'autre  sur  le  flux  per- 
pétuel des  choses  sensibles,  et  sur  leur  écou- 
lement insaisissable,  qui  ne  permet  pas  d'as- 
seoir rien  de  stable  sur  cette  base  mobile  et 
flottante.  Formé  ensuite  à  l'art  des  défini- 
tions par  Socrate,  Platon,  adversaire  aussi 
déclaré  que  lui  de  la  sophistique  et  du  scep- 
ticisme, voulut  par-dessus  tout  assurer  à  la 
science  un  fondement  inébranlable  ;  et  il  le 
trouva  dans  cette  partie  de  l'être  que  cherche 
la  définition,  pour  expliquer  ce  que  l'être 
est  en  lui-même,  ce  qu'il  est  en  soi,  indé- 
pendamment de  toutes  les  modifications  et 
de  tous  les  attributs  accidentels  qu'il  peut 
recevoir.  Dans  l'être  actuel  et  réel,  c'est  là 
ce  qu'on  appelle  son  essence  ;  dans  la  défi- 
nition, c'est  le  genre,  auquel  viennent  s'ad- 
joîndre  les  différences,  qui  distinguent  les 
espèces  et  les  individus,  relégués  au  degré 
le  plus  bas,  puisqu'ils  ne  peuvent  plus  être 
divisés  et  qu'ils  sont  Uns.  Le  genre  est  donc 


PRÉFACE.  xxxiii 

l'essence  du  défini,  attendu  que,  si  le  défini 
n'était  pas  d'abord  le  genre,  il  n'existerait 
pas.  Socrate,  Gallias,  Coriscus,  individus 
que  nous  apercevons  isolément,  ne  sauraient 
exister  sans  le  genre  auquel  ils  appartiennent, 
et  qui  les  rassemble  sous  son  unité,  c^est-à- 
dire,  si,  d'abord,  ils  n'étaient  hommes. 

Voilà  l'Idée  Platonicienne  dans  toute  sasim- 
plicité  ;  et  le  mot  grec  lui-même  semble  nous 
le  dire,  puisquMl  ne  signifie  pas  autre  chose 
que  les  Espèces  et  les  Genres. 

Pour  mieux  éclaircir  cette  première  notion, 
Platon  étudie  la  nature  de  l'Idée  et  se  de- 
mande quel  mode  d'existence  elle  peut 
avoir.  Évidemment,  le  genre  reste  identique 
et  le  même  dans  les  divers  individus,  dans 
les  diverses  espèces  qui  le  composent,  quel- 
que nombreuses  qu'elles  soient.  L'Idée  est 
donc  une  unité,  qui  rie  varie  pas,  une  unité 
immobile  et  imriiuable.  En  outre,  c'est  une 
unité  pureriiént  rationnelle  ;  nos  sens  ne 
peuvent  là  percevoir,  comme  ils  perçoivent 
l'unité  individuelle,  qui  éclate  dans  tous  les 
êtres  particuliers.  On  voit,  on  entend  tel  ou 
tel  homme,  qu'on  a  devant  soi  et  avec  qui 

T.  C 


xxxiv  PRÉFACE. 

Ton  converse.  Qui  a  jamais  vu  l'Homme? 
Cependant  l'Homme-en-soi,  THomme-même, 
pour  prendre  le  langage  Platonicien,  est 
dans  chacun  des  hommes  individuels.  Mais  il 
n'y  est  que  pour  la  raison  ;  il  échappe  à  la 
sensibilité,  qui  ne  l'y  découvre  point.  L'Idée 
est  donc  rationnellement  Une,  puisqu'elle  ne 
change  pas  d'un  individu  ou  d'une  espèce  à 
l'autre  ;  et  l'unité  devient  ainsi  le  caractère 
essentiel  et  dominant  de  l'Idée,  qui  résume 
en  elle  la  pluralité.  On  peut  s'égarer  et  se 
perdre  parmi  les  individus,  qui  sont  en  nom- 
bre indéfini;  on  ne  peut  se  tromper  à  l'Idée, 
qui  est  d'autant  plus  claire  qu'elle  est  plus 
simple. 

Platon  ne  disconvient  pas  que  l'existence 
des  Idées  ne  soit  difficile  à  comprendre,  et 
qu'elle  ne  puisse  sembler  douteuse  à  la  plu- 
part de  ceux  qui  essaieraient  de  faire  cette 
abstraction.  Mais,  pour  dissiper,  autant  qu'il 
le  peut,  les  obscurités,  il  prend  des  exemples 
que  tout  le  monde  accepte,  et  qui  facilitent 
cette  analyse  délicate.  Il  lesemprunte  auxam* 
thématiques,  que  son  école  cultivait  presque 
aussi  ardemment  que  celle   de  Pythagore. 


PRÉFACE.  XXXV 

Ainsi,  les  unités  dont  s'occupe  i'arithïné- 
tiqùe  sont  considérées  comme  absolument 
égales  entre  elles,  et  ce  ji*est  qu'à  cette  con- 
dition que  l'arithmétique  peut  les  étudier. 
Or,  qui  a  jamais  vu  dans  la  réalité  des  unités 
absolument  égales?  Qui  cherche  même  à  les 
y  découvrir?  L'unité,  telle  que  l'arithmé- 
tique la  conçoit,  n'est  donc  pas  réelle  au 
sens  rigoureux  du  mot.  Elle  iie  tombe  pas 
sous  les  sens;  et  les  unités  que  les  sens 
atteignent,  loin  d'être  parfaitement  égales, 
n'offreiit  que  des  inégalités  et  des  diversités 
infinies.  Cependant,  l'unité  mathématit}ue 
est  tellement  vraie  qu'elle  sert  de  principe  à 
une  science,  qui  est  une  des  plus  exactes  ()ue 
l'homme  connaisse  et  qu'il  puisse  édifier.  Ce 
qu'on  dit  des  unités  dans  la  science  des 
nombres,  on  peut  le  dire  tout  aussi  bien  des 
entités  sur  lesquelles  s'appuie  la  géométrie. 
Qui  a  jamais  vu  des  points,  des  lignes,  des 
surfaces,  telles  que  les  imaginent  les  géo- 
mètres? Nos  sens  ont-ils  jamais  perçu  des 
points  sans  longueur,  largeur  ni  épaissteur, 
des  lignes  sans  largeur,  ni  épaisseur,  des 
surfaces   sans  épaisseur?  De  plus,  le  géo- 


XXXVI  PRÉFACE. 

mètre  ne  raisonne -t-il  pas  continuellement 
sur  des  figures  qui  n'ont  pas  les  dimensions 
effectives  qu'illeur  prête?  Et  ses  conclusions 
sont-elles  moins  solides  et  moins  démonstra^ 
tives,  parce  qu'il  est  parti  d'hypothèses  qui 
n'ont  rien  de  matériel?  II  suffît  que  ces 
hypothèses  soient  admises  et  comprises  par 
la  raison,  qui  se  passe  du  concours  des  sens 
et  qui  même  les  contredit. 

Qui  oserait,  cependant,  révoquer  en  doute 
la  certitude  des  mathématiques?  Et  le  nom 
même  qu'elles  portent  n'indique-t-il  pas 
qu'elles  prétendent  à  être  les  plus  scientifi- 
ques de  toutes  les  sciences?  Probablement 
même,  elles  n'ont  ce  privilège  qu'à  la  con- 
dition d'être  rationnelles  commes  elles  le 
sont;  mêlées  davantage  à  la  matière,  elles 
auraient  moins  d'autorité. 

Ces  analogies  demandées  aux  mathémati- 
ques peuvent  faire  entendre  ce  que  sont  les 
Idées,  leur  nature  et  leur  existence.  Les 
Idées  sont  dans  les  choses  comme  v.sont  les 
surfaces,  les  lignes,  les  points,  les  unités; 
et  c'est  la  raison  aussi  qui  les  en  tire.  Néan- 
moins, il  y  a  une  grande  différence  entre  les 


PRÉFACE.  xxxvii 

Idées  et  les  entités  de  rarithmétique  ou  de 
la  géométrie.  Dans  le  monde  mathématique, 
tout  est  non-seulement  immobile,  mais  im- 
passible ;  tout  ce  que  les  mathématiques 
exigent,  c'est  l'acquiescement  de  l'intelli- 
gence aux  vérités  qu'elles  lui  découvrent.  En 
est-il  de  même  pour  les  Idées?  Et  n'agissent- 
elles  pas  tout  autrement  sur  notre  âme?  En 
présence  de  choses  belles,  ne  sommes-nous 
pas  profondément  remués?  Ne  causent-elles 
pas  en  nous  un  ètithousiasme,  un  amour,  qui 
s'accroît  avec  leur  beauté  même?  N'en  som- 
mes-nous pas  d'autant  plus  émus  (Qu'elles 
sont  plus  belles?  Mais  les  choses,  que  nous 
qualifions  toutes  d'un.même  nom  en  les  appe- 
lant belles,  de  quelque  genre  qu'elles  soient, 
ne  sont  belles  que  par  le  reflet  commun  de 
la  beauté,  qui  les  fait  ce  qu'elles  sont  en 
tant  que  belles,  et  dont  elles  doivent  toutes 
plus  ou  moins  resplendir,  pour  recevoir  le 
nom  que  nous  leur  donnons.  Or,  s'il  y  a  ma 
nifestement  des  choses  qui  sont  belles,  com- 
bien ne  doit  pas  être  plus  belle  encore  la 
beauté  dont  elles  participent,  chacune  en 
quelque   degré  1    L'Idée    de   la    beauté,  la 


xxxviii  PREFACE, 

beauté  en  soi,  une  et  parfaite,  sans  aucune 
limite,  sans  aucune  de  ces  défaillances  des 
beautés  particulières,  ne  doit-elle  pas  être 
incQmparablement  plus  belle?  Est-il  rien  qui 
puisse  l'altérer  et  la  corrompre?  Et  si  les 
belles  choses,  imparfaites  comme  elles  le 
sont  toujours,  nous  ravissent  d'admiration, 
de  quels  ravissements  la  beauté  en  soi,  la 
beauté  divine,  ne  pénètre-t-elle  pas  Tâme 
qui  est  capable  de  la  concevoir  et  de  la  sentir! 
Ce  qu'on  dit  de  la  beauté,  au-dessus,  si 
ce  n'est  en  dehors,  des  choses  belles,  on  le 
dirait  de  toutes  les  autres  Idées.  La  justice 
en  soi  serait-elle  moins  juste  que  les  actions 
justes?  Le  bien  en  soi  serait-il  moins  bon 
que  les  choses  bonnes?  Et  cette  Idée  du 
bien  n'est-elle  pas  la  plus  haute  de  toutes 
les  Idées,  celle  à  laquelle  tendent  et  se  rat* 
tachent  toutes  les  autres  sans  exception, 
l'Idée  qui  doit  régler  la  vie  de  l'homme,  qui 
régit  la  nature  tout  entière,  qui  gouverne 
l'univers,  et  qui  est,  on  peut  dire,  la  loi 
même  de  Dieu,  si  toutefois  les  regards  hu- 
mains peuvent  s'arrêter  sur  de  telles  splen- 
deurs, sans  en  être  aveuglés,  comme  les  im- 


PRÉFACE.  XXXIX 

prudents  qui  osent  porter  directement  les 
yeux  sur  le  soleil? 

Ceci  doit  nous  montrer  à  la  fois  et  le  rap- 
port des  Idées  aux  choses  sensibles,  et  le 
rapport  des  Idées  entre  elles.  Sans  leur  don- 
ner une  existence  séparée,  il  faut  leur  accor- 
der une  existence  supérieure.  Les  choses 
n'existent,  à  proprement  parler,  que  par  les 
Idées  qu'elles  représentent,  et  où  elles  trou- 
vent leur  nom  et  leur  essence.  Sans  les  Idées, 
les  choses  ne  sont  pas  intelligibles  ;  et  si  Ton 
reconnaît  que  les  choses  existent  réellement, 
on  ne  peut  nier  non  plus  que  leur  existence 
substantielle  ne  soit  en  sous-ordre,  au  point 
de  vue  de  la  raison.  L'existence  de  l'Idée 
est  donc  au-dessus  de  celle  des  choses,  au- 
tant que  la  raison  est  supérieure  à  la  sensi- 
bilité, autant  que  l'âme  est  supérieure  au 
corps.  En  second  lieu,  il  y  a  des  degrés  entre 
les  Idées,  ainsi  qu'il  y  en  a  entre  les  êtres. 
En  tant  qu'êtres,  tous  les  êtres  sont  égaux; 
l'un  n'est  pas  plus  être  que  l'autre.  Pour- 
tant, ils  ne  tiennent  pas  tous  la  même  place 
dans  le  monde  ;  et  l'on  peut  observer  entre 
eux   une   subordination  et  une  hiérarchie, 


XL  PRÉFACE. 

qui  part  des  plus  humbles  pour  monter  jus- 
qu'aux plus  relevés.  Il  en  est  de  même  dans 
la  hiérarchie  des  Idées  ;  et  selon  les  genres, 
selon  les  espèces,  selon  les  individus,  où  on 
les  contemple,  elles  forment  une  continuité 
et  une  chaîne,  qui  s'étend,  du  monde  obscur 
où  nous  sommes,  jusqu'au  sommet  de  l'Être^ 
et  au  suprême  ordonnateur,  qui  est  Dieu. 

Ainsi  les  Idées,  en  nous  apprenant  d'abord 
ce  que  sont  essentiellement  les  choses,  nous 
révèlent  en  quelque  sorte  le  plan  de  l'uni- 
vers, le  plan  du  Cosmos,  l'Ordre,  que  les 
Pythagoriciens  ont  si  bien  nommé.  Elles 
sont  la  marque  du  divin  dans  les  choses.  A 
ce  titre,  les  Idées  sont  éternelles,  comme  le 
monde,  comme  Dieu.  Tout  en  étant  dans  les 
choses  périssables,  elles  ne  périssent  pas 
avec  elles;  ce  sont  des  formes  intelligibles 
et  incorporelles,  que  l'école  de  Mégare  pla- 
çait avec  raison  dans  une  région  supérieure 
et  invisible,  et  dont  elle  faisait  les  véritables 
êtres. 

Platon  n'hésite  point  à  dire  que  cette  fa- 
culté de  comprendre  le  général,  en  d'autres 
termes,  ce  qui  est  renfermé  sous  une  unité 


PRÉFACE.  XLi 

ralîonnelle,  est  le  propre  de  l'homme,  sur- 
tout du  philosophe.  Il  cherche  donc  une 
méthode  pour  marcher  sûrement  du  particu- 
lier au  général,  à  l'universel,  à  l'absolu,  qui, 
étant  l'essence  immuable  des  choses,  est  le 
seul  fondement  de  la  science  ;  il  n'y  a  science 
véritable  que  de  l'absolu,  qui  ne  change 
pas;  tout  le  reste  n'est  qu'une  vaine  opinion 
et  qu'une  ombre.  Cette  méthode  Platoni- 
cienne, c'est  la  Dialectique,  qui  nous  ensei- 
gne à  saisir  immédiatement  les  choses  intel- 
ligibles; qui,  sans  l'intervention  des  sens, 
s'élève  par  la  raison  jusqu'à  l'essence  des 
choses,  en  discerne  le  premier  principe,  et 
parvient  régulièrement,  par  la  pensée  seule, 
à  l'essence  même  du  bien.  C'est  ainsi  que  la 
Dialectique  est  le  comble  et  le  faîte  de  tou- 
tes les  sciences,  comme  l'Idée  du  bien  est  le 
sommet  de  toutes  les  Idées.  C'est  la  partie  la 
plus  difficile  de  la  philosophie  ;  mais  c'en 
est  aussi  la  plus  lumineuse  et  la  plus  utile. 
Maintenant,  Platon  se  le  demande  :  Les 
Idées  ne  sont-elles  que  des  mots?  Sont-elles 
uniquement  des  pensées  qui,  ne  peuvent 
exister  ailleurs  que  dans  l'âme?  A  ces  deux 


XLii  PRÉFACE. 

questions,  que  notre  Scholastique  du  Moyen- 
Age  devait  agiter  si  longuement,  la  réponse 
est  évidente,  après  ce  qui  précède.  Oui,  les 
Idées  sont  des  mots;  oui,  elles  sont  des  pen- 
sées, puisque,  d'une  part,  elles  nous  servent 
à  nommer  les  choses,  et  que,  d'autre  part, 
c'est  la  raison  qui  les  conçoit.  Mais  ce  serait 
une  sorte  de  contradiction  sacrilège  de  croire 
que  les  Idées  ne  sont  que  cela.  Gomme  ce 
sont  elles  qui  confèrent  aux  choses  l'essence 
qui  les  fait  ce  qu'elles  sont,  elles  ne  peuvent 
être  de  vains  mots;  elles  ne  peuvent  pas 
avoir  moins  d'existence  que  les  choses  où 
elles  apparaissent  et  qui  en  participent. 
Comme  ce  sont  elles  que  la  raison  comprend, 
elles  sont  bien  dans  la  pensée  de  l'homme  ; 
riiais  elles  sont  ailleurs  aussi,  puisque  ce 
n'est  pas  la  pensée  qui  les  produit  ;  elles  sont 
dans  les  genres  qu'elles  constituent  ;  elles  y 
existent  d'une  existence  qu'on  peut  nier 
d'autant  moins  qu'elle  est  impérissable  et 
éternelle  *. 
Voilà  bien  le  sens  de  la  théorie  des  Idées, 

^  Voir  des  passages  décisifs  dans   la  République,  liv.  VI, 
pp.  2,  5  et  15,  traduction  de  M.  Victor  Cousin. 


PRÉFACE.  XLiii 

telle  que  Platon  Ta  conçue,  qu'il  Tait  inven- 
tée ou  qu'il  Tait  empruntée  aux  Mégariques. 
Mais  on  doit  avouer  que,  parfois,  son  lan- 
gage est  équivoque,  et  qu'il  prête  à  des  inter- 
prétations fâcheuses.  Ainsi,  lorsque,  prenant 
l'exemple  assez  singulier  d'un  lit,  il  parle 
de  trois  Idées,  l'une  qui  est  à  Dieu,  l'au- 
tre qui  e^t  au  tourneur,  et  la  troisième  qui 
est  au  peintre,  on  peut  croire  qu'il  isole  les 
Idées  et  les  choses  ;  car  il  ne  se  peut  guère 
que  ce  soit  une  même  Idée  qui  appartienne 
tout  ensemble  à  Dieu,  à  l'ouvrier,  et  à  l'ar- 
tiste. Et  puis,  y  a-t-il  donc  des  Idées  de 
tout,  et  spécialement  des  choses  que  fabri- 
que la  main  de  l'homme?  Le  doute  né  de 
cette  équivoque  est  encore  plus  permis  pour 
ce  mythe  du  Phèdre,  où  Platon  représente 
les  âmes  à  la  suite  des  Dieux,  pareoui'ant  le 
monde  des  essences  et  les  contemplant  étin- 
celantes  de  lumière,  avant  de  descendre  dans 
les  ténèbres  et  la  caverne  d'ici-bas.  Les 
essences,  les  Idées  sont  donc  séparées  des 
choses,  puisque  les  aines  ont  pu  les  voir  dans 
un  monde  autre  que  le  nôtre,  et  qu'elles  en 
ont  fait  le  tour  sur  les  chars  qui  les  empor- 


XLiv  PRÉFACE. 

taient.  Mais  un  mythe,  quelque  brillant  qu'il 
soit,  et  des  écarts  passagers  d'expressions, 
ne  peuvent  pas  prévaloir  contre  le  reste  du 
système;  et  le  système  Platonicien  est  bien 
celui  qu'on  vient  d'exposer.  Prétendre  que 
cette  théorie  soit  vraie  de  tous  points,  et 
qu'elle  nous  explique  définitivement  le  mys- 
tère des  choses,  ce  serait  une  exagération  ; 
mais  penser  qu'elle  contient  une  grande  part 
de  vérité,  et  qu'elle  a  cet  immense  mérite 
de  maintenir  l'unité  universelle,  en  ne  sépa- 
rant pas  le  monde  sensible  du  monde  intel* 
Hgible,  ce  n'est  que  lui  rendre  justice.  La 
théorie  des  Idées,  malgré  toutes  les  attaques 
dont  elle  a  été  l'objet,  n'a  pas  succombé  dans 
la  lutte,  si,  d'ailleurs,  elle  n'en  est  pas  sortie 
complètement  victorieuse. 

Nous  pouvons,  maintenant,  examiner  les 
objections  d'Aristote  ;  nous  sommes  en  état 
de  les  apprécier  mieux,  sachant  préalable- 
ment ce  qu'a  dit  Platon. 

Partant  de  ce  fait  erroné,  à  savoir  que  les 
Idées  sont  séparées  et  indépendantes  des 
choses,  Aristote  fait  une  première  objection, 
qui  ne  laisse  pas  que  d'être  quelque  peu  iro- 


PRÉFACE.  XLV 

niqiie.  Selon  lui,  pour  expliquer  les  êtres, 
Platon  commence  par  les  doubler,  à  peu  près 
comme  si  quelqu'un,  qui  serait  embarrassé 
de  compter  un  certain  nombre  de  choses, 
allait  s'imaginer  que,  en  doublant  ce  nom- 
bre, il  rendrait  son  calcul  plus  aisé.  Mettre 
des  Idées  à  côté  des  choses,  c'est  rendre  le 
problème  deux  fois  plus  difficile,  loin  de  le 
simplifier,  puisque,  après  les  choses  qu'il 
s'agit  de  définir,  les  Idées  exigent  une  défi- 
nition nouvelle.  Que  deviennent  alors  toutes 
les  sciences  ?  Outre  le  ciel  que  nous  obser- 
vons, l'astronomie  aura  donc  à  observer  un 
autre  ciel,  un  autre  soleil,  d'autres  astres; 
l'optique,  l'harmonie,  toutes  les  branches 
des  mathématiques,  auront  de  même  un  dou- 
ble objet.  Les  arts  que  l'homme  pratique, 
et  qui  parfois  sont  d'une  si  urgente  applica- 
tion, pourront-ils  s'arranger  de  ces  double- 
ments, qui  s'étendent  à  tout?  Par  exemple, 
la  médecine  devra-t-elle  s'adresser  à  l'Idée 
de  la  maladie,  au  lieu  de  s'adresser  à  la  ma- 
ladie trop  réelle  dont  souffre  le  patient,  qui 
réclame  sa  guérison?  Non-seulement  les 
sciences  ne  gagnent  rien  à  cette  superposi- 


XLvi  PREFACE. 

tion  des  Idées;  mais  elles  s'y  annulent  en 
même  temps  que  les  arts,  qui,  encore  moins 
que  les  sciences,  permettent  ces  hésitations 
et  ces  alternatives. 

On  est  surpris  qu'Aristpte  ait  pu  faire  une 
telle  objection,  tant  la  réponse  est  facile. 
Platon  est  si  loin  de  doubler  le  nombre  des 
êtres,  ainsi  qu'on  l'en  accuse,  que,  tout  au 
contraire,  il  le  réduit  de  beaucoup.  Les  gen- 
res sont  bien  moins  nombreux  que  les  espè- 
ces, et  surtout  que  les  individus.  Les  Idées 
ne  sont  que  les  genres  ;  et  en  substituant  les 
Idées  aux  individus  innombrables,  Platon 
diminue  les  objets  que  considère  la  science. 
L'Idée  étant  l'unité  dans  la  pluralité,  la 
science,  en  contemplant  l'Idée,  loin  d'ac- 
croître la  foule  des  êtres,  la  supprime  bien 
plutôt.  En  chaque  genre,  elle  se  borne  à  un 
seul  terme,  au  lieu  de  cette  multiplicité  qui 
s'offre  tout  d'abord  à  la  sensation,  et  qui 
obscurcit  l'intelligence. 

Mais^  ajoute  Aristote,  Platon  n'a  pas  dé- 
montré l'existence  des  Idées.  —  Non,  sans 
doute ^  et  par  une  excellente  raison,  qu' Aris- 
tote peut  repousser  moins  que  personne; 


PRÉFACE.  XLvii 

c'est  qu'on  ne  démontre  pas  les  principes, 
Or,  s'il  est  un  principe,  certainement  c'est 
l'essence,  c'est  l'Idée.  On  ne  la  démontre 
pas,  parce  qu'il  est  impossible  de  remonter, 
plus  haut  qu'elle,  à  un  principe  qui  lui  serait 
supérieur.  Il  suffit  en  quelque  sorte  de  la 
montrer,  comme  Aristote  lui-même  a  posé 
l'universel,  en  l'expliquant  dans  les  Detmiers 
Arùily  tiques  y  sans  le  démontrer.  C'est  préci- 
sément ce  qu'a  fait  Platon.  Dans  l'être,  il  a 
fait  voir  ce  qui  en  est  l'essence,  c'esl-à-dîre 
le  genre  dans  le  particulier,  dans  l'indivi- 
duel. Il  n'avait  pas  à  la  déitiontrer.  Il  se 
borne  à  énoncer  une  explication  qu'il  affir- 
me; on  peut  la  contester,  si  on  la  trouve 
fausse;  mais,  à  la  place  d'une  définition,  on 
ne  saurait  exiger  une  démonstration,  qui 
n'est  point  nécessaire,  et  que  la  nature  du 
sujet  ne  comporte  pas.  Aristote  l'a  dit  cent 
fois:  Tout  n'est  pas  démontrable,  puisqu'a- 
lors  il  n'y  aurait  plus  de  démonstration  pos- 
sible. C'est  même  de  cet  axiome  bien  com- 
pris qu'il  a  tiré  quelques  arguments  décisifs 
contre  le  Scepticisme.  Encore  une  fois,  Pla- 
ton n'a  point  à  démontrer  les  Idées;  il  les 


XLviii  PRÉFACE. 

trouve  dans  les  choses,  et  il  les  prend  telles 
que  la  réalité  les  lui  offre  et  les  lui  impose. 
Ainsi,  tombe  le  reproche  qu'Aristote  lui 
adresse,  de  n'avoir  tenté  que  des  démonstra- 
tions insuffisantes. 

Une  objection  plus  spécieuse,  mais  qui 
n*est  guère  plus  exacte,  c'est  que  Platon,  au 
lieu  de  définir  les  choses  sensibles,  aurait  dé- 
fini des  êtres  différents  de  ces  choses.  Diffé- 
rents certainement,  en  admettant,  comme 
Aristote  a  le  tort  de  l'admettre,  que  les  Idées 
sont  en  dehors  des  choses.  Mais,  si  les  Idées 
ne  sont  pas  indépendantes  et  séparées,  en  les 
définissant,  on  définit  bien  les  choses  elles- 
mêmes.  L'essence,  ou  l'Idée,  est  l'élément 
le  plus  important  de  la  définition,  puisque 
c'est  le  genre.  Platon  ne  se  trompe  pas,  en 
croyant  définir  les  choses  quand  il  définit 
les  Idées.  Seulement,  il  choisit  dans  la  défi- 
nition, pour  s'y  arrêter  expressément,  la 
partie  qui  en  est  la  plus  nécessaire;  et  c'est 
à  celle-là  qu'il  applique  toute  sa  dialectique. 
Aristote  n'essaie  pas  autre  chose,  quand  il 
s'attache  surtout  à  faire  comprendre  ce  que 
c'est  que  le  genre,  dans  sa  profonde  théorie 


PRÉFACE.  XLix 

de  la  définition.  En  cela,  il  est  beaucoup 
plus  près  de  Platon  qu'il  ne  se  le  figure  ;  et 
son  Universel,  que  la  raison  découvre  sous 
les  phénomènes  particuliers,  est  à  peine 
distinct  de  l'Idée,  si  vivement  critiquée 
par  lui. 

Mais  voici  une  objection  très  fondée,  quoi- 
que la  faute  commise  par  Platon  fût  presque 
inévitable.  Platon  n'a  pas  dit  de  quelles 
choses  il  y  a  des  Idées,  et  de  quelles  choses 
il  n'y  en  a  pas.  Est-ce  qu'il  y  a  des  Idées  de 
tout?  Par  exemple,  est-ce  qu'il  y  a  des  Idées 
pour  les  relatifs?  Est-ce  qu'il  y  en  a  pour 
des  négations  ?  Est-ce  qu'il  y  en  a  pour  les 
choses  périssables,  même  après  que  ces 
choses  sont  détruites  ?  Comment  y  aurait-il 
une  Idée,  c'est-à-dire  une  essence,  pour  des 
choses  qui  n'ont  d'existence  que  dans  la  re- 
lation qu'elles  soutiennent  avec  d'autres 
choses,  et  qui  n'existent  plus  du  moment 
que  ce  rapport  vient  à  leur  manquer  ?  La  re- 
lation peut-elle  jamais  devenir  une  subs- 
tance, objet  d'une  définition  essentielle?  Y 
a-t-il  des  Idées  pour  les  choses  périssables 
que  l'art  humain  produit,  mais  qu'il  pourrait 

T.  I.  d 


L  PRÉFACE. 

aussi  ne  pas  produire  ?  Est-ce  qu'il  y  a  une 
Idée  de  la  maison,  soit  avant  que  Tarchitecte 
ne  la  construise,  soit  après  que  cette  maison 
ruinée  ne  subsiste  plus?  Est-ce  qu'il  y  a  une 
Idée  de  la  santé,  avant  que  l'habile  médecin 
ne  produise  la  santé,  en  la  procurant  au  ma- 
lade ?  Si  les  Idées  s'étendent  à  tout  dans  le 
monde,  alors  les  choses  les  plus  viles  ont  des 
Idées,  aussi  bien  que  les  choses  les  plus  no- 
blés.  Dans  toutes  uniformément  et  sans  dis- 
tinction, relatifs,  négations,  produits  des 
arts,  on  retrouve,  aussi  bien  que  dans  les 
substances,  l'unité  dans  la  pluralité  ;  et  si 
c'est  là  l'Idée,  pourquoi  l'Idée  n'existerait- 
elle  pas  pour  les  choses  sans  substance,  aussi 
bien  que  pour  les  substances  les  plus  réelles, 
pour  les  vices  les  plus  hideux,  aussi  bien  que 
pour  les  vertus  les  plus  admirables?  Platon, 
selon  Aristote ,  n'a  rien  examiné  de  ces 
questions,  que  la  théorie  des  Idées  laisse 
dans  une  entière  incertitude. 

Tout  cela  est  vrai  ;  mais  on  peut  retourner 
l'argument  contre  Aristote  lui-même.  Il  loue 
quelque  part  son  maître  d'avoir  reconnu 
autant  d'Idées  qu'il  y  a  de  choses  dans  le 


PRÉFACE.  Li 

monde.  Or,  peut-on  demander  sérieusement 
à  quelqu'un  une  énumération  complète  des 
choses  dont  l'univers  se  compose?  Platon 
n'a  pas  dénombré  les  Idées.  Mais  est-ce 
qu'Aristote  a  énuméré  davantage  ses  univer- 
saux,  bien  qu'ils  fussent  moins  nombreux  que 
les  Idées  platoniciennes,  dont  ils  sont  si 
rapprochés  ?  Aristote  s'est  contenté  d'en 
indiquer  quelques-uns,  en  omettant  les  au- 
tres. C'est  également  ce  qu'a  fait  Platon 
pour  les  Idées.  Il  s'est  borné  à  quelques-unes, 
mais  tellement  choisies,  et  tellement  impor- 
tantes, qu'elles  suffisent  pour  faire  entrevoir 
la  vérité  sur  tout  le  reste. 

De  même  qu'Aristote  blâmait  les  Pytha- 
goriciens d'avoir  pris  les  Nombres  pour  les 
éléments  de  tous  les  êtres,  de  même  il  blâme 
Platon  d'avoir  fait  des  Idées  les  éléments 
des  choses;  et  il  triomphe,  en  demandant 
comment  il  est  possible  de  concevoir  que 
les  Idées,  qui  sont  hors  des  choses  et  qui 
en  sont  séparées,  puissent  être  la  matière  de 
quoi  que  ce  soit;  comment  elles  peuvent  être 
substances  là  où  elles  ne  sont  même  pas. 
Sans  contredit,  Aristote  aurait  élevé  ici  un 


LU  PRÉFACE. 

argument  irréfutable,  s'il  était  vrai  que  les 
Idées  platoniciennes  fussent  séparées  des 
choses,  où  la  raison  les  aperçoit  et  les  dis- 
cerne. Mais  il  n'en  est  rien  ;  et  à  moins 
qu'Aristote  n'ait  eu  d'autres  ouvrages  de 
Platon  que  ceux  que  nous  possédons,  la 
théorie  qu'il  lui  prête  sur  la  matière  n'est 
pas  la  sienne.  Nous  ne  voudrions  pas  défen- 
dre de  tous  points  la  théorie  platonicienne 
sur  la  composition  matérielle  des  choses; 
mais  nous  pouvons  dire  que  cette  théorie  est 
autre  qu'Aristote  ne  la  fait.  Lorsque,  dans 
le  Timée,  Platon  remonte  à  l'origine  des 
choses,  et  que,  dans  ces  pages  solennelles, 
il  nous  fait  assister  à  la  naissance  du  monde, 
que  Dieu  organise,  on  voit  qu'il  fait  la  ma- 
tière coéternelle  à  Dieu  et  antérieure  aux 
Idées.  Plus  tard,  les  Idées  descendront  dans 
la  matière,  à  laquelle  elles  se  mêleront  pour 
la  rendre  intelligible  à  l'âme  ;  mais  elles  ne 
sont  pas  la  matière,  qui  les  a  précédées,  ou 
qui,  tout  au  moins,  leur  est  contemporaine. 
Il  est  bien  certain  que  Platon  a  dit  souvent 
que  les  Idées  du  Grand  et  du  Petit,  c'est-à- 
dire  que  la  grandeur  et  la  petitesse  relatives 


PRÉFACE.  LUI 

des  êtres,  sont  les  principes  matériels  des 
êtres.  Mais  cette  expression  signifie  unique- 
meot  que  les  êtres  ont,  les  uns  relativement 
aux  autres,  plus  ou  moins  d'étendue,  selon 
qu'ils  contiennent  plus  ou  moins  de  cette 
matière  primordiale,  réceptacle  commun  de 
toutes  les  formes  et  de  toutes  les  Idées,  C'est 
si  bien  là  la  pensée  de  Platon  qu'Aristote 
lui  reproche  à  plusieurs  reprises  de  n'avoir 
admis  que  deux  principes,  l'essence  et  la  ma- 
tière: l'une,  cause  du  bien,  et  l'autre,  cause 
du  mal.  Mais  si,  à  ce  titre,  l'essence  ou  l'Idée 
est  distincte  de  la  matière,  évidemment  les 
Idées  ne  peuvent  plus  avoir  été  pour  Platon 
les  éléments  des  êtres,  ainsi  qu'on  le  prétend* 
Aristote  se  contredit,  et,  tout  à  la  fois,  il  se 
trompe  ;  il  faut  bien  l'avouer,  malgré  toute 
l'admiration  qu'il  nous  inspire.  Il  se  peut 
que  des  disciples  de  Platon,  identifiant  les 
Idées  et  les  Nombres,  aient  conféré  aux 
Idées  la  fonction  que  les  nombres  remplis- 
saient dans  l'école  Pythagoricienne;  mais 
Platon  ne  doit  pas  être  responsable  des 
fautes  commises  après  lui.  Dans  sa  doc- 
trine, les  Idées  ne  sont  pas  plus  les  éléments 


Liv  PRÉFACE. 

des  choses  qu'elles  ne  sont  des  nombres. 
Après  avoir  essayé  de  prouver  que  Platon 
a  inutilement,  et  sans  motif,  multiplié  les 
êtres,  qu'il  n'a  pas  démontré  l'existence  des 
Idées,  qu'il  s'est  mépris  en  définissant  des 
êtres  différents ,  en  place  des  choses  sensibles , 
qu'il  n'a  pas  énuméré  les  Idées  avec  assez 
de  soin,  qu'il  ne  les  a  pas  assez  circonscrites, 
qu'il  a  eu  tort  d'en  faire  les  éléments  maté- 
riels des  choses,  erreur  renouvelée  des  Nom- 
bres pythagoriciens,  Aristote  poursuit  cette 
critique,  amère  plus  souvent  que  juste;  et  il 
attaque  la  forme  même  sous  laquelle  Platon 
a  cru  pouvoir  présenter  sa  théorie.  Qu'en- 
tend-on par  la  Participation  des  choses  aux 
Idées  ?  La  Participation  est-elle  autre  chose 
que  l'Imitation  Pythagoricienne  ?  Qu'est-ce 
que  ces  exemplaires  sur  lesquels  les  choses 
doivent  se  modeler?  Ces  exemplaires  préten- 
dus, ne  deviennent-ils  pas  parfois  des  copies? 
Si  l'espèce  est  exemplaire  des  individus, 
n'est-elle  pas  la  copie  du  genre?  L'exem- 
plaire ne  devra-t-il  pas  se  répéter  deux  ou 
trois  fois  pour  le  même  être?  Et  ainsi,  un 
homme  quelconque  n'aura-t-il  pas  besoin  des 


PRÉFACE.  Lv 

trois  exemplaires,  de  l'Homme-en-soi,  de 
l'Animal  et  du  Bipède  ?  Si  l'être  qui  parti- 
cipe de  ridée  et  l'Idée  dont  il  participe  sont 
d'un  même  genre,  n'y  a-t-il  pas,  dès  lors, 
pour  ces  deux  termes,  un  terme  commun  et 
supérieur,  qui  s'applique  tout  aussi  bien  au 
participé  qu'au  participant  ?  S'il  n'y  a  pas  de 
genre  commun  aux  deux,  alors  l'être  et  l'Idée 
ne  sont-ils  pas  homonymes  ?  Y  a-t-il  là  une 
autre  relation  qu'une  identité  d'appellation 
purement  verbale  ?  Dire  l'Homme-en-soi,  le 
Cheval-en-soi,  le  Cheval-même,  l'Homme- 
même,  n'est-ce  pas  une  forme  de  langage 
parfaitement  insignifiante?  Et  que  croit-on 
ajouter  ainsi  aux  expressions  ordinaires  dont 
tout  le  monde  se  sert,  l'homme,  le  cheval  ? 

De  tout  cela,  Aristote  croit  pouvoir  assu- 
rer que  la  théorie  des  Idées  n'est  qu'une  ac- 
cumulation de  mots  vides  de  sens,  et  de  mé- 
taphores bonnes  tout  au  plus  pour  les  poètes. 
Il  va  jusqu'à  déclarer  que  cette  théorie,  par 
trop  logique,  brave  toute  raison.  Cette  répro- 
bation péremptoire  peut  être  vraie,  quand 
on  suppose  les  Idées  séparées;  mais,  encore 
une  fois,  ce  n'est  pas  ainsi  que  Platon  les  a 


Lvi  PRÉFACE. 

conçues;  et  nous  devons  le  répéter,  pour  que 
des  critiques  aussi  autorisées  que  celles 
d'Arislote,  n'aient  jamais  l'air  d'être  accep- 
tées sans  protestation. 

En  voici  d'autres  d'un  genre  différent* 
Aristote,  qui  a  lui-même  un  système  très  ar- 
rêté et  très  profond  sur  les  causes  et  les  prin- 
cipes, conteste  aux  Idées  de  pouvoir  être 
des  causes,  de  quelque  manière  que  ce  soit. 
Elles  ne  le  sont,  ni  en  tant  qu'essence,  ni  en 
tant  que  matière,  ni  en  tant  que  mouvement, 
ni  en  tant  que  fin.  Elles  seraient  tout  au  plus 
causes  d'immobilité  et  de  repos  absolu;  et 
alors,  Platon  ne  ferait  guère  que  reproduire 
les  doctrines  des  Eléates,  et  de  Parménide^ 
sur  l'unité  et  sur  l'immobilité  universelles. 
Le  Phédon  a  beau  affirmer  que  les  Idées  .sont 
causes  de  l'existence  et  de  la  production  des 
êtres,  ce  n'est  pas  par  l'intervention  des 
Idées  que  les  êtres  naissent  et  se  reprodui- 
sent. Nous  le  voyons  :  c'est  un  homme  qui 
engendre  un  homme  ;  ce  n'est  pas  l'idée  de 
l'homme.  En  admettant  même  un  instant  que 
les  Idées  soient  des  exemplaires,  c'est  l'ar- 
tiste qui  produit  son   œuvre;  elle  n'est  pas 


PRÉFACE.  Lvii 

produite  par  l'Idée,  dont  elle  participe  ou 
qu'elle  imite.  Sans  Tartiste,  Tldée,  réduite 
à  elle  seule,  aurait-elle  jamais  enfanté  l'image 
dont  nous  sommes  charmés  ?  Gomme  causes 
finales,  les  Idées  ne  sont  pas  plus  fécondes; 
elles  n'expliquent  en  aucune  façon  ce  que 
c'est  que  le  bien,  fin  dernière  et  perfection 
de  tous  les  êtres,  fin  suprême  de  l'univers 
entier,  sans  laquelle  on  ne  peut  rien  com- 
prendre à  l'ordre  éternel,  qui  y  règne,  sous 
la  main  de  Dieu. 

Parmi  toutes  ces  assertions  d'Aristote ,  la 
plupart  très  gratuites,  nous  ne  nous  arrête- 
rons qu'à  la  dernière.  Refuser  à  l'auteur  du 
Timée  et  des  Lois  la  croyance  aux  causes 
finales  et  au  bien,  nier  que  les  Idées  soient 
des  causes,  en  présence  des  émotions  irré* 
sistibles  qu'elles  provoquent  dans  les  âmes, 
c'est  nier  l'évidence.  Aristote  a  donc  oublié 
cette  grande  théorie,  une  des  plus  belles  de 
sa  Métaphysique^  au  XIP  livre,  où  il  ex- 
plique l'action  divine  par  l'attrait  tout-puis- 
sant que  Dieu  exerce  sur  les  choses,  comme 
l'objet  désirable  l'exerce  sur  le  désir?  Que 
cette  explication  de  l'acte   et  du   mystère 


Lvin  PRKFACE. 

divins  soit  vraie  ou  qu'elle  soit  fausse,  peu 
importe;  Aristote,  qui  la  donne  pour  exacte, 
et  qui  semble  en  tirer  justement  quelque 
gloire,  peut-il  la  méconnaître,  quand  il  s'agit 
des  Idées  platoniciennes?  Ou  le  Dieu  d'Aris- 
tote  n'est  pas  cause  finale  au  sens  où  il  le 
dit,  ou  les  Idées  le  sont  au  même  titre.  Le 
Banquet,  le  Phèdre,  ne  nous  montrent-ils  pas 
aussi  les  attraits  invincibles  de  l'amour  et  de 
la  beauté?  La  Vénus-Uranie  n'est-elle  plus 
une  Idée?  Ou  Aristote  doit  renoncer  à  sa 
propre  doctrine  ;  ou  il  doit  accorder  aux 
Idées  qu'elles  sont  des  causes  finales,  infé- 
rieures, mais  analogues,  au  Dieu  qu'il  pré- 
conise, et  qui,  à  bien  des  égards,  est  le  vrai 
Dieu.  Le  Dieu  d' Aristote  est  séparé  du 
monde,  au  moins  autant  que  les  Idées  sont 
séparées  des  choses,  quand  on  les  comprend 
mal;  et  cependant  Aristote  ne  refuse  pas  à 
son  Dieu  d'être  une  fin,  puisqu'il  en  fait  la 
cause  finale  de  l'univers.  Les  Idées,  même 
séparées,  pourraient  donc  aussi  être  causes 
du  mouvement;  et  elles  ne  réduisent  pas  les 
choses  à  l'immobilité,  ainsi  qu'on  les  en  ac- 
cuse. Sans  le  mouvement,  la  nature  n'existe 


PHEFACK.  Lîx 

plus,  et  Tétude  en  devient  impossible  au  phi- 
losophe, c'est  Aristote  qui  nous  l'assure  ; 
mais  les  Idées  ne  condamnent  pas  les  choses 
à  l'éternel  repos,  pas  plus  qu'elles  n'en  ex- 
cluent l'Idée  du  bien. 

En  résumé,  c'est  à  une  condamnation  abso- 
lue qu' Aristote  en  arrive.  D'après  lui,  les 
Idées  platoniciennes  ne  servent  en  rien  à  ex- 
pliquer les  choses.  Heureusement,  la  sen- 
tence n'est  pas  sans  appel,  et  le  tribunal  reste 
toujours  celui  de  la  vérité  et  de  l'histoire. 
Ici  l'on  peut  répéter  :  «  Adhùc  sub  judice 
lis  est.  » 

Après  ce  long,  mais  respectueux  dissenti- 
ment avec  Aristote,  on  est  heureux  de  trou- 
ver à  le  louer  sans  réserve.  Sa  réfutation  du 
Scepticisme,  et  son  exposé  du  principe  de 
contradiction  sont  des  chefs-d'œuvre.  Les 
deux  théories  se  tiennent  étroitement.  Le 
Scepticisme  ébranle  la  raison  humaine  dans 
ses  fondements  les  plus  secrets  ;  en  la  faisant 
douter  de  tout  au  dehors,  il  lui  prépare  ce 
suicide  intime  qui  consiste  à  douter  de  soi, 
et  à  ruiner,  du  même  coup,  dans  l'âme,  toute 
croyance    scientifique    et    toute    moralité. 


tx  PRÉFACE. 

Aristote  conjure  ce  danger,  en  y  opposant  le 
plus  ferme  de  tous  les  principes,  le  principe 
de  contradiction,  que  le  Scepticisme,  quelque 
aveugle  ou  quelque  impudent  qu'il  soit,  ne 
peut  repousser  sans  se  détruire  de  ses  pro- 
pres mains.  Le  remède  le  plus  efGcace  se 
trouve  ainsi  à  côté  du  mal  le  plus  redou- 
table ;  et  le  principe  de  contradiction  réta- 
blit inébranlablement  tout  ce  que  le  Scepti* 
cisipe  tendait  à  renverser. 

Au  temps  d' Aristote,  le  Scepticisme  n'avait 
pas  la  forme  savante  et  précise  qu'il  essaya 
de  prendre  plus  tard  avec  iEnésidème  et 
Sextus  Empiricus.  Mais  il  n'en  était  peut- 
être  que  plus  nuisible.  La  science,  visant  à 
paraître  rigoureuse  bien  qu'elle  ne  le  soit  pas 
en  effet,  ne  s'adresse  qu'à  quelques-uns;  elle 
les  égare,  parce  qu'elle  est  menteuse;  mais 
ils  sont  peu  nombreux;  et  le  mal  ne  s'étend 
pas  très  loin.  Au  contraire,  sous  des  formes 
plus  faciles  et  moins  sévères,  il  produit  bien 
plus  de  ravages.  Tel  était  le  scepticisme  des 
Sophistes,  que  Socrate  et  Platon  n'avaient 
cessé  de  démasquer  et  de  combattre.  Leurs 
armes  avaient  été  surtout  l'ironie  et  la  réfu- 


PRÉFACE.  Lxi 

tatioii.  Pour  venger  le  bon  sens,  ils  immo- 
laient au  ridicule  des  doctrines  qui  Taf- 
frontaient  insolemment.  Les  argumentations 
dérisoires  de  VEuthydème  valent  bien  les 
bouffonneries  d'Aristophane;  et  l'indigna- 
tion du  Gorgias  n'est  que  l'écho  de  la  cons- 
cience humaine,  protestant  contre  les  corrup- 
tions de  cette  morale  relâchée.  Aristotc 
partage  tous  ces  sentiments  ;  il  les  pousse 
peut-être  même  au-delà  des  bornes.  Parmi 
les  Sophistes  qu'il  poursuit,  il  comprend  des 
personnages  que  nous  n'y  comptons  pas 
habituellement.  Passe  pour  Parménide  et 
Protagore,  passe  pour  Heraclite  et  Cratyle, 
partisans  exagérés  du  flux  perpétuel  des 
choses.  Mais  Empédocle,  Démocrite,  et  sur- 
tout Anaxagore,  ne  sont  pas  à  mettre  en  une 
telle  compagnie.  Empédocle  n'est  pas  très 
coupable  pour  avoir  pensé  que  «  Ce  sont  les 
«  choses  présentes  qui  agissent  sur  nous  le 
<(  plus  vivement  » .  Anaxagore  ne  l'est  guère 
davantage,  pour  avoir  dit  à  quelques-uns  de 
ses  amis  que  «  Les  choses  ne  seraient  jamais 
«  pour  chacun  d'eux  que  ce  que  leur  juge- 
ce  ment  voudrait  bien  les  faire  » .  Mais  c'est 


Lxii  PRÉFACE. 

particulièrement  à  Protagore  qu'Aristote 
s'attache,  et  il  le  prend  pour  principal  re- 
présentant du  Scepticisme  sophistique. 

Protagore  était  de  son  temps  un  très  cé- 
lèbre rhéteur;  le  Dialogue  que  Platon  lui  a 
consacré  suffit  à  le  témoigner.  Dans  sa  lutte 
contre  Socrate,  il  n'a  pas  toujours  le  dessous  ; 
ce  qui  n'est  pas  un  petit  éloge.  C'est  un 
adversaire  avec  lequel  il  y  a  profit  et  plaisir 
à  discuter.  Mais,  outre  son  talent  et  son  ha- 
bileté, Protagore  avait  eu  la  bonne  fortune 
d'inventer  une  de  ces  formules  qui  résument 
à  merveille  Tétat  général  des  esprits,  et  qui 
sont  accueillies  par  l'engouement  de  la  mode . 
Parfois  même,  ces  formules  survivent  et  tra- 
versent les  siècles.  Celle  de  Protagore, 
arrivée  jusqu'à  nous,  est  bien  connue  : 
((  L'homme  est  la  mesure  de  tout.  »  Lors- 
qu'elle parut,  elle  causa,  nous  pouvons  le 
croire,  presque  autant  d'impression  que  la 
théorie  de  la  sensation  dans  notre  xviii'*  siè- 
cle. Protagore  a  été  une  sorte  de  Condillac 
au  temps  de  Périclès.  En  quelques  mots, 
dont  chacun  pouvait  être  juge,  il  avait  ex- 
primé ce  que  chacun  pensait;  il  révélait,  lui 


PRÉFACE.  LiJii 

aussi,  le  secret  de  tout  le  monde.  Voilà  pour- 
quoi Aristote  le  choisit  pour  adversaire  de 
préférence  au  reste  des  Sophistes. 

Avec  une  sagacité,  dont  nous  ne  saurions 
nous  étonner,  Aristote  signale  immédiale- 
ment  la  cause  la  plus  fréquente,  et  presque 
unique,  du  Scepticisme.  C'est  qu'on  accorde 
à  la  sensation  une  importance  qu'elle  n'a  pas, 
et  qu'on  exagère  démesurément  son  rôle, 
d'ailleurs  très  réel.  Si  l'homme  est  la  mesure 
de  tout,  la  conséquence  qui  ressort  de  ce 
principe,  c'est  qu'il  n'y  a  plus  rien  au  monde 
de  vrai  ni  de  faux.  Tous  les  hommes  sont 
également  juges  des  choses,  sans  que  l'un  le 
soit  plus  que  l'autre.  Ce  qui  semble  bon  à 
celui-ci  semblant  mauvais  à  celui'-là,  il  s'en- 
suit que  rien  n'est  en  soi,  ni  mauvais,  ni  bon. 
L'un  soutient  que  la  chose  existe  ;  l'autre 
soutient,  avec  non  moins  de  droit,  qu'elle 
n'existe  pas.  La  chose  est  donc,  et,  tout  à  la 
fois,  elle  n'est  pas;  car  le  jugement  qui  af- 
firme vaut  tout  autant  que  celui  qui  nie. 
Alors,  se  produit  cette  confusion  inextri- 
cable, que  quelques  philosophes  plaçaient  à 
l'origine  des  choses  ;  et  elle  se  manifeste  dé- 


Lxlv  PRÉFACE. 

sormais  par.  toutes  ces  assertions  contraires 
qui  se  multiplient,  chaque  jour,  dans  les 
discussions  philosophiques. 

Aristote  est  trop  impartial  et  trop  sage 
pour  ne  pas  reconnaître  les  droits  de  la  sen- 
sation. Il  accorde  que  l'apparence  est  pour 
chacun  de  nous  ce  qu'elle  nous  apparaît. 
Mais  ce  n'est  pas  elle  qui  est  la  vraie  mesure 
des  choses  ;  et  il  limite  les  droits  de  la  sen- 
sation parla  sensibilité  même.  Un  sens  rec- 
tifie les  informations  d'un  autre  sens;  et, 
d'une  première  information,  nous  en  appe- 
lons à  une  seconde,  qui  la  redresse.  On  con- 
naît cette  expérience,  cent  fois  répétée,  où 
un  de  nos  doigts,  glissé  sous  le  doigt  voisin, 
nous  donne  la  sensation  de  deux  objets  là  où 
il  n'y  en  a  qu'un.  Du  sens  du  toucher,  on  en 
appelle  au  sens  de  la  vue,  qui  nous  certifie 
qu'il  n'y  a  qu'une  seule  boule  et  non  deux; 
et  nous  nous  en  rapportons  au  témoignage 
irrécusable  de  nos  yeux.  La  sensation  ne  se 
trompe  jamais  sur  son  objet  propre;  ce  qui 
nous  trompe,  c'est  la  conception  que  nous 
nous  en  formons.  Mais  il  n'est  pas  un  sens 
qui,   au  même    moment  et  sur  une  même 


PRÉFACE.  Lxv 

chose,  vienne  nous  apprendre  qu'elle  est,  et, 
tout  ensemble,  qu'elle  n'est  pas.  La  vue  elle- 
même  ,  qui  paraît  le  plus  fidèle  de  nos 
sens,  peut  nous  tromper  quelquefois  et  dans 
certaines  circonstances;  mais  elle  ne  nous 
trompe  que  quand  nous  le  voulons  bien. 
Ainsi,  en  pressant  un  peu  le  globe  de  l'œil 
d'une  façon  spéciale,  les  objets  paraissent 
doubles  ;  la  pression  venant  à  cesser  et  l'or- 
gane reprenant  son  état  naturel,  les  objets 
nous  apparaissent  simples  de  nouveau, 
comme  ils  le  sont  réellement.  La  pression 
les  avait  dénaturés  ;  ils  reprennent,  par  notre 
volonté,  leur  nature,  qu'une  action  étrangère 
avait  métamorphosée. 

Sans  même  qu'il  y  ait  intervention  d'une 
force  extérieure,  nous  changeons,  nous  aussi, 
à  tout  moment.  Telle  chose  que  nous  aimions 
naguère  nous  répugne  à  un  autre  moment. 
Non-seulement  le  vin,  qui  semble  doux  à 
l'un,  semble  amer  à  un  autre  ;  mais  le  même 
individu,  qui,  dans  telle  disposition,  goûtait 
ce  vin,  ne  peut  plus  le  souffrir  dans  telle 
autre  disposition.  Est-ce  la  liqueur  qui  a 
changé?  Nullement;  elle  est  restée  ce  qu'elle 

T.  I.  e 


Lxvi  PREFACE. 

était;  mais  c^est  nous  qui  avons  changé,  par 
une  de  ces  modifications  que  nous  n'obser- 
vons pas,  et  qui  bouleversent  notre  sensibi- 
lité. Il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  notre  se- 
conde sensation  nous  donne  un  goût  amer, 
là  où  la  sensation  précédente  nous  avait 
donné  une  saveur  agréable.  Mais  ce  sont  des 
sensations  successives.  Qui  ne  sait  combien 
les  changements  de  ce  genre  sont  plus  fré- 
quents et  plus  actifs  dans  nos  maladies,  ou 
nos  infirmités?  Est-ce  la  maladie,  est-ce  la 
santé  qu'on  prendra  pour  arbitre?  Et  pour 
peu  qu'on  s'observe  soi-même,  n'est-ce  pas 
à  soi  qu'on  rapportera  ce  brusque  revire- 
ment, où  les  choses  ne  sont  absolument 
pour  rien?  Parfois  même,  il  est  possible  que 
nos  deux  yeux  ne  voient  pas  tout-à-fait  d'une 
façon  pareille;  et  alors,  auquel  des  deux 
faudra-t-il  nous  en  rapporter  ? 

Bien  plus,  l'homme  n'est  pas  le  seul  être 
sensible  ;  il  n'a  pas  le  privilège  exclusif  de 
la  sensation.  Les  animaux  sentent  ainsi  que 
lui  ;  et,  à  certains  égards,  beaucoup  mieux 
que  lui.  Invoquera- t-on,  pour  juger  de  la  na- 
ture des  choses*  l'exemple  des  animaux,  éle- 


PRÉFACE.  Lxvii 

vés  au  même  rang  que  nous?  Devra-t-on 
consulter  leurs  mouvements  instinctifs,  tout 
aussi  attentivement  que  nous  consultons 
notre  raison? 

Aces  arguments  d'observation  psychologi- 
que, Aristote  en  joint  d'autres,  qui  relèvent 
encore  plus  directement  du  sens  commun, 
outragé  par  le  Scepticisme,  et  de  la  pratique 
delà  vie,  que  les  sophistes,  en  dépit  de  leurs 
théories,  acceptent  aussi  docilement  que  le 
restant  des  humains.  Il  est  si  faux  que  la 
même  chose  soit  et  ne  soit  pas,  il  est  si  faux 
qu'il  n'y  ait  ni  vérité  ni  erreur,  que  ces 
gens,  si  dédaigneux  des  opinions  de  l'huma- 
nité entière,  n'hésitent  jamais,  dans  l'occa- 
sion, à  prendre  résolument  tel  parti  plutôt 
que  tel  autre.  Ils  ne  se  trompent  pas  sur  celui 
qu'ils  doivent  choisir.  Sils  ont  quelque  affaire 
d'intérêt  à  régler  à  Mégare,  croiront-ils  que 
ce  soit  la  même  chose  de  demeurer  tran- 
quillement à  Athènes,  ou  de  se  rendre  auprès 
du  débiteur  qui  doit  les  payer?  Si,  en  sui- 
vant un  chemin,  ils  arrivent  au  bord  d'un 
puits,  où  ils  risqueraient  de  se  tuer  en  tom- 
bant, continueront-ils  leur  route  tout  droit? 


Lxviii  PRÉFACE. 

Ou  bien  ne  feront-ils  pas  un  détour,  pour 
éviter  le  précipice  qui  les  menace?  Admet- 
tront-ils encore,  dans  ce  péril  imminent,  que 
tout  est  vrai  et  que  tout  est  faux?  Et  leur 
conduite  s'accordera-t-elle  avec  leurs  doc- 
trines? Se  précipiteront-ils  dans  le  trou^ 
pour  confirmer  des  paradoxes  effrontés?  Si 
le  médecin  ordonne  une  potion,  iront-ils  en 
prendre  une  autre,  à  la  place  de  celle  qui 
doit  les  soulager?  S'ils  ont  soif,  accepteront- 
ils  des  aliments  solides,  dont  ils  ne  sentent 
pas  le  besoin,  et  qui  seraient  contraires  au 
besoin  trop  réel  qui  les  tourmente?  Il  est 
clair  que,  dans  tous  ces  cas,  ils  jugeront  que 
l'une  des  deux  alternatives  vaut  mieux  que 
l'autre  ;  et,  chose  humiliante  pour  leur  or- 
gueil, ils  seront,  sans  la  moindre  perplexité, 
de  l'avis  de  tout  le  monde*. 

Il  y  a  donc  quelque  chose  d'absolu,  mal- 
gré tout  ce  qu'en  peuvent  dire  les  sophistes. 
Personne  ne  reste  indifférent  et  n'ouvre 
l'oreille  à  leurs  conseils.  Ils  sont  eux-mêmes 


^  Voir  des  arguments  toat  pareils  contre  les  idéalistes,  dans 
le  Traité  de  métaphysique  de  Voltaire,  t.  XXXVIF,  p.  304,  édition 
Beuchot. 


PRÉFACE.  LXix 

moins  indifférents  que  qui  que  ce  soit,  si  ce 
n'est  en  paroles.  Leur  activité  reste  parfaite- 
ment saine  et  raisonnable,  quoique  leur  in- 
telligence soit  dépravée  par  leurs  théories. 
Il  y  a  des  philosophes  qui  poussent  ces  extra- 
vagances jusqu'à  soutenir  qu'il  est  impossi- 
ble de  distinguer  la  veille  du  sommeil.  Mais, 
parce  qu'ils  ont  rêvé,  étant  en  Afrique,  qu'ils 
étaient  à  Athènes,  croiront-ils  à  leur  réveil 
qu'ils  doivent  se  mettre  en  route  pour  aller  à 
l'Odéon? 

Si,  dans  toutes  les  circonstances  delà  vie, 
il  y  a,  même  pour  les  plus  endurcis  des  scep- 
tiques, du  meilleur  et  du  pire,  c'est  qu'il  y  a 
aussi  dans  les  choses  du  plus  et  du  moins. 
Qui  peut  affirmer  que  Deux  et  Trois  sont 
également  des  nombres  pairs,  que  Quatre 
n'est  pas  plus  près  de  Cinq  que  de  Mille? 
Donc,  en  diminuant  petit  à  petit  l'intervalle 
qui  sépare  le  plus  et  le  moins,  le  pire  et  le 
meilleur,  l'erreur  et  la  vérité,  on  arrive  à 
quelque  chose  qui  est  absolu,  qui  est  telle 
chose  el'non  pas  telle  autre,  qui  n'a  plus  ni 
excès  ni  défaut,  qui  a  une  qualité  positive, 
qui  n'est  pas  seulement  phis  ou  moins  bon, 


Lxx  PRÉFACE. 

mais  qui  est  essentiellement  bon  ou  mauvais. 
Deux  est  un  nombre  pair  ;  Trois  est  un  nom- 
bre impair;  Cinq  est  Cinq,  et  non  pas  Mille  ; 
on  Veille,  et  l'on  ne  dort  pas;  ou  l'on  dort, 
et  l'on  ne  veille  pas  ;  on  est  à  Mégare  ou  à 
Carthage . 

Aristote  fait  cette  concession  au  Scepti- 
cisme que,  dans  le  monde  sensible,  tout  est, 
si  l'on  veut,  en  un  mouvement  et  un  flux  per- 
pétuels; dans  le  monde,  tout  change  à  tout 
instant  ;  il  n'y  a  rien  de  permanent  que  ce 
qu'y  conçoit  notre  raison,  se  substituant  à 
notre  sensibilité.  Mais,  si  l'on  veut  bien  sor- 
tir du  monde  sensible  et  lever  les  regards 
vers  le  ciel,  le  spectacle  est  autre  ;  et,  à  moins 
de  renoncer  au  témoignage  de  la  sensation, 
que  tout  à  l'heure  on  prisait  tant,  il  faut 
avouer  que,  dans  les  cieux,  il  y  a  une  per- 
manence immuable.  Tout  y  est  en  mouve- 
ment encore,  mais  en  un  mouvement 
d'une  régularité  absolue  et  éternelle.  Il  y 
a  donc  là  tout  au  moins  quelque  chose  qui 
subsiste,  immuable,  identique,  toujours  le 
même,  et  qui  n'est  pas  livré  à  ce  constant 
écoulement  qui,  dans  notre  monde,  ébranle 


PRÉFACE.  Lxxi 

et  ruine  toute  vérité,  à  en  croire  les  Sophis- 
tes. Aristote  leur  demande  de  ne  point  con- 
clure si  légèrement  du  particulier  au  général. 
Parmi  les  objets  sensibles  eux-mêmes,  c'est 
le  moindre  nombre^  de  beaucoup,  qui  est 
soumis  au  changement.  Oui,  le  monde  sen- 
sible qui  nous  environne,  est  sujet  à  la  pro- 
duction et  à  la  destruction  ;  mais  il  est  seul  à 
y  être  assujetti.  Notre  monde  n'est  qu'une 
parcelle,  qui  ne  compte  pour  rien,  à  vrai 
dire,  dans  l'univers;  et  alors,  n'est-il  pas 
mille  fois  plus  raisonnable  d'absoudre  notre 
monde  par  l'univers,  plutôt  que  de  condam- 
ner l'univers  aux  conditions  de  notre  monde? 
Toutes  ces  objections  d' Aristote  contre  le 
Scepticisme  peuvent  nous  sembler  surannées, 
parce  que  voilà  deux  mille  ans,  et  plus,  qu'on 
les  répète,  sous  toutes  les  formes,  sans  d'ail- 
leurs y  beaucoup  ajouter.  Mais  reportons- 
nous  au  temps  d'Aristote,  et  convenons 
qu'alors  elles  étaient  bien  neuves.  Il  est 
d'ailleurs  assez  probable  que  ce  n'est  pas 
Aristote  qui  les  a  trouvées  le  premier,  et  que 
la  plupart  avaient  cours  déjà  dans  l'école  de 
Platon,  comme  l'atteste  le  Théétète^  et  dans 


Lxxn  PRÉFACE. 

d'autres  écoles  voisines.  Mais  Aristote  a  eu 
ce  très  grand  mérite  de  rassembler  méthodi- 
quement toutes  ces  réponses  éparses,  et  de 
leur  donner,  en  les  réunissant,  la  force  d'un 
corps  de  doctrines. 

Ce  qui  paraît  appartenir  plus  proprement 
au  philosophe,  c'est  la  théorie  du  principe  de 
contradiction  ;  elle  n'est  qu'à  lui.  Dans  ce  qui 
la  précède,  rien  ne  l'a  préparée,  si  ce  n'est 
peut-être  quelques  discussions  des  Dialogues 
de  Platon,  où  Socrate  amène  adroitement 
des  Sophistes,  ses  interlocuteurs,  à  soutenir 
alternativement  le  pour  et  le  contre  sur  un 
même  sujet.  C'est  un  piège  de  conversation, 
qu'une  dialectique  puissante  et  sûre  d'elle- 
même  a  bien  le  droit,  en  vue  d'un  but  supé- 
rieur, de  tendre  à  des  adversaires  peu  loyaux 
et  peu  sensés.  Mais  il  y  a  loin  de  là  à  une 
doctrine  formelle,  qui  assure  à  notre  raison 
un  fondement  inébranlable.  Ces  escarmou- 
ches légères  et  charmantes,  quoique  triom- 
phantes, sont  loin  de  ce  combat  en  règle  que 
livre  Aristote,  et  de  cette  victoire  définitive 
qu'il  remporte  en  faveur  de  l'éternelle  vérité. 
Entre  ses  mains,  le  principe  de  contradiction 


PRÉFACE.  Lxxiii 

est  une  arme  à  laquelle  rien  ne  résiste,  et 
dont  les  ennemis  ne  peuvent  se  servir  sans  se 
blesser  eux-mêmes  mortellement.  Dans  la 
philosophie  antique,  c'est  V Aliquid  inconcus^ 
sum  que  cherchait  notre  Descartes,  et  qu'il 
trouve  dans  son  fameux  axiome.  Le  principe 
de  contradiction  est  le  «  Je  pense,  donc  je 
siiis^y  d'Aristote;  et  ce  principe,  moins  psy- 
chologique que  celui  de  Descartes,  n'est,  ni 
moins  clair,  ni  moins  solide.  Dans  la  philo- 
sophie moderne,  le  principe  de  contradiction 
n'occupe  pas  tant  de  place;  il  y  est  à  peu 
près  oublié;  et,  quand  on  en  fait  usage,  il  a 
quelque  chose  d'indécis  et  une  apparence 
d'inutilité,  même  iquand  c'est  un  Leibniz  qui 
l'emploie.  Pour  Aristote,  au  contraire,  c'est 
le  plus  fécond  de  tous  les  principes,  en 
même  temps  qu'il  en  est  le  plus  élevé.  C'est 
le  principe  universel  de  la  raison,  et  l'axiome 
irréfragable,  que  le  Scepticisme  lui-même 
est  contraint  de  subir,  quoiqu'il  en  soit  ren- 
versé. 

«  Uiie  même  chose  ne  peut  pas  en  même 
«  temps  être  et  n'être  pas,  »  voilà  la  formule, 
aussi  simple  et  plus  vraie  que  celle  de  Prota- 


Lxxiv  PRÉFACE. 

gore,  à  qui  Aristoie  semble  encore  ici  vou- 
loir répondre.  La  chose  est  ce  qu'ellie  est; 
elle  n'est  pas  le  contraire  d'elle-même.  La 
substance  peut  bien  recevoir  tour  à  tour  les 
contraires;  elle  ne  peut  pas  les  posséder  en 
même  temps;  car  alors,  il  serait  impossible 
de  discerner  ce  qu'elle  est;  et,  par  suite,  on 
ne  saurait  en  dire  quoi  que  ce  soit,  en  l'af- 
firmant ou  en  la  niant,  puisqu'elle  serait  l'un 
des  deux  contraires  tout  aussi  bien  que 
l'autre.  Par  conséquent,  les  contradictoires 
ne  peuvent  toutes  deux  être  vraies  à  la  fois, 
ni  fausses  à  la  fois  ;  il  faut  que  l'une  des  deux 
soit  vraie,  et  que  l'autre  soit  fausse. 

Ce  principe  posé,  Aristote  montre,  avec 
une  irrésistible  clarté,  quelle  en  est  la  na- 
ture et  quelles  en  sont  les  conséquences. 
D'abord,  ce  principe  est  indispensable  pour 
comprendre  la  réalité.  Sans  lui,  tout  dans  la 
nature  reste  indéterminé,  et  sans  aucune  si- 
gnification. Les  choses  étant  indistinctement 
ceci  ou  cela,  elles  ne  sont  rien,  ni  en  elles- 
mêmes,  ni  pour  l'esprit  qui  essaierait  de  les 
concevoir.  Elles  ne  peuvent  pas  même  avoir 
un  nom  ;  car  le  nom  contraire  leur  convient 


PRÉFACE.  Lxxv 

également;  Tobjet  n'est  pas  blanc;  il  n'est 
pas  noir  davantage;  et  il  ne  peut  être  non 
plus  aucun  des  intermédiaires,  puisque,  s'il 
y  avait  un  intermédiaire  quelconque,  cet  in- 
termédiaire pourrait,  comme  l'objet  lui* 
même,  à  la  fois  être  et  ne  pas  être.  En  outre, 
ce  principe  est  pur  de  toute  hypothèse.  Pour 
en  sentir  l'irrécusable  vérité,  il  n'est  pas  be- 
soin de  faire  préalablement  aucune  supposi- 
tion ;  il  se  suffit  à  lui-même  ;  il  n'exige  aucun 
effort  d'une  raison  saine  et  non  prévenue. 
Troisièmement,  il  est  absolument  impossible 
de  se  tromper  sur  le  sens  de  ce  principe, 
parce  qu'il  n'y  en  a  pas  de  plus  simple  ;  et  les 
termes  en  sont  si  évidents  que,  si  l'on  ne 
comprend  pas  ceux-là,  c'est  qu'on  est  inca- 
pable de  rien  comprendre.  Enfin,  le  principe 
de  contradiction  est  le  plus  notoire  de  tous 
les  principes;  il  est  l'axiome  sur  lequel  s'ap^ 
puient  communément  les  autres  axiomes, 
sans  aucune  exception,  ceux  des  mathéma- 
tiques et  de  toutes  les  sciences,  comme  ceux 
de  la  philosophie  et  de  la  logique. 

Parmi    les  philosophes  célèbres  qui  ont 
soutenu  qu'une  chose  peut,  tout  ensemble, 


Lxxvi  PRÉFACE. 

être  et  n'être  pas,  on  cite  souvent  Heraclite. 
Il  est  bien  possible  qu'il  ait  avancé  un  tel 
paradoxe  ;  mais  on  sait,  de  reste,  qu'on  n'est 
pas  tenu  de  penser  tout  ce  qu'on  dit.  Hera- 
clite lui-même,  s'il  eût  observé  avec  plus 
d'attention  sa  propre  pensée,  se  serait  con- 
vaincu de  son  erreur.  De  même  que  les 
choses  ne  reçoivent  pas  simultanénent  les 
contraires,  de  même  il  est  de  toute  impossi- 
bilité qu'un  même  esprit  puisse  avoir  des 
pensées  contraires  dans  un  même  moment. 
ATinstant  où  il  pense  à  une  chose,  il  ne  peut 
pas  penser  à  une  autre;  à  l'instant  où  il 
pense  à  telle  qualité  de  la  chose,  il  ne  peut 
pas  penser  à  la  qualité  contraire.  L'esprit 
passe  successivement  d'une  chose  à  une 
autre  chose,  d'une  qualité  de  certaine  espèce 
à  une  qualité  d'espèce  différente.  Mais  la 
stimultanéité  des  pensées  est  impossible, 
même  en  supposant  que  les  pensées  fussent 
semblables,  parce  que  alors  l'esprit  ne  pour- 
rait être  à  aucune  et  serait  absent  des  deux. 
A  plus  forte  raison,  si  les  pensées,  au  lieu 
d'être  semblables,  sont  opposées.  A  ces  con- 
ditions, aucun  savoir  n'est  possible;  et  ré- 


PRÉFACE.  Lxxvij 

chercher  ainsi  la  vérité  «  ne  serait,  dit  Aris- 
«  tote,  que  poursuivre  des  oiseaux  qui  s'eh- 
«  volent  ». 

Mais  que  les  philosophes  se  rassurent; 
que  ceux  qui  en  sont  à  leurs  débuts  ne  se 
laissent  pas  troubler  :  la  vérité  est  accessi- 
ble à  rhomme;  la  science  ne  lui  échappe  pas, 
et  le  savoir  est  possible.  Le  principe  sur 
lequel  s'appuient  la  vérité  et  la  science  est 
d'autant  plus  ferme  qu'il  est  absolument 
indémontrable;  il  porte  son  évidence  avec 
lui.  L'erreur  des  Sophistes  et  celle  du  Scep- 
ticismç,  c'est  de  croire  qu'on  peut  tout 
démontrer,  ne  s'apercevant  pas  que  c'est  le 
moyen  de  ne  pouvoir  démontrer  rien.  Si, 
pour  savoir  quelque  chose,  on  doit  démon- 
trer tout,  on  tombe  dans  l'infini,  et  l'on  s'y 
perd.  Où  s'arrêter  en  effet?  D'une  démons- 
tration, on  passe  à  une  autre,  qui  en  exige 
une  troisième;  et  ainsi  de  suite,  sans  terme 
et  sans  fin.  De  toute  nécessité,  dans  les 
démonstrations,  et,  d'une  manière  générale, 
dans  la  science,  il  faut  un  temps  d'arrêt. 
C'est  le  principe  de  contradiction  qui  donne 
ce  point  fixe,  parce  qu'il  est  nécessairement 


Lxxviii  PHÉFACE. 

impliqué  dans  tout  savoir,  dans  toute  pen- 
sée, dans  toute  parole,  qui  a  un  sens  quel- 
conque. 

Chaque  mot  dans  le  langage  a  une  signifi- 
cation, qui  doit  être  identique  pour  celui  qui 
le  prononce  et  pour  celui  qui  l'entend..  Le 
mot  exprime  toujours  quelque  chose  d'indi- 
viduel et  de  déterminé;  ce  quelque  chose, 
les  mots  combinés  entre  eux  Taffirment  ou 
le  nient.  Mais  le  mot  doit  être  intelligible, 
et  il  ne  peut  pas  avoir  deux  sens,  en  même 
temps,  sur  une  même  chose.  Est-ce  que, 
quand  on  prononce  le  mot  Homme,  l'audi- 
teur peut  supposer  qu'il  s'agit  d'une  trirème 
ou  d'une  muraille?  Si  le  sens  pouvait  ainsi 
varier,  il  n'y  aurait  plus  de  langage  possible, 
et  toute  communication  cesserait  entre  les 
humains.  On  peut  donc  affirmer,  sans  crainte 
d'objection  quelconque,  qu'on  ne  peut  pas 
même  combattre  le  principe  de  contradic- 
tion; car,  du  moment  qu'on  ouvre  la  bou- 
che pour  exprimer  quoi  que  ce  soit,  ce  prin- 
cipe intervient  à  l'instant  même  dans  toute 
sa  force  ;  et  celui  qui  affiche  la  prétention 
de  le  nier,  ne  peut  pas  faire  autrement  que 


PRÉFACE.  Lxxix 

de  commencer  par  s'en  servir.  Le  mieux 
pour  lui  serait  certainement  de  se  taire,  et 
de  renoncer  à  cette  faculté  de  la  parole,  qui 
est  le  premier  lien  des  hommes  en  société. 
C'est,  dit-on,  ce  que  faisait  Cratyle,  ce  par- 
tisan déclaré  du  flux  perpétuel  des  choses; 
il  en  était  arrivé  à  ne  plus  vouloir  parler;  et 
il  se  contentait  de  lever  le  doigt,  indiquant 
par  signes  ce  qu'il  voulait  faire  ent-endre. 
Mais,  malgré  toutes  ces  réserves  assez  pué- 
riles, Cratyle,  qui  trouvait  déjà  son  maître 
Heraclite  excessivement  affîrmatif,  n'en  affir- 
mait pas  moins,  lui  aussi,  quelque  chose, 
même  en  ne  disant  rien. 

Il  semble  qu'Aristote  se  lasse  d'amonceler 
des  arguments  contre  des  doctrines  si  dérai- 
sonnables. Fatigué  de  l'entêtement  de  telles 
gens,  qui  ne  posent  de  leur  côté  aucun  prin- 
cipe, qui  n'énoncent  rien  d'intelligible,  qui 
se  réfutent  eux-mêmes  dès  qu'ils  avancent 
la  moindre  proposition,  qui  confondent 
tout^  qui  détruisent  toute  substance,  en  un 
mot,  qui  empêchent  toute  discussion  et  tout 
savoir,  il  se  laisse  aller  à  une  irritation  bien 
naturelle  ;  il  retranche  de  l'humanité  raison- 


Lxx-x  PRÉFACE. 

nable  ces  sophistes  incorrigibles;  et.  il  dé- 
clare, avec  un  légitime  dédain,  qu'on  ne  peut 
pas  plus  s'entretenir  avec  eux  qu'on  ne 
le  ferait  avec  une  plante;  pas  plus  qu'un 
végétal,  c'est  l'expression  du  philosophe, 
ils  ne  font  partie  de  la  communauté  des 
esprits. 

Aristote  indique  néanmoins  les  procédés 
de  discussion  qu'il  faut  adopter,  selon  que 
les  adversaires  contre  lesquels  on  lutte  sont, 
ou  ne  sont  pas,  de  bonne  foi.  Mais  nous 
n'avons  pas  à  le  suivre  dans  ces  détails,  qui 
prouvent,  du  reste,  l'extrême  intérêt  qu'il 
attachait  à  bien  éclaircîr  le  principe  de  con- 
tradiction, et  à  poursuivre  le  Scepticisme 
dans  tous  ses  détours,  et  même  dans  ce  qu'il 
peut  avoir  de  peu  sérieux. 

Après  ces  réfutations  diverses  de  l'école 
Pythagoricienne,  de  Platon  et  de  Protagore, 
deux  grandes  théories,  qui  y  tiennent  de  très 
près,  pourraient  arrêter  notre  attention  :  ce 
sont  celle  de  là  substance,  et  celle  des 
quatre  principes  ou  des  quatre  causes. 
L'une  et  l'autre  ne  sont  peut-être  pas  aussi 
complètes,   ni  aussi  originales,  qu'Aristote 


PRÉFACE.  Lxxxi 

lui-même  semble  le  croire.  Sans  qu'il  les  ait 
empruntées  à  ses  prédécesseurs,  ce  ne  sont 
pas  des  questions  entièrement  neuves  qu'il 
soulève,  et  il  ne  les  a  pas  résolues  définitive- 
ment. La  notion  de  la  substance  était  com- 
promise gravement  par  le  Scepticisme;  c'était 
surtout  pour  la  rétablir  que  Platon  avait  été 
amené  à  la  théorie  des  Idées,  et  qu'il  admet- 
tait dans  les  choses  un  élément  stable,  et 
même  éternel.  Mais,  selon  Aristote,  Platon 
s'était  trompé  ;  et,  en  séparant  les  Idées  des 
choses  qui  en  participent,  il  avait  renouvelé 
la  faute  de  la  Sophistique,  tout  en  voulant  la 
combattre.  Sans  le  savoir,  il  avait  fait  encore 
pis  ;  il  enlevait  absolument  aux  êtres  la  sub- 
stance, que  les  Sophistes  leur  avaient  en  par- 
tie laissée.  Ce  ne  sont  que  des  ruines  qu'A- 
ristote  pense  avoir  devant  lui,  et  qu'il  doit 
restaurer.  A-t-il  réparé  l'édifice  ?  Et  l'a-t-il 
reconstruit  sur  des  bases  inébranlables?  On 
peut  en  douter,  sans,  d'ailleurs,  faire  aucun 
tort  à  son  génie.  La  question  de  la  substance 
revient  sans  cesse  dans  la  Métaphysique;  mais 
elle  n'y  est  nulle  part  développée  et  appro- 
fondie, comme  on  aurait   pu  s'y  attendre. 

T.  I.  f 


Lxxxu  PHÉFACE. 

Est-ce  une  de  ces  lacunes  du  genre  de  celles 
que  présente  en  si  grand  nombre  cette  œuvre 
inachevée,  qui  elle-même  n'est  qu'une  ruine? 
Est-ce  négligence  de  la  part  de  l'auteur?  Il 
serait  peu  sûr  de  le  dire  ;  mais  certainement 
la  théorie  de  la  substance  n'est  pas  très  satis- 
faisante, dans  l'état  où  la  Métaphysique  nous 
l'a  transmise. 

Il  est  vrai  que,  dans  un  autre  ouvrage, 
dans  les  Catégories,  Aristote  a  consacré  à 
la  substance  une  de  ces  analyses  profondes 
et  sagaces  qui  sont  l'honneur  de  la  philoso- 
phie ancienne.  Il  a  fait  de  fréquentes  allu- 
sions à  cette  analyse,  qu'on  peut  qualifier 
d'admirable  ;  et  il  doit  croire  qu'elle  a  épuisé 
le  sujet.  11  faut  donc  suppléer  la  Métaphysi- 
que par  les  Catégories;  et  demander  à  la 
Logique  ce  que  la  Philosophie  première  ne 
nous  donne  pas  assez  complètement. 

La  substance  n'est  l'attribut  de  rien  ;  elle 
n'a  pas  de  contraire  ;  elle  n'est  pas  suscep- 
tible de  plus  et  de  moins.  Voilà  ses  trois 
caractères  principaux,  qui  la  distinguent  de 
l'accident,  et  permettent  de  ne  jamais  la 
confondre  avec  lui.   L'accident   n'a   d'exis- 


PREFACE.  Lxxxiii 

tence,  n'a  d'Être  que  dans  un  autre;  il  ne 
peut  exister  seul,  et  il  es£  toujours  un  attri- 
but d'une  substance;  il  peut  avoir  un  con- 
traire; et  il  est  tantôt  plus,  et  tantôt  moins, 
ce  qu'il  est.  La  substance  est  tout  l'opposé; 
elle  est  en  soi  et  pour  soi  ;  elle  est  par  elle 
seule;  et,  pour  exister,  elle  n'a  pas  besoin 
d'être  dans  une  autre  chose.  Son  existence, 
à  l'état  d'individu,  lui  donne  une  indépen- 
dance entière,  à  l'égard  de  toute  autre  sub- 
stance individuelle.  Elle  a  son  domaine  à 
part;  et  c'est  là  ce  qui  fait  qu'elle  n'a  pas  de 
contraire  possible.  Les  contraires  sont  dans 
le  même  genre,  chacun  à  une  des  extrémités 
de  ce  genre  ;  mais  la  substance,  étant  à  elle 
seule  un  genre,  elle  le  remplit;  et  le  contraire 
n'y  pourrait  trouver  place.  Ce  qui  n'empêche 
pas  que  la  substance,  sans  avoir  rien  qui  lui 
soit  directement  contraire,  ne  puisse  rece- 
voir les  contraires,  non  à  la  fois,  mais  tour  à 
tour.  Elle  a  telle  qualité  à  un  certain  mo- 
ment; et  la  qualité  contraire,  à  un  autre  mo- 
ment. Mais  c'est  précisément  parce  qu'elle 
persiste,  et  subsiste,  sous  des  qualités  varia- 
bles, qu'elle  est  la  substance;  les  qualités 


Lxxxiv  PRÉFACE. 

changent;  la  substance,  qui  les  revêt  l'une 
après  l'autre,  ne  change  pas,  en  tant  que 
substance;  et,  ne  subissant  aucun  change- 
ment, elle  ne  peut  être,  tantôt  plus,  tantôt 
moins,  ce  qu'elle  est.  Elle  est  ce  qu'elle  est 
d'une  manière  immuable.  Ainsi,  Socrate, 
considéré  en  lui-même,  est  Socrate  et  ne 
peut  être  un  autre:  il  est  en  soi  et  pour  soi. 
Ne  pouvant  jamais  être  attribué  à  aucun 
être,  il  n'est  jamais,  ni  plus,  ni  moins, 
Socrate;  enfin,  il  n'a  pas  de  contraire.  Mais, 
si  l'on  donne  une  qualité  quelconque  à 
Socrate,  si  l'on  dit,  par  exemple,  que  Socrate 
est  sage,  la  qualité  de  Sage  n'existe  pas  par 
elle-même;  elle  est  dans  un  autre,  qui  est 
Socrate;  elle  n'est  pas  en  soi  et  pour  soi; 
elle  est  l'attribut  d'une  autre  chose,  dans 
laquelle  elle  est.  Elle  est  susceptible  de  plus 
ou  de  moins  ;  car  Socrate  peut  être  plus  ou 
moins  sage;  elle  a  un  contraire;  car,  de 
même  que  Socrate  est  sage,  il  pourrait  être 
insensé.  Sage  est  donc  un  attribut  et  un  acci- 
dent variable ,  tandis  que  Socrate  est  une 
substance  immobile. 

Parmi  les  différentes  catégories,  en  d'au- 


PRÉFACE.  Lxxxv 

très  termes,  les  différentes  classes  de  l'Être, 
la  substance  est  la  première,  attendu  que, 
sans  elle,  les  autres  n'existeraient  pas.  Pour 
être  doué  d'une  qualité  quelconque,  pour  être 
d'une  quantité  ou  étendue  quelconques,  pour 
être  dans  un  temps,  pour  être  dans  un  lieu, 
il  faut,  nécessairement,  d'abord  être  ;  el  c'est 
cette  existence  pure  et  simple,  cette  existence 
nue,  qui  constitue  la  substance.  Toutes  les 
autres  catégories  doivent  lui  être  attribuées, 
tandis  qu'elle  n'est  attribuée  à  aucune  d'elles. 
La  sagesse  est  l'attribut  de  Socrate;  mais 
Socrate  n'est  pas  l'attribut  de  la  sagesse.  La 
substance  et  l'accident  ne  doivent  jamais 
être  confohdus,  bien  qu'à. chaque  instant  le 
langage  vulgaire  les  confonde. 

Autre  distinction  non  moins  importante. 
Celle-là  concerne  non  plus  la  différence  de 
l'attribut  et  de  la  substance,  mais  plutôt  la 
substance  elle-même.  Quand  on  parle  d'une 
chose  quelconque,  et  quand  on  lui  accorde 
d'être  ou  de  n'être  pas,  quand  on  l'affirme 
ou  qu'on  la  nie,  il  faut  bien  prendre 
garde  si  l'on  entend  qu'elle  est  réelle,  ou 
simplement  possible;  et,  pour  prendre  les 


Lxxxvi  PRÉFACE. 

formules  aristotéliques,  si  elle  est  en  acte, 
ou  si  elle  est  en  puissance.  Ces  deux  nuances 
de  rÊtre  sont  essentiellement  distinctes  ;  il 
faut  les  démêler,  sous  peine  de  commettre 
les  plus  graves  erreurs.  On  prendrait  alors 
le  réel  pour  le  possible;  et  réciproquement, 
le  possible  pour  le  réel.  Quand  une  chose  est 
actuellement,  elle  a  une  existence  réelle;  elle 
est  ce  qu'elle  est.  Au  contraire,  quand  elle 
n'est  qu'à  l'état  de  possible,  quand  elle  n'est 
qu'en  puissance,  on  ne  peut  pas  dire  positi- 
vement qu'elle  est  ;  mais  on  ne  peut  pas  non 
plus  dire  positivement  qu'elle  n'est  pas.  Pos- 
sible, elle  peut  également  et  indifféremment 
être  ou  n'être  pas.  Le  possible  Es't,  quand, 
sortant  de  la  simple  puissance,  il  est  devenu 
quelque  chose;  mais  il  n'Est  pas,  tant  qu'il 
reste  à  l'état  de  possible.  C'est  précisément 
cette  existence  équivoque,  et  homonyme,  du 
possible,  qui  est  ce  qu'on  appelle  le  Non- 
Être,  si  cher  aux  Sophistes,  à  qui  Platon  le 
laisse  en  pâture.  Le  Non-Être  n'est  pas  le 
néant,  le  rien,  comme  on  l'a  cru  plus  d'une 
fois;  le  Non-Être,  c'est  le  possible,  qui  tout 
ensemble  Est,  s'il  se  réalise  ;  et  qui  N'est 


PRÉFACE.  Lxxxvii 

pas,  s'il  n'est  point  encore  parvenu  à  se  réa- 
liser. 

Les  siècles  n'ont  rien  ajouté  et  ils  n'ajou- 
teront rien  à  ces  analyses  ;  ce  sont  des  vérités 
que  rien  ne  peut  altérer,  et  qui  vivront  à 
jamais  dans  les  annales  de  la  pensée.  Toute* 
fois,  on  peut  trouver  qu'elles  sont  plus  logi- 
ques que  métaphysiques,  et  même  qu'elles 
sont  grammaticales  autant  que  logiques.  On 
peut  trouver  encore  qu'elle  ne  donnent  pas 
sur  la  substance  tout  ce  que  demande  la  Phi- 
losophie première.  Mais,  dans  les  limites  où 
ces  analyses  se  renferment,  elles  sont  ache- 
vées, et  si  évidemment  exactes  que  le  temps 
les  a  respectées,  et  qu'il  les  respectera  tou- 
jours. 

La  théorie  des  quatre  principes,  ou  des 
quatre  causes,  mérite  les  mêmes  éloges,  avec 
les  mêmes  restrictions.  Entre  toutes,  elle  est 
celle  qu'Aristote  revendique  pour  lui  seul 
avec  le  plus  d'insistance,  et  même  avec  quel- 
que amour-propre.  A  l'en  croire,  ses  prédé- 
cesseurs n'ont  connu  et  étudié  qu'une  ou  deux 
de  ces  causes;  ils  ont  ignoré  ou  négligé  les 
autres.  Ces  quatre  principes  sont:  le  principe 


Lxxxviii  PRÉFACE. 

de  Tessence,  c'est-à-dire  celui  qui  fait  que  la 
chose  est  ce  qu'elle  est;  le  principe  matériel, 
comprenant  les  éléments  dont  la  chose  est 
formée  ;  le  principe  du  mouvement  initial,  qui 
a  produit  la  chose;  et  enfin  le  principe  du 
but,  auquel  tend  la  chose.  Cause  essentielle, 
cause  matérielle,  cause  motrice,  cause  finale, 
telle  est  la  série  des  causes,  sans  lesquelles 
on  ne  saurait  comprendre  entièrement  l'Être 
et  la  substance.  Un  être  étant  donné,  il  faut 
que  cet  être  ait  une  certaine  essence,  c'est-à- 
dire,  une  certaine  espèce,  ou  forme,  qui 
nous  permette  de  le  nommer  et  de  le  distin- 
guer de  tout  autre.  En  second  lieu,  il  doit 
avoir  une  certaine  matière,  ou  sensible  ou 
intelligible,  dont  il  est  composé.  Troisième- 
ment, il  faut  qu'un  certain  mouvement  l'ait 
amené  de  l'état  antérieur  où  il  était,  à  l'état 
actuel  où  nous  le  voyons.  Et  quatrièmement, 
il  faut  que  cet  être  ait  une  fin,  un  but,  un 
pourquoi. 

Toutes  ces  théories  sont  irréprochables. 
Mais  sont-elles  bien  complètes  ?  Répondent- 
elles  suffisamment  au  besoin  des  intelligen- 
ces, et  aux  questions  que  la  Philosophie  pre- 


PRÉFACE.  Lxxxix 

mière  est  destinée  à  résoudre?  Sans  doute, 
il  est  fort  utile  de^s'entendre  avec  soi-même; 
et,  quand  on  parle  de  substance  et  de  cause, 
de  savoir  avec  précision  ce  que  ces  mots 
renferment  sous  leur  généralité.  Mais  est-ce 
bien  là  tout  ce  que  réclame  la  philosophie, 
et,  avec  elle,  l'esprit  humain,  qui  la  cultive? 
Ce  sont  des  notions  qu'il  est  bon  d'analyser 
et  d'éclaircir;  mais  ce  ne  sont  que  des  no- 
tions. A  côté  d'elles,  au-dessus  d'elles,  il  y  a 
les  phénomènes  qu'elles  représentent,  mais 
qu'elles  n'expliquent  pas;  la  nature  est  tou- 
jours le  mystère  qu'il  s'agit  de  percer.  Dans 
l'Antiquité  tout  entière,  personne  plus 
qu'Aristote  n'a  étudié  les  phénomènes  et  les 
faits  réels  ;  après  lui,  personne  ne  peut  se  flat- 
ter de  l'avoir  surpassé,  ni  peut-être  même 
égalé.  Histoire  des  animaux,  anatomie  et 
physiologie  comparées,  météorologie,  astro- 
nomie, et,  dans  la  sphère  purement  humaine, 
logique,  psychologie,  morale,  rhétorique, 
poétique,  politique,  il  a  traité  de  tout,  avec 
une  autorité  magistrale,  qui  en  a  fait  l'insti- 
tuteur des  siècles.  Il  semble  donc  que  rien 
ne  lui  était  plus  facile  que  de  résumer  tant 


xr.  PRÉFACE. 

d'études  dans  sa  Philosophie  première,  et 
de  nous  dire  ce  qu'il  pen^  de  l'homme,  du 
monde,  de  Dieu,  et  de  leurs  rapports.  Com- 
ment ce  puissant,  cet  incomparable  génie, 
ne  Ta-t-il  pas  fait  plus  complètement?  Est-ce 
à  dessein  qu'il  s'en  est  abstenu?  C'est  peu 
probable;  et  l'essai  de  théodicée,  qui  se 
trouve  dans  le  XIP  livre  de  la  Métaphysique, 
prouve  assezque  la  question  s'était  présentée, 
du  moins  en  partie,  à  la  réflexion  du  philo- 
sophe. Mais  il  la  considérait  d'un  tout  antre 
point  de  vue  que  celui  où  nous  nous  plaçons, 
quand  nous  lui  demandons  ce  qu'il  pense 
sur  la  grande  énigme,  et  que  nous  essayons 
de  juger  sa  pensée.  Nous  n'aurions  pas  à 
nous  étonner  de  cette  divergence  entre  Aris- 
tote  et  l'esprit  moderne,  si,  de  son  temps, 
dans  l'école  où  il  a  été  vingt  ans  un  disciple 
assidu,  la  question  n'avait  été  posée  dans 
toute  sa  grandeur  par  son  maître.  On  peut 
bien  ne  pas  approuver  la  solution  que  pro- 
pose le  Timée;  Platon  a  mis  dans  ces  matiè- 
res plus  d'imagination  qu'il  ne  convient  ;  et 
l'on  pouvait  y  porter  plus  d'observation  des 
faits.  Mais  c'est  une  gloire  immortelle  pour 


PRÉFACE.  xci 

Platon  d'avoir  tenté  de  résoudre  le  problème 
essentiel  de  l'origine  des  êtres;  et  la  Philo- 
sophie première  manque  à  son  devoir  en  le 
passant  sous  silence.  Ce  n'est  pas  seulement 
la  question  la  plus  haute;  c'est  surtout  la 
question  à  laquelle  toutes  les  autres  doivent 
aboutir,  qui  en  est  le  couronnement,  et  qui 
donne  à  chacune  d'elles,  dans  l'ensemble  des 
choses,  la  place  et  la  valeur  relatives  qu'elles 
doivent  avoir.  Aristote  aurait  dû  suivre  Pla- 
ton sur  ce  terrain,  où  la  raison  humaine  n'a 
jamais  hésité  à  mettre  le  pied,  sous  forme  de 
philosophie  ou  sous  forme  de  religion. 

Cependant,  il  ne  faudrait  pas  exagérer  la 
critique.  Aristote  a  une  théodicée;  et,  à  quel- 
ques égards,  la  théodicée  aristotélique  mé- 
rite une  très  grande  estime,  bien  qu'elle  ne 
soit  pas  assez  large,  et  qu'elle  renferme  des 
germes  qui  ont  porté  plus  tard  des  consé- 
quences funestes.  Il  faut  se  souvenir  que, 
pour  Aristote,  la  Philosophie  première  n'est 
pas  seulement  une  science  divine,  en  ce  sens 
que  Dieu  seul  peut  la  posséder  dans  sa  plé- 
nitude infînie.  L'homme  n'en  peut  conquérir 
qu'une  faible  portion,  mais  si  belle  pourtant 


xr.ii  PRÉFACE. 

que  les  Dieux  la  lui  envieraient,  si  les  Dieux 
pouvaient  être  jaloux.  De  plus,  la  Philoso- 
phie première  est  si  bien  la  science  du  divin, 
pour  Aristote,  qu'il  n'hésite  pas  à  l'appeler 
aussi  la  Théologie.  Avant  lui,  quelques  phi- 
losophes, qu'il  nomme  les  Théologues, 
paraissent  avoir  eu  la  même  tendance,  bien 
qu'ils  rapportassent  l'origine  des  choses  et 
la  naissance  du  monde  à  la  Nuit  et  au  Chaos. 
Mais  le  souvenir  de  leurs  opinions  remonte 
si  loin  dans  le  passé  qu'il  est  à  peu  près 
oublié.  Aristote  reprend  une  tradition  effa- 
cée ;  et  la  Pilosophie  première  peut  recou- 
vrer,, grâce  à  lui,  un  beau  nom,  sous  lequel 
on  ne  la  connaissait  plus,  et  qu'elle  pourrait 
encore  revendiquer  légitimement. 

Aristote  est  pénétré  d'admiration  pour  la 
nature;  et  plus  il  étudie  ses  œuvres,  plus 
cette  admiration  augmente.  Il  sait,  sur  les 
êtres,  sur  leur  organisation,  sur  leurs  espè- 
ces, sur  leur  vie,  sur  leurs  mœurs,  tout  ce 
qu'il  est  possible  de  savoir  de  son  temps; 
dans  l'histoire  des  sciences,  personne,  non 
pas  même  Linné,  Buffon,  Cuvier,  n'a  mon- 
tré plus  de  passion,  ni  plus  de  sagacité,  pour 


PRÉFACE.  xciii 

ces  vastes  recherches.  Les  siècles  ont  fait 
bien  des  progrès;  mais  ils  n'ont  pas  produit 
un  savant,  ni  plus  appliqué,  ni  plus  clairvo- 
yant. Les  regards  portés  aujourd'hui  sur  le 
monde  ont  beaucoup  plus  d'étendue  et  des- 
cendent beaucoup  plus  profondément;  mais 
ils  ne  sont  pas  plus  perçants.  Souvent  même, 
Aristote  exprime  le  sentiment  qui  l'anime  en 
des  termes  dont  la  vivacité  contraste  avec  la 
froide  austérité  qui  lui  est  ordinaire.  C'est 
lui  le  premier  qui  a  dit  et  répété  sous  toutes 
les  formes  que  «  La  nature  ne  fait  rien  en 
vain».  L'homme  est  donc  toujours  ample- 
ment payé  des  labeurs  qu'il  lui  consacre  ;  en 
cherchant  à  la  comprendre,  il  n'a  pas  à  crain- 
dre de  poursuivre  une  énigme  sans  mot.  Tout 
en  elle  a  un  but;  tout  a  un  sens  ;  et  ses  ténè- 
bres, aussi  bien  que  ses  merveilles  les  plus 
éclatantes,  sont  un  aiguillon  pour  la  curio- 
sité insatiable  dont  nous  sommes,  parmi  tous 
les  êtres,  les  seuls  à  être  doués.  Aussi, 
avec  quel  transport  d'enthousiasme  Aristote 
n'exalte-t-il  pas  cette  grande  parole  d'Ana- 
xagore,  déclarant,  au  milieu  de  ses  contem- 
porains égarés,  que  le  monde  est  régi  par 


xiiv  PREFACK. 

une  Intelligence  !  Avec  quel  dédain  ne  repous- 
se-t-il  pas  ces  systèmes  déplorables  qui  veu- 
lent rapporter  tous  les  phénomènes  de  l'uni- 
vers à  un  aveugle  hasard,  et  qui  en  réduisent 
la  constante  succession  à  une  suite  d'épisodes 
défectueux,  comme  ceux  d'une  mauvaise  tra- 
gédie !  De  là  encore,  l'horreur  qu'Aristote 
ressent  pour  ces  autres  doctrines  non  moins 
fausses,  qui  attribuent  l'origine  des  choses  à 
la  Nuit,  au  Chaos,  au  Néant. 

D'ailleurs,  il  ne  se  fait  pas  d'illusion  en 
sens  contraire  ;  et,  fidèle  à  la  modestie  socra- 
tique, s'il  connaît  les  grandeurs  de  l'intelli- 
gence humaine,  il  en  connaît  aussi  les  lacunes 
et  rinfirmité.  Tout  est  intelligible  dans  la  na- 
ture ;  mais  ce  n'est  pas  à  dire  que  nous  puis- 
sions tout  y  comprendre.  Quand  l'homme 
essaye  de  s'élever  à  Dieu,  il  lui  sied  mieux 
que  jamais  de  montrer  cette  réserve  et  cette 
humilité,  que  recommande  la  vraie  philoso- 
phie. Mais,  tout  en  ayant  cette  prudence  et 
cette  sagesse,  Aristote  proclame  hautement 
que  tout  dans  l'univers  tend  au  bien,  et  que 
le  bien  est  la  raison  dernière  des  choses  et 
leur  cause  finale.  Platon  l'avait  déjà  dit,  en 


PU  li  FACE.  \cv 

faisant,  de  Tldée  du  Bien,  la  première  et  la 
plus  féconde  de  toutes  les  Idées.  Aristote  a 
été  plus  affirmatif  enj:îore  ;  et  ce  n'est  point 
lui  attribuer  un  mérite  qu'il  n'aurait  pas  que 
de  le  regarder  comme  le  fondateur  de  l'Opti- 
misme. Il  ne  dit  pas  que  tout  est  bien  dans 
le  monde,  puisqu'il  n'y  aurait  plus  dès  lors 
de  distinction  entre  le  bien  et  le  mal  ;  mais 
il  dit,  avec  les  plus  sages  des  humains,  que 
tout  dans  le  monde  est  le  mieux  possible,  et 
il  pense  sans  doute  que,  si  l'homme  ne  peut 
pas  concevoir  l'existence  du  mal,  dans  un 
monde  parfait,  c'est  que  Dieu  a  gardé  ce 
secret  pour  lui  seul. 

Avant  tout,  ce  qui,  dans  la  nature,  occupe 
Aristote,  c'est  le  mouvement,  dont  il  a  fait 
une  théorie  spéciale  dans  sa  Physique.  Le 
mouvement  est  encore  plus  apparent  que 
l'ordre  dans  l'ensemble  de  l'univers.  Dans  le 
monde  sensible,  tout  est  sujet  à  une  alterna- 
tive perpétuelle  de  production  et  de  des- 
truction; dans  le  ciel,  tout  se  meut  avec  une 
régularité  inaltérable.  Le  mouvement  est 
éternel,  comme  le  sont  le  temps  et  l'espace 
infini,  dans  lesquels  il  se  passe.   Mais  d'où 


xcvi  PRÉFACE. 

vient  le  mouvement  ?  Qui  Ta  imprimé  à 
toutes  choses,  soit  aux  choses  périssables, 
comme  celles  qui  nous  entourent  et  dont 
nous  faisons  partie,  soit  aux  choses  impéris- 
sables et  éternelles,  comme  celles  que  nous 
contemplons  dans  les  cieux?  A  cette  ques- 
tion, qui  a  été  et  qui  sera  Técueil  de  tant  de 
philosophes,  Aristote  répond  avec  une  clarté 
qui  dissipe  toutes  les  ombres  :  Le  mouve- 
ment ne  peut  venir  que  d'un  principe,  qui 
n'est  pas  seulement  capable  de  le  produire, 
mais  qui  le  produit  effectivement  et  actuelle- 
ment. Ce  principe  doit  être  en  acte  et  non 
pas  en  simple  puissance  ;  car  ce  qui  est  en 
puissance  peut  aussi  ne  jamais  arriver  à  réa- 
lité. Et  comment  supposer  que  le  mouve- 
ment s'arrête,  ou  qu'à  un  certain  moment 
de  la  durée,  il  ait  pu  ne  pas  exister?  L'es- 
sence de  ce  principe ,  c'est  donc  d'être  en 
acte,  et  d'y  être  uniquement  et  toujours.  Il 
faut  aussi  qu'il  soit  sans  matière;  car  la  ma- 
tière ne  peut  se  donner  le  mouvement^  et 
nous  voyons  que,  sans  l'artiste,  l'œuvre  qu'il 
façonne  ne  prendrait  jamais  d'elle-même  la 
forme  qu'elle  reçoit  de  lui. 


PRÉFACE.  xcvii 

Il  n'y  a  donc  pas  mouvement  de  mouve- 
ment, puisqu'on  se  perdrait  alors  dans  Tin- 
fini  ;  et  le  principe  qui  donne  le  mouvement 
au  reste  des  êtres  doit  être  lui-même  éternel- 
lement immobile  et  immuable.  Il  faut  qu'il 
soit  essence  et  acte,  et  qu'il  meuve  les  choses 
à  peu  près  comme  le  désirable  meut,  sans 
être  mû,  le  désir  qu'il  suscite;  le  désirable 
est  à  l'égard  du  désir  complètement  immo- 
bile ;  le  désir  seul  est  en  mouvement,  pour 
arriver  à  l'objet  qui  est  sa  fin  suprême. 

Aristote  aime  trop  la  vérité  pour  ne  pas 
rappeler  que  d'autres,  avant  lui,  ont  soutenu 
une  doctrine  à  peu  près  semblable,  et  cru, 
comme  lui,  à  un  acte  éternel,  à  un  éternel 
présent.  Il  cite  entre  autres  Leucippe  et  Pla- 
ton; mais  il  leur,  reproche,  à  tous  deux,  de 
n'avoir  pas  parlé  du  principe  et  de  la  cause 
du  mouvement.  Platon,  en  particulier,  a 
reconnu  un  principe  qui  se  meut  lui-même,  et 
qui  transmet  le  mouvement  à  l'ensemble  des 
choses;  ce  principe,  c'est  l'âme.  Mais, comme 
Platon  fait  l'âme  postérieure  au  ciel,  ce  n'est 
pas  l'âme  qui  meut  le  ciel,  et  il  reste  tou- 
jours à  expliquer  comment  il  est  mû.  Cette 

T.  I.  g 


xcviii  PRÉFACE. 

critique  n'est  peut-être  pas  aussi  fondée 
qu'Aristote  semble  le  croire.  Nous  n'en  pou- 
vons pas  bien  juger  pour  Leucippe;  mais, 
dans  le  Timée^  ce  n'est  point  l'âme  qui  donne 
le  mouvement  au  monde  ;  c'est  Dieu  et  Dieu 
seul.  Du  reste,  peu  importe  qu'Aristote  se  • 
soit  trompé  une  fois  de  plus  sur  la  doctrine 
de  son  maître;  en  ceci  du  moins,  il  lui  rend 
cette  justice  que  la  grande  pensée  d'un  acte 
éternel  lui  était  venue. 

Mais  Aristote  poursuit. 

Oui,  il  existe  une  substance,  éternelle,  et 
éternellement  en  acte,  immobile  et  produi- 
sant le  mouvement,  dans  un  temps  et  dans 
un  espace  infinis,  séparée  des  choses,  non 
sensible,  sans  grandeur,  sans  matière,  sans 
divisions  possibles,  sans  parties,  une,  impas- 
sible, immuable,  éternellement  identique  à 
elle-même.  C'est  là  le  principe  nécessaire  et 
parfait  auquel  la  nature  et  le  monde  sont 
suspendus.  L'ordre  universel  en  relève,  et  ne 
saurait  se  passer  un  seul  instant  de  lui,  puis- 
que ce  principe  est  éternellement  actuel ,  et 
que,  sans  cet  acte  continu  et  incessant,  les 
choses  ne  pourraient  durer  un  seul  moment 


PRÉFACE.  xcix 

ce  qu'elles  sont.  Le  mouvement  qu'il  imprime 
à  l'univers  est  le  mouvement  circulaire,  parce 
que  le  mouvement  circulaire  est  le  seul  qui 
se  suffise,  et  qui  puisse  recommencer  perpé- 
tuellement, sans  s'interrompre  jamais,  tou- 
jours le  même,  toujours  uniforme. 

Tout  cela  est  bien  grand;  et  l'on  croirait, 
à  deux  mille  ans  d'intervalle,  entendre  déjà 
Newton,  à  la  fin  des  Principes  mathématiques 
de  la  philosophie  naturelle  y  concluant  à  l'exis- 
tence nécessaire  d'un  premier  moteur.  Mais 
Aristote  ne  se  borne  pas,  comme  le  fait  Nevs^- 
ton,à  cette  affirmation  trop  générale.  Il  tente 
de  pénétrer  jusque  dans  la  nature  intime  et 
l'essence  de  Dieu.  C'est  le  Saint  des  Saints 
pour  la  philosophie,  aussi  bien  que  pour  les 
religions  ;  et  Aristote,  y  portant  le  ferme 
regard  qu'il  a  porté  sur  le  monde  des  choses 
sensibles,  explique  Dieu  par  l'acte  pur,  l'acte 
éternel  de  l'intelligence.  L'Intelligence  ne 
s'adresse  jamais  qu'au  meilleur,  et  l'Intelli- 
gence la  plus  parfaite  ne  peut  s'adresser  qu'à 
ce  qu'il  y  a  de  plus  parfait.  Dieu,  qui  est  l'être 
éternel  et  parfait,  ne  peut  donc  éternellement 
penser  qu'à  lui  seul,  c'est-à-dire  à  sa  propre 


c  PRÉFACE. 

pensée  ;  l'intelligence  divine  est  l'éternelle  in- 
telligence de  rintelligence.  L'acte  en  soi  est 
la  vie  de  Dieu,  sa  vie  éternelle,  et  son  éternelle 
félicité*.  L'homme  s'efforce  vainement  de 
se  faire  une  juste  idée  de  ce  bonheur  de  l'être 
parfait,  éternel,  et  Un;  mais  l'homme  peut 
en  apercevoir  une  fugitive  image  dans  ces 
courts  instants  où  il  lui  est  donné,  à  lui 
aussi,  de  saisir,  par  la  contemplation,  l'acte 
de  sa  propre  pensée  et  de  sa  propre  intelli- 
gence. 

Cette  théodicée  est  acceptable  dans  ses 
traits  principaux  ;  elle  est  exquise  et  vraie  ; 
et  quand  plus  tard  on  a  défini  Dieu  en  disant 
qu'il  est  «  un  pur  esprit  » ,  on  ne  faisait  que 
reproduire  Aristote,  en  termes  plus  concis, 
mais  moins  clairs  que  les  siens.  L'acte  pur 
de  l'intelligence,  c'est  bien  l'esprit  dans 
toute  sa  pureté  ;  et  faire  de  Dieu  l'acte  pur, 
c'est  bien  en  faire  un  pur  esprit.  S'efforcer 
de  le  comprendre  dans  son  infinitude,en  par- 
tant de   l'àme  finie  de    l'homme,   c'est    la 


^  Bossuet  n'est  que  l'écho  d'Aristote  quand  il  dit  :  »  Dieu  se 
«  connaît  et  se  contemple;  sa  vie,  c'est  de  se  connaître.  »  Ser- 
mon sur  la  Morty  p.  393,  édition  de  i845. 


PRÉFACE.  CI 

seule  méthode  que  puisse  adopter  notre 
débile  raison;  et  c'est  une  des  gloires  les 
moins  contestables  de  la  philosophie,  un 
des  plus  vrais  services  qu'elle  ait  rendus  à 
l'esprit  humain,  de  nous  découvrir  le  chemin 
mystérieux  et  sûr  qui  peut  nous  conduire  à  . 
Dieu,  sans  les  insuffisances  de  l'instinct,  ou 
les  égarements  de  la  superstition. 

Néanmoins,  dans  cette  exacte  et  belle 
théodicée,  on  a  dès  longtemps  signalé  un 
bien  grave  défaut:  Admet-elle  la  providence? 
Et  si  elle  ne  l'admet  pas,  qu'est-ce  qu'un 
Dieu  qui  ne  préside  point,  avec  une  sagesse 
infinie  et  une  infinie  bonté,  à  l'ordre  qu'il  a 
établi  dans  les  êtres  et  dans  les  choses  de 
l'univers?  Il  est  assez  étrange  qu'on  puisse 
même  élever  de  telles  objections  contre  la 
doctrine  d'Aristote,  et  que,  sur  un  tel  sujet, 
le  philosophe  se  soit  expliqué  si  obscuré- 
ment que  le  doute  soit  permis.  On  a  pu,  avec 
la  même  vraisemblance,  soutenir,  et  que  la 
providence  résulte  de  son  système,  et  que, 
au  contraire,  elle  en  est  exclue.  Si  Dieu,  en 
tant  qu'acte  pur  et  pur  esprit,  ne  pense  qu'à 
lui  seul,  il  ne  pense  plus  à  l'univers,  quoique. 


cil  PRÉFACE. 

tout  au  moins,  il  l'ait  ordonné,  sinon  créé, 
et  quoiqu'il  le  gouverne,  selon  la  sentence 
d'Anaxagore.  Ou  bien,  si  Dieu  pense  au 
monde,  c'est  qu'il  se  confond  avec  le  monde, 
puisqu'il  ne  pense  éternellement  que  sa  pro- 
pre pensée.  Donc,  un  Dieu  ignorant  les 
choses,  ou  un  Dieu  identifié  avec  elles,  telle 
est  la  double  conséquence  qui  ressort  pres- 
que nécessairement  de  la  théodicée  aristoté- 
lique. Des  deux  côtés,  elle  est  également  fâ- 
cheuse ;  et  il  est  impossible  de  voir  comment 
le  philosophe  peut  se  soustraire  à  ce  dilemme* 
Il  a  dit,  il  est  vrai,  que  la  nature  ne  fait  rien 
en  vain  ;  et  cette  opinion,  cent  fois  exprimée 
par  lui,  semble  bien  impliquer  que  l'Intelli- 
gence régit  aussi  la  nature,  et  cherche  sans 
cesse  les  moyens  les  plus  propres  à  y  réaliser 
la  fin  qu'elle  poursuit.  Il  y  aurait  donc  là, 
dans  l'accomplissement  de  tous  les  phéno- 
mènes que  nous  pouvons  observer,  la  trace 
et  la  marque  d'une  providence,  qui  fait  tout 
pour  le  mieux,  et  dont  la  vigilance,  s'éten- 
dant  à  tous  les  êtres,  ne  peut  jamais  se  las- 
ser. Mais,  à  s'en  tenir  aux  théories  du  philo- 
sophe, la  nature  est  si  loin  de  Dieu  qu'elle 


PRÉFACE.  cm 

ne  semble  plus  avoir  aucun  rapport  avec  lui. 
Elle  a  bien  sa  fonction  distincte,  qu'elle 
remplit  merveilleusement  ;  mais  elle  est  une 
force  aveugle  ;  tout  s'y  passe  par  une  sorte 
de  mécanisme  inconscient. 

Malheureusement,  dans  la  doctrine  d'Aris- 
tote,  l'homme  a  encore  moins  de  relations 
que  la  nature  avec  Dieu.  Il  peut  jusqu'à  un 
certain  point  le  connaître  ;  il  peut  même  par- 
tager, l^quoiqu'à  une  distance  incommensu- 
rable, quelque  chose  de  la  vie  divine.  Mais, 
malgré  ce  magnifique  privilège,  le  Dieu  d'A- 
ristote  ignore  l'homme  plus  encore  qu'il 
n'ignore  les  choses  ;  l'humanité  est  à  ses 
yeux  comme  si  elle  n'était  pas.  On  peut  donc 
présumer  que,  si  Dieu  n'est  providence  que 
dans  une  mesure  excessivement  étroite  à 
l'égard  de  la  nature,  il  ne  l'est  plus  du  tout 
à  l'égard  de  l'homme.  C'est  l'homme,  cepen- 
dant, qui  est  l'être  par  excellence,  puisqu'il 
est  le  seul  qui  ait  le  désir  et  la  faculté  de  con- 
naître, et  que  l'intelligence,  à  son  degré 
suprême,  est  l'apanage  essentiel  de  Dieu. 
Un  être  qui  se  rapproche  de  la  divinité,  ou 
plutôt  le  seul  être  qui  s'en  rapproche,  peut-il 


civ  PRÉFACE. 

être  négligé  par  elle?  Est-il  possible  que 
nous  nous  occupions  de  Dieu,  et  que  Dieu 
ne  s'occupe  pas  de  nous?  Est-ce  bien  là  le 
Dieu  que  cherche  Thumanité,  et  surtout  le 
Dieu  que  cherche  la  philosophie  ? 

Cette  erreur  d'Aristote  est  d'autant  plus 
regrettable,  et  elle  doit  d'autant  plus  nous 
étonner,  qu'ici  encore,  il  avait  l'exemple  de 
son  maître.  Dans  le  X*  livre  des  Lois,  dans  le 
Timée,  Platon  affirme  la  Providence,  après 
avoir  affirmé  l'existence  de  Dieu,  avec  une 
énergie  que  la  foi  chrétienne  elle-même  n'a 
pas  surpassée;  il  a  suivi  les  rapports  de 
l'homme  à  la  divinité  jusque  dans  les  derniers 
replis  de  la  conscience.  Après  Platon,  on  a 
pu  développer  et  approfondir  ces  vérités  ; 
on  ne  les  a,  ni  modifiées,  ni  accrues.  Com- 
ment  Aristote  paraît-il  les  avoir  méconnues, 
ou  dédaignées?  Pourquoi  ne  les  a-t-il  pas 
combattues,  si  elles  lui  semblaient  des  er- 
reurs? Pourquoi,  en  tout  cas,  les  a-t-il  omi- 
ses, par  une  de  ces  prétentions  qui,  entre 
autres  questions, lui  ont  fait  négliger,  en  psy- 
chologie, celle  de  l'immortalité  de  l'âme?  Ce 
silence  est  peu  philosophique  ;  il  y  a  des  pro- 


PRÉFACE.  cv 

blêmes  qu'on  ne  doit  pas  laisser  de  côté,  sans 
déclarer,  tout  autnoins,  pourquoi  on  ne  les 
aborde  pas. 

Ce  n'est  donc  point  être  injuste  envers 
Aristote  que  de  conclure  que  le  Dieu  qu'il 
conçoit  n'est  pas  une  providence.  Cette  ques- 
tion semble  avoir  échappé  à  la  perspicacité 
de  son  génie;  ou,  s'il  Ta  entrevue,  il  n'y  a 
pas  attaché  assez  d'importance. 

Un  autre  doute  peut  s'élever  qui  serait 
aussi  très  grave,  si,  d'ailleurs,  il  n'était  pas 
plus  spécieux  que  réel.  Aristote  a-t-il  cru  à 
un  Dieu  unique?  Ou  bien,  a-t-il  cru  à  la  mul- 
tiplicité des  Dieux  ?  Après  tout  ce  que  l'on 
vient  de  voir,  on  a  peine  à  comprendre  que 
cette  question  puisse  être  posée.  Le  premier 
moteur,  immobile,  éternel,  immatériel,  im- 
muable, ne  peut  être  qu'unique;  la  pluralité 
des  premiers  moteurs  serait  une  contradic- 
tion et  un  désordre.  Mais,  c'est  Aristote  lui- 
même  qui,  après  avoir  établi  l'unité  du  pre- 
mier moteur,  se  demande  s'il  n'y  a  pas  autant 
de  substances  éternelles,  immobiles  et  motri- 
ces, qu'il  y  a  de  planètes  et  d'astres.  Il  ré- 
pond par  l'affirmative  ;  et,  à  l'en  croire,  le 


cvi  PRÉFACE. 

soleil,  la  lune,  chacune  des  planètes,  et  pro- 
bablement la  terre  elle-même,  sont  mues  par 
autant  de  substances  éternelles,  immobiles, 
immatérielles,  comme  le  premier  ciel  est  mû 
par  le  premier  moteur.  Mais  ces  moteurs  des 
astres  sont-ils  indépendants?  Ou,  sont-ils 
subordonnés  ?  Aristote  se  tait  sur  ce  point  ; 
et,  après  avoir  examiné  les  théories  des 
astronomes  de  son  temps,  Eudoxe  et  Cal- 
lippe,  sur  les  sphères  des  astres,  au  nombre 
de  cinquante-cinq  ou  seulement  de  quarante- 
sept,  et  à  chacune  desquelles  président  au- 
tant de  substances  éternelles,  il  conclut  que 
les  astres  sont  autant  de  Dieux,  et  qu'ainsi 
le  divin  enveloppe  la  nature  tout  entière.  Il 
met,  d'ailleurs,  ces  croyances  salutaires  sous 
la  garantie  des  traditions  les  plus  anciennes 
que  le  genre  humain  ait  conservées,  au  mi- 
lieu de  toutes  les  révolutions  et  de  tous  les 
bouleversements  dont  il  a  été  la  victime. 

Mais,  hâtons-nous  de  le  dire  :  Aristote  ne 
se  contente  pas  de  ces  traditions  vénérables; 
et  il  en  revient  à  sa  propre  théorie,  pour 
affirmer  de  nouveau,  et  irrévocablement, 
l'unité  du  premier  moteur,  l'unité  du  ciel, 


PRÉFACE.  cvii 

l'unité  de  Dieu,  présidant  à  Tordre  univer- 
sel, comme  le  général  est  le  chef  de  son 
armée,  comme  le  père  de  famille  est  le  maî- 
tre unique  d'une  maison  bien  ordonnée.  Il 
va  même  jusqu'à  réfuter,  en  quelques  mots, 
le  système  insensé  des  deux  principes,  entre 
lesquels  se  diviserait  l'univers,  livré,  entre 
le  bien  et  le  mal,  à  la  plus  effroyable  anar- 
chie; et  il  termine  le  XIP  livre  de  sa  Philo- 
sophie première,  le  plus  précieux  de  tous, 
en  répétant  le  fameux  vers  d'Homère  : 

Plusieurs  chefs  sont  un  mal  ;  il  ne  faut  qu'un  seul  chef. 

Avec  Aristote,  arrêtons-nous  quelques  ins- 
tants sur  ces  sommets,  que  bien  peu  de  phi- 
losophes ont  gravis  d'un  pas  aussi  puissant, 
et  où  bien  moins  encore  ont  trouvé  plus  de 
lumière.  Aristote  s'y  est  complu;  il  s'y  est 
reposé,  après  une  longue  et  pénible  route, 
au  travers  de  toutes  les  choses  de  la  nature 
et  de  la  pensée,  au  travers  du  monde  sensi- 
ble et  du  monde  intelligible,  parcourus  dans 
tous  les  sens.  Puisse  son  exemple  servir  d'en- 
seignement à  d'autres,  qui  croient  marcher 


cviii  PRÉFACE. 

sur  ses  traces,  et  qui,  cependant,  sont  si  loin 
de  lui,  non-seulement  par  le  génie,  mais  par 
la  doctrine  !  Quand  on  le  connaît,  peut-on 
l'invoquer  encore  comme  un  partisan  du  sen- 
sualisme ? 

On  le  voit  donc  :  malgré  l'état  ruineux  où 
la  Métaphysique  nous  est  parvenue,  et  où 
Fauteur  Ta  laissée,  elle  n'en  reste  pas  moins 
un  des  plus  beaux  monuments  de  la  philoso- 
phie, soit  dans  l'Antiquité,  soit  dans  les 
temps  modernes.  D'abord,  c'est  le  premier 
en  date,  non  pas  que  l'esprit  grec  avant  Aris- 
tote  n'eût  point  fait  de  la  Métaphysique; 
mais  la  Métaphysique,  si  elle  était  répandue 
dans  tous  les  systèmes  qui  s'étaient  produits 
depuis  Thaïes,  n'avait  point  reçu  de  forme 
distincte  et  scientifique.  Platon  même,  quoi- 
qu'il l'ait  semée  à  pleines  mains  dans  tous 
ses  Dialogues,  ne  l'a  point  définie  et  déter- 
minée. C'est  Aristote,  le  premier,  qui  la 
constitue,  en  marque  les  limites,  en  fixe  le 
domaine,  et  l'explore  presque  aussi  complè- 
tement que  personne  l'a  fait  après  lui. 

A  ce  mérite  de  priorité,  avec  les  avanta- 
ges et  les  inconvénients  qu'il  comporte,  s'en 


PRÉFACE.  cix 

joint  un  autre  :  c'est  la  gravité  et  le  nombre 
des  questions  qu'Aristote  a  soulevées.  Nous 
les  énumérons  encore  une  fois:  Définition  de 
la  philosophie  première,  discussion  sur  la 
nature  des  nombres  et  sur  les  Idées,  examen 
et  réfutation  du  Scepticisme,  théorie  de  la 
substance  et  de  la  cause,  affirmation  de 
Tordre  universel,  optimisme,  existence  et  na- 
ture du  Dieu,  voilà  les  problèmes  principaux 
qu'il  agite  et  qu'il  résout,  sans  parler  de 
bien  d'autres.  En  est-il  de  plus  grands?  En 
est-il  qui  sollicitent  plus  vivement  notre 
raison  ?  Et  la  plupart  des  solutions  qu'il 
propose,  ne  comptent-elles  pas  parmi  les 
meilleures  qui  en  aient  été  données?  Un 
rapide  coup  d'œil  jeté  sur  l'histoire  de  la 
Métaphysique  jusqu'à  nos  jours  nous  fera 
voir  à  quelle  hauteur  Aristote  s'est  élevé,  et 
quelle  place  il  doit  occuper  parmi  ses  émules, 
qui  sont  en  bien  petit  nombre,  si  l'on  s'en 
tient  à  ceux  qui  sont  vraiment  dignes  de  lui 
être  comparés. 

Mais,  avant  de  le  quitter,  adressons-lui 
encore  une  louange,  que  justifie  \di  Métaphysi- 
que, à  chacune  de  ses  pages.  Que  de  choses 


ex  PRÉFACE. 

ne  nous  a-t-il  pas  apprises  sur  ses  devanciers  ! 
Il  est  vrai  qu'il  les  critique  plus  souvent  qu'il 
ne  les  approuve  ;  mais,  en  les  critiquant,  il 
nous  les  fait  connaître.  Bien  plus,  quelque 
confiance  qu'il  puisse  avoir  en  lui-même,  il 
sent  le  besoin  de  consulter  les  autres,  et  de 
savoir  ce  qu'ils  ont  pensé.  Il  se  fait  un  devoir 
de  cette  étude  scrupuleuse  du  passé  ;  et  il 
l'impose  à  la  science  tout  entière,  comme  une 
condition  indispensable.  C'est  en  ce  sens 
qu'on  a  pu  dire  qu'il  avait  été  le  premier  his- 
torien de  la  philosophie.  Ce  n'est  pas  là  un 
mince  honneur.  Pour  lui,  c'est  si  bien  un 
procédé  général  qu'il  l'emploie  et  le  recom- 
mande, en  politique,  en  psychologie,  en 
astronomie  ,  en  météorologie,  en  rhétori- 
que, en  un  mot,  dans  tous  les  sujets  qu'il  a 
traités.  Là  où  il  ne  l'applique  pas,  c'est  qu'il 
n'y  a  rien  eu  avant  lui,  et  qu'il  est  inventeur, 
comme  dans  la  Logique.  Partout  ailleurs,  il 
croit  devoir  faire  une  exacte  revue  des  opi- 
nions qui  ont  précédé  les  siennes,  pour  pro- 
fiter de  ce  qu'elles  peuvent  contenir  de  vrai, 
ou  pour  s'épargner  des  erreurs  déjà  commi- 
ses. Cette  prudente  déférence  pour  le  passé 


PRÉFACE.  CXI 

est  bien  rare;  il  est  utile  de  la  signaler 
comme  un  excellent  exemple;  trop  peu  suivi. 
Nous  devons  même  rappeler  d'autant  plus 
soigneusement  ce  titre  d'Aristote  qu'on  l'a 
trop  souvent  méconnu.  A  quelles  invectives, 
à  quelles  calomnies,  Bacon  ne  s'est -il  pas 
livré,  quand  il  accuse  le  philosophe  d'avoir 
voulu  égorger  ses  frères,  comme  le  font  les 
despotes  de  l'Orient,  afin  d'étouffer  leur 
gloire  au  profit  de  la  sienne  !  La  Métaphysi- 
que prouverait  à  elle  seule  jusqu'à  quel  point 
sont  fausses  ces  imputations  odieuses.  L'ac- 
cusation retomberait  bien  plus  justement  sur 
Bacon  lui-même;  et  s'il  n'eût  dépendu  que 
de  lui,  aurait-il  hésité  à  supprimer  la  mémoire 
d'Aristote,  afin  d'assurer  le  triomphe,  plus 
que  douteux ,  du  prétendu  Novum  Orga- 
num  sur  l'ancien  ? 

Mais  passons. 

Pour  apprécier  la  valeur  de  la  Métaphysi- 
que d'Aristote,  il  n'est  pas  nécessaire  d'in- 
terroger toute  l'histoire  ;  quelques  noms, 
pris  parmi  les  plus  éclatants,  y  suffisent  : 
Descartes,  Spinoza,  Leibniz,  Rant,  Hegel. 
Rapproché  de  chacun  d'eux,  si  le  philosophe 


cxii  PRÉFACE. 

antique  ne  paraît  inférieur  à  aucun,  s'il  est 
même  supérieur  à  la  plupart,  on  peut  être 
certain  que  la  gloire  ne  s'est  pas  trompée 
pour  lui  plus  que  pour  eux.  A  quelque  éloi- 
gnement  qu'il  soit  de  nous,  il  faut  le  placer 
parmi  les  génies  qui  ont  été  les  plus  bienfai- 
sants et  les  plus  féconds.  Étudié  dans  ses 
théories  principales,  il  semble  être  de  nos 
contemporains;  et,  sauf  quelques  singulari- 
tés d'expression,  il  parle  notre  langue.  11  faut 
l'écouter  très  attentivement  pour  le  bien  en- 
tendre; mais  c'est  uniquement  parce  qu'il  est 
profond  ;  ce  n'est  pas  parce  qu'il  est  obscur. 
Personne  n'a  été  plus  maître  de  sa  pensée; 
et  là  où  il  a  pu  l'amener  à  sa  perfection,  elle 
est  d'une  clarté  et  d'une  concision  que  les 
plus  habiles  pourraient  souhaiter,  parce 
qu'ils  ne  les  ont  pas  toujours  trouvées. 

S'il  faut  franchir  deux  mille  ans  entre  lui 
et  Descartes,  c'est  que,  durant  ce  si  long  in- 
tervalle ,  la  Métaphysique  ,  sans  avoir  été 
stérile,  n'a  pas  produit  de  monuments 
qu'on  puisse  assimiler  au  sien. 

Parmi  les  successeurs  immédiats  de  Pla- 
ton et  d'Aristote,  dans  l'Académie  et  dans  le 


PRÉFACE.  cxiii 

Pérîpatétisme,  la  Philosophie  première  avait 
été   tout  à  coup  négligée,   peut-être  parc;e 
qu'elle  venait  de  jeter  un  grand   éclat,  et 
aussi  parce  qu'elle  était  trop  sévère  pour 
des  esprits  que  le  doute  commençait  à  éncîr- 
ver.   L'école   d'Épicure  était  encore  moins 
faite  pour  s'en  occuper  ;  la  vie  lui  apparais- 
sait sous  des  couleurs  trop  peu   sérieuses 
pour  que  de  telles  spéculations  pussent  lui 
plaire.  Le  Stoïcisme,  plein  d'une  foi  magna- 
nime  dans  la  Providence,  s'était  borné   à 
l'affirmer,   sans  analyser  les   principes  sur 
lesquels  repose   cette  forte  croyance  ;  il  se 
contentait  de  raffermir  les  âmes  par  la  mo- 
rale, allant  au  plus  urgent,  et  laissant  à  des 
temps  meilleurs  des  études  plus  relevées, 
mais  moins  pratiques.  Les  Alexandrins,  Plo- 
tin  en  tète,  ont  fait  beaucoup  de  Métaphy- 
sique ;  on  peut  même  dire  qu'ils  n'ont  fait 
que  cela.  Mais  leur  mysticisme,  né  d'une  ri- 
valité inopportune  contre  le  Christianisme, 
les  a  jetés  dans  des  voies  ténébreuses,  aussi 
étrangères   à  l'esprit  hellénique  qu'inutiles 
au  monde:  Ils  ont  pensé  sans  méthode,  sans 
suite,  sans  aucune  régularité,  trouvant  par- 

T.  I.  'h 


\ 


cxiv  PRÉFACE. 

fois  des  éclairs  sublimes,  et  tombant,  le  plus 
souvent,  dans  des  subtilités  séniles  ou  dans 
d'extravagantes  superstitions.  Ce  sont  de 
nobles  âmes,  mais  de  très-faibles  esprits;  et 
Plotin  est,  à  la  fois,  le  plus  grand  d'entre 
eux  et  le  moins  sage. 

Avec  l'école  d'Athènes  et  Proclus,  après 
la  fermeture  des  écoles  païennes,  la  haute 
philosophie  disparaît  comme  elles;  elle 
s'éclipse  pour  un  millier  d'îinnées.  La  théolo- 
gie la  remplace,  sans  la  faire  tout  à  fait  ou- 
blier. La  longue  querelle  du  Nominalisme  et 
du  Réalisme,  portant  sur  la  question  même 
qui  avait  divisé  Aristote  et  Platon,  entretient 
les  souvenirs  de  l'Antiquité,  trop  peu  com- 
prise. Mais,  quand  un  moine  audacieux  ose 
tenter  de  sortir  du  dogme,  pour  exercer  au 
moindre  degré  les  droits  de  la  libre  pensée, 
il  est  ramené  au  giron  commun  par  la  plus 
implacable  orthodoxie,  depuis  l'excommu- 
nication de  Roscelin,  d'Abélard,  d'Amaury 
de  Chartres,  de  David  de  Dinant,  de  Roger 
Bacon,  d'Occam,  jusqu'au  bûcher  de  Jor- 
dano  Bruno  et  de  Vanini,  et  jusqu'à  la  tor- 
ture de  Campanella.  La  Métaphysique  d'Aris- 


PRÉFACE.  cxv 

tote,  apportée  dans  les  écoles  de  Paris  dès 
le  début  du  xuf  siècle,  y  devait  produire  si 
peu  d'effet,  en  face  de  ces  terribles  répres- 
sions, que  rÉglise,  après  en  avoir  interdit  la 
lecture,  la  permit  bientôt,  parce  que  cette 
lecture  était  sans  danger.  Après  les  décou- 
vertes du  XV®  siècle,  l'esprit  moderne  s'éveille 
au  souffle  de  la  Grèce;  mais  ses  premiers 
essais  sont  bien  aventureux  et  bien  désor- 
donnés. La  Renaissance,  emportée  par  son 
inexpérience  el  son  enthousiasme,  n'enfante 
rien  de  durable,  ni  de  solide.  Bacon  a  la 
gloire  de  briser  définitivement  le  joug  de  la 
Scholastique  ;  mais  il  ne  lui  est  pas  donné 
de  renouer  la  tradition,  parce  que  son  fol 
orgueil  le  pousse  à  dédaigner  celui  qui  la  re- 
présentait le  mieux.  Bacon  a  rendu  service 
à  l'esprit  humain  en  lui  rappelant  sa  puis- 
sance, et  en  le  conviant  à  la  recherche  indé- 
pendante; mais  s'il  a  fait  beaucoup  pour  les 
sciences,  il  n'a  rien  fait  pour  la  philosophie 
et  la  Métaphysique. 

C'est  Descartes  qui  reprend  la  tradition 
véritable  ;  et  l'on  pourrait  presque  croire 
qu'entre  Aristote  et  le  wif  siècle,  il  ne  s'est 


cxvi  PRÉFACE. 

rien  passé,  tant  l'entreprise  du  philosophe 
français  ressemble  à  celle  du  philosophe  an- 
cien, tant  le  progrès  de  l'un  à  l'autre  sem- 
ble régulier  et  presque  insensible.  Tous 
deux  tiennent  une  place  considérable  dans 
l'histoire  des  sciences;  et,  si  Descartes  est 
un  mathématicien  de  génie  et  un  physiolo- 
giste, Aristote  est  un  naturaliste  incompa- 
rable, et  un  logicien,  qui  n'a  laissé  rien  à 
faire,  après  lui,  dans  l'aride  domaine  qu'il  a 
défriché  le  premier.  Les  mérites  se  valent 
tout  au  moins;  et  Aristote  l'emporte  par 
l'étendue  et  la  variété  de  l'intelligence.  En 
philosophie,  les  titres  scientifiques  ne  pèsent 
pas  autant  qu'on  est,  en  général,  porté  à  le 
penser;  on  peut  être  très-savant  sans  être 
philosophe  ;  mais  ils  ont  leur  prix  quand  ils 
peuvent  s'ajouter  à  des  titres  supérieurs. 
C'est  ce  qui  justifie  Descartes  d'avoir  déclaré 
que  ses  démonstrations  philosophiques  sont 
fort  au-dessus  de  ses  démonstrations  de  géo- 
métrie. Aristote  ne  pensait  pas  autrement, 
quand  il  mettait  la  Philosophie  première  à  la 
tête  de  toutes  les  sciences,  parce  qu'elle  leur 
donne  à  toutes  le  secret  de  leurs  principes. 


PRÉFACE.  cxvu 

Arisfote  et  Descartes  cherchent  avec  la 
même  ardeur  le  fondement  de  la  certitude^ 
et  tous  deux  le  placent  également  dans 
l'évidence.  Pour  Aristote,  c'est  le  principe 
de  contradiction;  pour  Descartes,  c'est  son 
fameux  axiome,  plus  profond  encore  que 
celui  du  philosophe  grec.  C'est  un  fait  logi- 
que d'une  certitude  et  d'une  vérité  indénia- 
bles, fût-ce  au  scepticisme  le  plus  obstiné, 
qu'une  même  chose  ne  peut  tout  ensemble 
être  et  n'être  pas.  Cette  base  peut  suppor- 
ter tout  l'édifice  de  la  connaissance  humaine  ; 
il  n'y  a  pas  dans  l'intelligence  une  seule  no- 
tion qui  ne  doive  s'y  appuyer.  Mais,  si  ce 
principe  est  de  soi  évident,  combien  l'intel- 
ligence qui  le  découvre  et  le  sanctionne, 
n'est-elle  pas  encore  plus  évidente  que  lui? 

Sans  doute,  le  principe  éclaire  l'esprit  qui  le 
conçoit;  mais,  sans  l'esprit  qui  discerne  et 
proclame  l'évidence,  que  seraient,  et  l'évi- 
dence, et  le  principe?  Si  l'esprit  reçoit  de  la 
lumière,  c'est  lui  d'abord  qui  la  donne;  et  le 
principe  resterait  à  jamais  caché  et  obscur, 
si  l'intelligence  ne  le  faisait  pas  sortir  des 
ténèbres,  en  y  projetant  sa  propre  clarté. 


cxviii  PRÉFACE. 

Ainsi,  Taxiome  cartésien  va  aussi  loin  qu'il 
est  possible  d'aller  ;  la  raison,  parvenue  à 
cette  limite  dernière,  ne  peut  la  dépasser; 
elle  s'affirme  en  se  saisissant,  et  fait  ainsi 
acte  de  foi  à  elle-même.  C'est  le  nec plus  ul- 
tra, qu'on  ne  peut  franchir  sans  tomber  dans 
les  abîmes  ;  c'est  Vinconcussum,  qu'on  ne  peut 
renverser  sans  renverser  tout  le  reste.  Il  n'y 
a  que  le  Mysticisme  qui  essaye  ce  suicide  de 
la  raison,  et  qui  répudie  la  réflexion,  pour 
s'abandonner  sans  réserve  à  l'instinct  du 
sentiment,  qui  est  bien  aussi  une  trace  de 
Dieu  dans  l'homme,  mais  une  trace  d'un 
ordre  inférieur. 

Ce  qui  confère  à  l'axiome  cartésien  un  im- 
mense avantage  sur  le  principe  de  contra- 
diction, sur  tout  autre  principe  quel  qu'il 
puisse  être,  c'est  qu'il  n'est  pas  seulement 
un  fait  de  logique;  il  est,  en  outre,  un  fait 
vivant  et  actuel.  Aristote  voyait  dans  la  pen- 
sée de  la  pensée  l'acte  éternel  de  la  vie  di- 
vine. Le  «  Je  pense,  donc  je  suis  »  est  bien 
aussi  la  pensée  de  la  pensée.  La  seule  diffé- 
rence, c'est  que  l'infirmité  humaine  a  des 
bornes;  et  que,  au  lieu  d'un  acte  éternel  et 


PRÉFACE.  cxix 

immobile,  comme  celui  de  Dieu,  l'homme 
n'a  qu*un  acte  passager  et  sujet  à  mille  va- 
riations. Mais,  à  l'instant  où  l'homme  pense 
sa  propre  pensée,  cet  acte,  bien  que  fugitif, 
lui  révèle  son  existence.  Son  être  est  essen- 
tiellement sa  pensée;  et  les  deux  phénomènes 
se  confondent  si  bien  qu'ils  sont  absolument 
inséparables,  pour  la  syllogistique  la  plus 
subtile.  Descartes  ne  distingue  pas  la  pensée 
et  l'existence  ;  il  les  identifie. 

Quiconque  veut  s'entendre  avec  soi-même 
ne  peut  plus  adopter  un  autre  point  de  dé- 
part. Si  l'on  redoute  les  atteintes  délétères 
du  Scepticisme,  on  ne  découvrira  pas  de  re- 
mède plus  salutaire.  Il  est  déjà  bien  diffi- 
cile au  sceptique  de  nier  le  principe  de  con- 
tradiction, puisque  c'est  nier  ses  propres  ar- 
guments. Nier  sa  pensée  est  d'une  impos- 
sibilité absolue,  au  moment  où  l'on  s'en  sert. 
Si  l'on  se  permet  cette  puérile  bravade,  le 
mieux  serait  encore  d'imiter  le  silence  de 
Cratyle.  Mais,  alors,  on  abdique  sa  nature 
d'homme,  et  l'on  se  réduit  à  cet  état  de  ma- 
tière inerte  dont  parle  Aristote,  dans  sa  lutte 
contre  les  Sophistes  de  son  temps.  Descar- 


cxx  PRÉFACE. 

tes  nous  propose  une  <(  méthode  pour  bien 
((  conduire  notre  raison  et  pour  chercher 
«  la  vérité  dans  les  sciences  »  ;•  les  règles 
qu'il  conseille  et  qu'il  s'était  imposées  à  lui- 
même,  sont  excellentes  sans  contredit;  mais 
ces  règles  ne  sont  ni  aussi  neuves,  ni  aussi 
utiles,  qu'il  le  croyait.  Sans  elles,  et  avant 
lui,  Copernic,  Kepler  et  tant  d'autres,  pour 
ne  point  parler  des  Anciens,  avaient  fait  faire 
aux  sciences  des  progrès  étonnants.  Après 
lui,  on  ne  voit  pas  que  les  sciences  aient  eu 
recours  à  la  pratique  rigoureuse  de  ces  rè- 
gles, que,  d'ailleurs,  tous  les  esprits  bien 
faits  appliquent  spontanément,  et  presque 
sans  réflexion.  Descartes  lui-même  a  dû  au 
génie  que  Dieu  lui  avait  donné,  et  non  à  sa 
méthode,  ses  découvertes  en  dioptrique,  en 
météorologie,  en  géométrie;  et  la  preuve, 
c'est  qu'aucun  de  ses  disciples,  parmi  les 
plus  dociles  à  suivre  ses  exemples  et  ses 
leçons,  n'a  rien  produit  de  ce  qu'avait  pro- 
duit le  maître.  La  méthode  n'est  donc  pas 
aussi  féconde  que,  dans  sa  modestie,  il  le 
supposait.  Mais  ce  qui  est  vrai  à  jamais, 
c'est  que  voilà  mis  à  nu  le  foyer  de  «  cette 


PRÉFACE.  cxxi 

«  lumière  qui  éclaire  tout  homme  venant  en 
«  ce  monde  ».  T8us  ne  l'aperçoivent  pas, 
bien  que  tous  portent  en  eux  le  flambeau  ; 
mais  ceux  qui  tiennent  à  l'apercevoir  doi- 
vent suivre  désormais  les  pas  de  Descartes, 
pour  affermir  les  leurs.  C'est  bien  de  son* 
axiome  que  la  philosophie  peut  dire,  plus 
justement  que  personne  :  «  Hors  de  là,  pas 
de  salut.  »  Tous  les  systèmes  qui,  depuis 
le  xvii^  siècle,  s'en  sont  écartés,  ont  payé 
cette  erreur  de  leur  chute,  et  le  même 
échec  attend  tous  les  systèmes  qui  s'en 
écarteront,  en  se  mettant  en  désaccord  avec 
lui.  La  psychologie  doit  être  le  nécessaire 
commencement  de  toute  philosophie  qui 
redoute  les  chimères,  et  qui  ne  veut  pas 
s'en  contenter. 

En  ceci.  Descartes  est  supérieur  à  Aristote 
et  à  tous  les  grands  esprits  qui  avaient  cher- 
ché, plus  ou  moins  heureusement,  le  crité- 
rium de  la  certitude.  Quelques-uns  l'avaient 
trouvé  déjà  dans  l'évidence;  mais  personne 
avant  Descartes  n'avait  montré  le  critérium 
de  l'évidence  elle-même.  Après  cette  pre- 
mière   supériorité    que    Descartes    a    sur 


>  1. 


cxxii  PRÉFACE. 

Aristote,  on  doit  lui  en  reconnaître  une 
autre.  Il  a  rattaché  indi^olublement  l'exis- 
tence de  Dieu  à  l'existence  et  à  la  pensée 
de  l'homme.  Sans  sortir  de  l'enceinte  de 
l'âme,  il  a  pu  établir  cette  preuve  définitive, 
que  d'autres  n'ont  demandée  qu'au  spectacle 
du  monde  extérieur.  Le  Cœli  enarrant  glo- 
riam  Dei  est  à  l'usage  des  philosophes,  aussi 
bien  que  de  la  foule  ;  et  la  théorie  du  pre- 
mier moteur,  dans  Aristote,  n'est  pas  autre 
chose  que  la  traduction  philosophique  du 
sentiment  commun  de  l'humanité.  Mais,  la 
preuve  cartésienne  nous  est  bien  autrement 
intime ,  puisque ,  grâce  à  elle ,  l'athéisme 
devient  la  négation  de  notre  propre  exis- 
tence, en  même  temps  que  la  négation  de 
Dieu.  De  l'être  fini  que  nous  sommes,  et 
que  nous  sentons  en  nous,  quand  nous  y 
rentrons,  ne  serait-ce  que  quelques  mo- 
ments ,  la  raison  remonte  à  l'être  infini , 
d'où  nous  venons ,  et  de  qui ,  par  consé- 
'quent,  viennent  aussi  toutes  choses.  De 
l'idée  que  nous  en  avons,  nous  concluons  à 
son  existence  nécessaire  ;  car  il  serait  con- 
tradictoire qu'il  nous  eût  accordé  la  pensée 


PRÉFACE.  cxxiii 

et  la  vie,  et  que,  lui-même,  il  n'eût,  ni  la 
vie,  ni  la  pensée. 

On  a  contesté  la  force  de  cette  preuve  ; 

* 

mais  c'est  bien  à  tort.  Elle  est  d'une  inébran- 
lable solidité  ;  et  si  Descartes  avait  besoin 
d'un  appui,  on  pourrait  invoquer  celui 
d'Aristote.  Après  avoir  démontré  que  l'acte 
éternel  et  immobile  de  la  pensée  est  la  vie 
de  Dieu,  ou  du  premier  moteur,  Aristote 
affirme  que  Dieu  est  le  plus  parfait  des  êtres, 
et,  par  suite,  le  principe  de  toutes  choses*. 
Aussi,  blâme-t-il  vivement  les  Pythagoriciens 
et  Speusippe,  qui  ont  refusé  la  perfection 
au  principe,  et  qui  l'ont  transportée  aux  êtres 
que  le  principe  produit,  au  lieu  de  la  placer 
dans  le  principe  lui-même.  Selon  eux,  les 
animaux  et  les  plantes,  arrivés  à  tout  leur  dé- 
veloppement, sont  plus  parfaits  que  les  ger- 
mes d'où  ils  sortent;  et,  par  conséquent, 
c'est  l'effet,  et  non  la  cause,  qui  réalise  la 
perfection.  Aristote  leur  répond  que  le 
germe  lui-même  vient  nécessairement  d'un 
être  parfait  et  supérieur.  Ainsi,  dans  la  gé- 

^  Métaphysique  d* Aristote,  liv.  XII,  ch.  vu,  §  8. 


cxxiv  PRÉFACE. 

nération,  c'est  le  germe  d'abord  qui  vient  de 
l'homme,  et  non  point  l'homme  qui  d'abord 
vient  du  germe.  Avant  de  pouvoir  se  déve- 
lopper, le  germe  doit  être  produit  par  un 
être  complet.  Aristote  en  conclut  que  c'est 
le  principe  qui  est  la  perfection  et  l'infini, 
tandis  que  l'effet  n'est  que  le  fini  et  l'impar- 
fait. Au  fond,  cet  argument  revient  à  celui 
de  Descartes  ;  et,  sauf  la  forme,  il  est  le 
même.  Du  fini  que  nous  observons  en  nous, 
et  de  notre  évidente  imperfection,  nous  con- 
cluons légitimement  que  c'est  d'un  être  in- 
fini, parfait  et  antérieur,  que  nous  venons. 
Sur  ce  point  comme  sur  tant  d'autres,  Aris- 
tote et  Descartes  pensent  de  même;  et  l'es- 
prit humain  peut  s'en  rapporter  à  leur  dou- 
ble autorité. 

On  reproche  encore  à  Descartes  d'avoir 
ouvert  la  porte  à  l'Idéalisme  et  au  Scepti- 
cisme, en  n'admettant  la  réalité  du  monde 
extérieur  que  sur  la  foi  de  la  véracité  divine. 
Nous  ne  croyons  au  témoignage  de  nos  sens 
et  de  nos  facultés,  lui  fait-on  dire,  que  parce 
que  nous  croyons  aussi  que  Dieu,  dans  sa 
perfection  infinie,  ne  peut  pas  nous  tromper; 


PREFACE.  cxxv 

il  est  véridique,  par  cela  seul  qu'il  est  par- 
fait. Cette  critique  n'est  peut-être  pas 
très  fondée.  Descartes  ne  dit  pas  que,  si 
nous  nous  en  rapportons  à  nos  facultés,  ce 
soit  exclusivement  parce  que  Dieu,  est  véri- 
dique à  l'égard  de  Thomme  ;  il  dit  seulement 
que,  si  Ton  pouvait  jamais  douter  du  témoi- 
gnage irrésistible  de  nos  facultés  ,  que  le 
genre  humain  accepte  unanimement,  il  fau- 
drait aller  jusqu'à  admettre  que  Dieu  est 
trompeur  et  se  joue  de  ses  créatures.  Des- 
cartes a  donc  cru,  comme  tout  le  monde,  à 
la  réalité  du  dehors  ;  et,  quoiqu'il  ne  l'ait 
pas  expressément  indiquée  dans  son  axiome, 
on  peut  assurer  qu'elle  y  est  implicitement 
comprise.  La  véracité  divine  est  un  argu- 
ment qu'il  oppose  à  un  douté  insensé  ;  et 
c'est  presque  à  contre-cœur  qu'il  consent  à 
y  répondre.  Aristote  non  plus  n'a  jamais 
démontré  la  réalité  des  choses  extérieures; 
et,  cependant,  qui  pourrait  imaginer  qu'il 
en  doutât?  Les  deux  philosophes  eussent 
mieux  fait  peut  être  de  consacrer  à  cette 
question  une  théorie  spéciale  et  appro- 
fondie; mais,  s'ils  l'ont  omise,  c'est  que  l'un 


cxxvi  PRÉFACE. 

et  l'autre,  sans  doute,  ils  auront  trouvé  cette 
théorie  à  peu  près  inutile  K 

Ainsi,  la  gloire  de  Descartes,  c'est  d'abord 
d'avoir  donné  à  l'esprit  humain  non  pas  une 
méthode,  mais  la  méthode  proprement  dite, 
d'avoir  affirmé  que  l'essence  de  notre  être, 
c'est  de  penser,  d'avoir  uni  d'un  lien  néces- 
saire l'existence  de  Dieu  à  la  nôtre,  d'avoir 
démontré,  tout  ensemble,  la  providence  et 
la  spiritualité  de  l'âme,  notre  libre  arbitre 
et  notre  personnalité,  avec  les  conséquences 
morales  et  intellectuelles  que  portent  ces 
principes  sacrés. 

Le  malheur  de  Spinoza,  c'est  d'avoir  nié 
tout  cela.  Malgré  les  intentions  les  plus 
pures,  il  a  été  le  promoteur  d'un  athéisme 
nouveau,  qui,  depuis  deux  siècles,  a  causé 
bien  des  naufrages,  et  ne  cesse  de  faire  des 
victimes.  Spinoza,  quoique  Leibniz  ait  essayé 
de  le  rattacher  à  Descartes,  n'a  rien  de  Des- 

*  Voltaire,  agitant  la  question  de  savoir  s'il  y  a  en  effet  des 
objets  extérieurs,  ajoute  :  «  On  n'aurait  point  songé  à  traiter 
«  cette  question,  si  les  philosophes  n'avaient  cherché  à  douter 
«  des  choses  les  plus  claires,  comme  ils  se  sont  flattés  de  con- 
«  naître  les  plus  douteuses.  »  Traité  de  Métaphysique,  1734, 
p.  304,  édition  Beuchot,  t.  XXXVIÏ. 


PREFACE.  cxxvii 

cartes.  Il  en  serait  bien  plutôt  Tenncrai,  si 
la  douceur  de  son  âme  ne  lui  avait  évité  ces 
violentes  animadversions ,  qui  passionnent 
les  doctrines  aussi  souvent  que  les  individus. 
Il  n'a  jamais  approuvé  les  principes  Carté- 
siens, même  lorsqu'il  paraissait  les  ensei- 
gner ;  et  il  s'est  toujours  défendu  d'y  mon- 
trer la  moindre  adhésion.  Comme  l'a  si  bien 
prouvé  M.  Cousin  \  le  système  de  Spinoza 
n'a  rien  emprunté  à  celui  de  Descartes,  pas 
même  la  fameuse  définition  de  la  substance. 
Si  l'on  veut  trouver  des  ancêtres  au  Spino- 
zisme,  il  faut  les  chercher  parmi  les  philo- 
sophes arabes  et  juifs,  Averroës,  Maimonide, 
Lévy  Ben  Gerson,  et  quelques  autres.  Tout 
ce  que  Descartes  a  fourni  à  Spinoza,  c'est 
peut-être  le  fâcheux  procédé  d'appliquer 
aux  matières  philosophiques  les  formes  de 
la  géométrie  ,  quoiqu'il  convienne  de  les 
laisser  aux  mathématiques.  La  rigueur  appa- 
rente de  ces  formules  n'est  qu'une  difficulté 
de  plus,  dans  des  sujets  qui  ne  les  compor- 


*  V.  Cousin,  Histoire  de  la  philosopMey  leçon  viiio,  pp.  426  et 
suiv.,  Édilion  de  1872. 


cxxvMi  PRÉFACE. 

lent  pas,  et  qui,  par  eux-mêmes,  sont  déjà 
bien  assez  épineux. 

La  première  cause  de  toutes  les  aberra- 
tions de  Spinoza,  c'est  d'avoir  pris  une  dé- 
finition pour  point  de  départ  ;  c'est  d'avoir 
cru  qu'il  pouvait  construire,  sur  cette  base 
étroite  et  fragile,  tout  un  système  de  philo- 
sophie, de  morale,  de  métaphysique  et  de 
théodicée.  Une  définition  est  nécessairement 
arbitraire  ;  car,  en  supposant  même  qu'elle 
soit  exacte,  elle  peut  toujours  sembler  in- 
complète ;  il  est  toujours  permis  d'y  ajouter 
on  d'en  retrancher  quelque  chose  ;  elle  ne 
porte  jamais  avec  elle  son  évidence.  On  doit 
se  garder  de  confondre  une  définition  avec 
un  axiome.  Ce  qui  donne  à  l'axiome  son  au- 
torité, c'est  qu'il  est  évident  par  lui-même, 
et  qu'il  n'a  pas  besoin  d'être  démontré. 
C'est  ainsi  qu'Aristote  a  pu  poser  comme 
un  axiome  irréfutable  le  principe  de  contra- 
diction, et  s'en  servir  pour  vaincre  le  Scepti- 
cisme ;  c'est  ainsi  que  Descartes  a  pu  poser 
son  axiome  souverain,  qu'on  peut,  à  juste 
titre,  appeler  l'axiome  des  axiomes.  Il  n'y  a 
rien  d'arbitraire,  ni  dans  le  principe  de  con- 


y^* 


PRÉFACE.  cxxix 

Iradiction,  ni  dans  le  «  Je  pense,  donc  je 
«  suis  ».  On  ne  peut  les  nier,  Tun  et  l'autre, 
qu'à  la  condition  de  se  mettre  soi-même 
hors  de  loute  raison,  et,  en  quelque  sorte, 
hors  la  loi.  Au  contraire,  la  définition  de 
Spinoza  est  non-seulement  contestable  ;  elle 
est,  de  plus,  absolument  inapplicable  aux 
réalités.  Descartes,  qui  un  instant  en  avait 
avancé  une  toute  pareille,  trente  ou  qua- 
rante ans  avant  son  prétendu  disciple,  s'était 

hâté  de  la  révoquer ,  parce  qu'il  s'était 
aperçu  tout  aussitôt  de  sa  méprise. 

La  substance  est,  si  l'on  veut,  ce  qui 
existe  en  soi  et  par  soi  ;  Aristote  l'avait  dit 
le  premier,  et  il  l'avait  répété  à  satiété. 
Mais,  c'est  la  substance  considérée  dans  ses 
rapports  avec  ses  attributs  ou  ses  accidents  ; 
ce  n'est  pas  la  substance  considérée  dans 
ses  rapports  avec  Dieu  ;  l'attribut  n'existe 
que  dans  la  substance,  tandis  que  la  sub* 
tance  est,  relativement  à  l'attribut,  par  elle- 
même  et  en  elle-même.  Cette  définition,  qui 
est  parfaitement  vraie  dans  le  Péripatétisme, 
où  elle  est  spéciale  et  partielle,  devient  par- 
faitement fausse  dans  Spinoza,  qui  la  rend 

T.    I.  î 


cxxx  PRÉFACE. 

universelle,  et  qui  l'applique  à  Dieu  seul, 
anéantissant  toutie  reste,  malgré  les  récla- 
mations les  plus  éclatantes  de  la  raison  et  de 
la  conscience,  et  réduisant  la  substance  in- 
finie  elle-même  ,   telle    qu'il  la  conçoit,   à 
n'être    qu'une    abstraction,    vide    d'intelli- 
gence, de  bonté,  de  providence,  de  liberté, 
et  soumise   à  une   nécessité  que  le   Paga- 
nisme antique  avait   faite  moins  cruelle   et 
moins  sombre.  Dans  la  doctrine  de  Spinoza, 
l'humanité  périt  tout  entière  ;  la  distinction 
du  bien  et  du  mal  est  abolie  ;   et  il  a  beau 
intituler  un  de  ses  principaux  ouvrages,  la 
Morale,   Ethica,  il  aboutit  à  une  négation 
absolue   de   la   morale,   puisque  la  morale 
repose   avant  tout  sur  le  libre  arbitre.;  Si 
l'homme  n'est  qu'un  des  modes  infinis  de 
Dieu,  si  l'Idée  n'est  en  l'homme  qu'un  mode 
de  la  pensée  divine,  si    notre  corps  n'est 
qu'un  mode  de  l'étendue  divine,  alors  que 
sommes-nous?  Mis  au  rang  de  tous  les  êtres 
qui  nous  entourent,  ramenés  au  niveau  de 
la  matière  inorganicjue,  n'est-ce  pas  notre 
anéantissement  dès  cette  vie?   Alors,  que 
devient  l'homme,  tel  que  là  science  et  la 


PRÉFACE.  cxxxj 

philosophie  l'observent,  l'étudient  et  le  con- 
naissent ,  depuis  que  la  philosophie  et  la 
science,  avec  le^  religions,  essayent  d'éclai- 
rer les  voies  obscures  où  nous  marchons? 
Spinoza  est-il  donc  seul  à  avoir  raison 
contre  le  genre  humain  tout  entier?  Si  Des- 
cartes et  Spinoza  ne  sont  que  des  modes 
divins,  pourquoi  cette  différence  entre  leurs 
systèmes?  Comment  la  pensée  de  l'un  n'est- 
elle  pas  identiquement  celle  de  l'autre? 

On  ne  peut  nier  que,  dans  cette  immola- 
tion métaphysique  de  l'être  humain,  s'ab- 
sorbant  en  Dieu  avec  l'univers,  il  n'y  ait 
une  certaine  grandeur,  et  une  sorte  de  ma- 
jesté désolée,  qui  tiennent  au  contact  même 
de  l'infini..  L'homme  ne  peut  s'occuper  de 
ces  grandes  choses  sans  en  recevoir  quelque 
reflet.  Mais,  en  ceci,  Spinoza  n'a  pas  de  pri- 
vilège; tous  ceux  qui,  parmi  nous,  ont  été 
séduits  à  ses  doctrines,  ont  quelque  peu  de 
ces  lueurs  grandioses  et  décevantes.  Dans 
l'Antiquité,  Lucrèce,  interprétant  Épicure, 
avait  de  ces  accents.  En  remontant  encore 
plus  loin,  l'Inde  a  connu,  presque  aussi  bien 
que  Spinoza,  cette  abdication  de  la  nature 


cxxxii  PRÉFACE. 

humaine.  Les  épopées  brahmaniques  onl 
chanté  l'absorption  de  tous  les  êtres  dans 
l'être  unique  et  infini  ;  la  Bhagavad-Guîtâ  ^ 
serait  l'antécédent  direct  et  l'ébauche  du 
Spinozisme,  si  Spinoza  avait  pu  la  lire,  avec 
les  livres  du  Talmud  et  de  la  Cabale.  Le  mys- 
ticisme sans  frein  des  Mounis  hindous,  ou 
des  Arhats  bouddhistes,  a  commis  ces  excès 
fanatiques,  auxquels  la  solitude  pousse  des 
esprits  vigoureux  et  méditatifs.  La  vie  de 
Spinoza  est  fort  honorable  ;  il  a  été  un  mo- 
dèle de  résignation  vertueuse  et  de  cons- 
tante spéculation  ;  mais  s'il  avait  moins  vécu 
avec  lui-même,  et  qu'il  eût  pratiqué  davan- 
tage les  hommes  et  les  choses,  il  est  peu 
probable  qu'il  eût  enfanté  un  système  où  il 
les  défigure  si  étrangement  les  uns  et  les 
autres.  Le  spectacle  des  affaires  humaines, 
vu  de  plus  près,  ne  lui  aurait  pas  permis  de 
nier  aussi  résolument  la  liberté  de  l'homme, 
et  de  faire  de  nous,  non  pas  même  les  instru- 
ments, mais  les  simples  manifestations  de 
Dieu.  Renfermé  sans  cesse  dans  la  prison  de 

*  Voir  notre  traduction,  dans  le  Journal  des  Savants,  cahiers 
de  mars,  avril,  juillet  et  septembre  1868. 


PRÉFACE.  cxxxiii 

sa  propre  pensée,  il  n'a  vu  qu'elle  ;  et  il  ne 
s'est  pas  douté  que,  en  philosophie  aussi 
bien  qu'en  morale  et  en  politique,  il  compo- 
sait un  roman  faux  et  triste,  bien  plutôt 
qu'une  véritable  doctrine.  Bâti  par  sa  puis- 
sante imagination,  son  système  ne  reposait 
sur  rien;  mais  il  était  fait  pour  séduire. des 
esprits  aussi  peu  pratiques  que  le  sîen  et 
aussi  aventureux.  Il  n'a  eu  que  trop  d'imita- 
teurs, de  même  qu'il  n'avait  eu  que  trop  de 
devanciers,  plus  inconscients  et  moins  per- 
suasifs que  lui. 

On  peut  librement  critiquer  Leibniz  sans 
risquer  de  porter  la  moindre  atteinte  à  sa 
gloire.  Il  est  tellement  grand  qu'on  peut 
beaucoup  lui  retrancher,  surtout  en  philo- 
sophie, sans  le  diminuer.  Il  s'est  occupé  de 
Métaphysique,  comme  il  s'occupait  de  tout, 
par  une  curiosité  d'esprit  insatiable  ;  mais  il 
n'a  pas  fait  de  la  philosophie  l'objet  princi- 
pal de  sa  vie,  comme  Descartes  ou  Spinoza, 
comme  Aristote  ou  Platon.  Il  a  été  fort  mêlé 
aux  affaires  de  son  temps  ;  mais  il  semble 
qu'il  s'y  est  dispersé  ;  il  a  peut-être  quelque- 
fois perdu  en  régularité  ce  qu'il  gagnait  en 


cxxxiv  PRÉFACE. 

étendue.  Il  a  eu  beaucoup  moins  d^nfluence 
que  Spinoza,  qu'il  combattait,  non  sans  mo- 
tif, et  surtout  moins  que  le  Cartésianisme, 
qu'il  a  poursuivi,  avec  une  malveillance  et 
une  injustice  peu  dignes  d'un  philosophe. 
C'est  que  Leibniz  n'a  point  eu  de  méthode, 
et  qu'il  a  méconnu  la  vérité  de  celle  de  Des- 
cartes. Aussi,  n'a-t-il  pas  réformé  la  Philoso- 
phie première,  ainsi  qu'il  s'en  flattait;  il  n'a 
pas  même  donné  une  définition  acceptable 
de  la  substance.  Sa  théorie  des  Monades, 
ainsi  que  l'Harmonie  préétablie,  sont  relé- 
guées dès  longtemps  parmi  les  rêves  philo- 
sophiques. Son  monument  principal,  c'est 
encore  sa  réfutation  de  Locke.  Mais  une 
polémique  n'est  point  un  système.  Le  même 
défaut  se  retrouve  dans  sa  théodicée,  où  il 
est  bien  difficile,  en  dehors  de  l'Optimisme, 
de  saisir  ses  opinions  personnelles,  parce 
qu'il  est  trop  occupé  à  combattre  les  opi- 
nions d'autrui.  Il  ne  réussit  pas  plus  à  éta- 
blir la  conformité  de  la  raison  et  de  la  foi, 
qu'il  n'avait  réussi  à  concilier  les  protestants 
et  les  catholiques.  En  un  mot,  quel  que  soit 
son  génie,  il  est  en  philosophie  à  une  dis- 


PRÉFACE.  cxxxv 

tance  considérable  de  Descartes,  qu'il  n'a 
pas  toujours  bien  compris,  et  qu'il  a  peut- 
être  calomnié. 

Leibiiiz  n'avait  fait  qu'annoncer  la  réforme 
de  la  Philosophie  première,  sans  l'accom- 
plir. Kant  reprend  cette  périlleuse  entre- 
prise. En  se  guidant  sur  Copernic,  il  sç  flatte 
de  changer  du  tout  au  tout  le  point  de 
vue,  et  de  découvrir  enfin  la  vérité,  qui 
avait  jusqu'à  lui  échappé  à  tout  le  mondev 
L'astronome  réformateur  avait  fondé  une 
science  nouvelle  et  exacte,  en  faisant  tourner 
la  terre  autour  du  soleil,  et  en  infligeant,  au 
témoignage  des  sens  et  à  l'opinion  vulgaire, 
le  démenti  de  la  raison.  Le  philqsophe  crut 
pouvoir  faire  une  révolution  semblable  pour 
la  Métaphysique,  en  répudiant  toute  inter- 
vention de  la  sensibilité,  et  en  se  renfermant 
rigoureusement  dans  ce  qu'il  appelle  la 
Raison  pure.  Selon  lui,  «  la  Métaphysique 
«  consiste  exclusivement  dans  la  connais- 
«  sance  rationnelle  spéculative ,  et  elle 
«  s'élève  au-dessus  de  l'expérience  par  les 
«  concepts  seuls.  Mais,  ajoute-t-il,  elle  n'a 
«  pas  été  assez  heureuse  jusqu'ici  pour  con- 


cxxxvi  PRÉFACE. 

«  quérir  le  caractère  d'une  science,  quoi- 
«  qu'elle  soit  la  plus  ancienne  de  toutes,  et 
«  qu'elle  dût  leur  survivre,  quand  même 
«  toutes  les  autres  viendraient  à  être  en- 
a  glouties  dans  le  gouffre  de  la  barbarie^  » 
Le  novateur  vise  donc  à  faire  de  la  Méta- 
physique une  science  aussi  régulière  qu'au- 
cune autre.  Mais,  tout  révolutionnaire  qu'il 
se  croit,  il  soupçonne  néanmoins  qu'il  peut 
bien  avoir  eu  des  prédécesseurs:  et,  parmi 
eux,  il  cite  Platon  «  qui,  dédaignant,  dit-il, 
«  le  monde  sensible,  où  la  raison  est  tenue 
«  dans  des  bornes  si  étroites,  se  hasarde, 
«  au-delà  du  monde,  sur  les  ailes  des  Idées, 
«  dans  l'espace  vide  de  l'entendement  pur.  » 
Cette  appréciation  bizarre  ne  donne  qu'une 
notion  très-insuffisante  de  la  Dialectique 
platonicienne,  qui,  loin  de  dédaigner  le 
monde  sensible,  y  prend  au  contraire  son 
point  d'appui.  Même  avant  Platon,  Socrate 
déclarait  déjà  que,  après  bien  des  excur- 
sions dans  le  monde  sensible,  il  avait  trouvé 
qu'il  ne  devait  avoir  recours  qu'à  la  raison 

^  Voir  la  Critique  de  la  Raison  pure,  traduction  de  M.  Tissot, 
p.  43. 


PRÉFACE.  cxxxvii 

et  regarder  en  elle  la  vérité  des  choses. 
Après  Platon,  Aristote  avait  eu  ses  Uni  ver- 
saux,  qui  se  trouvent  certainement  dans  le 
domaine  de  l'entendement  pur,  tout  aussi 
bien  que  les  Idées,  avec  lesquelles  on  peut 
les  confondre.  Les  Alexandrins  s'étaient 
adressés  aussi  à  la  pure  raison  ;  et  leur  mys- 
ticisme avait  également  l'orgueil  de  s'élever 
au-dessus  du  monde  sensible.  Bien  plus, 
sans  remonter  aussi  haut  dans  l'histoire, 
Kant  avait  tout  à  côté  de  lui  Descartes,  dont 
la  méthode  rationnelle  n'emprunte  non  plus 
quoi  que  ce  soit  au  monde  extérieur,  et  qui, 
se  bornant  au  monde  de  la  pensée  et  de  la 
conscience,  ne  consulte  exclusivement  que 
la  pure  raison. 

La  tentative  de  Kant  n'est  donc  pas  aussi 
neuve  qu'il  se  le  figure  ;  mais  il  eût  importé 
peu  qu'elle  ne  fût  pas  originale,  si  elle  avait 
été  heureuse.  Loin  de  là,  elle  a  radicalement 
échoué.  Après  avoir  fait  quelque  temps- beau- 
coup de  bruit,  et  avoir  joui  d'une  vogue 
éphémère,  elle  est,  après  moins  d'un  siècle, 
désormais  oubliée  ;  et  l'histoire  de  la  philo- 
sophie ne  peut  pas,  dans  sa  justice,   faire 


cxxxviii  PRÉFACE. 

appel  d'un  jugement  si  mérité.  Kant  se  pro- 
mettait de  réhabiliter  la  Métaphysique,  et  de 
la  relever  du  décri  où  elle  était  tombée, 
par  suite  de  ces  discussions  vaines,  de  «  ces 
«  combats  simulés  »  entre  des  philosophes 
qui  ne  sont  que  des  rhéteurs,  et  à  cause  de 
«  ces  tâtonnements,  qui  sont  d'autant  plus 
«  déplorables  qu'ils  '  se  passent  entre  de 
«  simples  concepts.  »  Le  Criticisme  de  Kant 
n'a  fait  que  compromettre  encore  davantage 
la  Métaphysique,  auprès  de  tous  les  esprits 
sérieux  et  pratiques;  et,  si  jamais  elle  pou- 
vait périr,  c'est  de  la  main  de  tels  défen- 
seurs qu'elle  périrait.  Devant  cet  appareil 
formidable  de  déductions  logiques,  devant 
ce  néologisme  aussi  inventif  qu'inutile,  de- 
vant cette  prodigalité  de  formules  sans  fin, 
qui  n'ont  rien  d'indispeiisable,  on  peut  se 
demander  s'il  ne  vaudrait  pas  mieux  retour- 
ner aux  carrières  de  la  Scholastique  et  du 
Moyen-Age,  qui  ont,  du  moins,  l'avantage 
d'être  dès  longtemps  connues.  Kant  voit  si 
peu  le  dédale  où  il  s'engage,  qu'il  reproche 
aux  écoles  «  leurs  toiles  d'araignées  »,  et 
qu'il  est  persuadé  qu'il  fait  «  un  traité  de  la 


PRÉFACE.  cxxxix 

«  méthode ,  si  ce  n'est  précisément  le  sys- 
«  tème  de  la  science  elle-même  ».  Il  était 
difficile  de  se  tromper  plus  complètement, 
on  pourrait  presque  dire,  plus  lourdement. 
A  l'écouter,  la  Critique  doit  restreindre 
l'usage  de  notre  raison  au  lieu  de  l'étendre. 
C'est  très-bien;  mais  voyez  comme  Kaht 
restreint  les  audaces  de  cette  raison,  effrénée, 
qu'il  veut  soumettre  au  joug  !  Il  l'autorise  à 
révoquer  en  doute  ces  simples  choses  et  ces 
banales  croyances  :  L'âme,  la  liberté.  Dieu; 
et  il  ne  lui  permet  d'ajouter  foi  qu'au  devoir, 
qui  cependant  *ne  repose  plus  que  sur  un 
absolu  néant ,  du  moment  que  l'on  ne 
peut  croire  ni  à  Dieu,  qui  a  fait  la  loi 
morale,  ni  à  la  pensée,  qui  la  comprend,  ni 
au  libre  arbitre  ,  qui  l'accomplit  héroï- 
quement, à  travers  tous  les  sacrifices.  Si 
c'est  là  restreindre  la  raison,  qu'est-ce  donc 
que  lui  lâcher  la  bride?  On  a  dit  que  Kant 
avait  commisiune  généreuse  inconséquence^; 
mais  il  vaut  mieux  n'être  pas  inconséquent, 
quand  on  peut,  avec  si  peu  de  peine,  éviter 

*  Voir  M.  Victor  Cousin,  Histoire  de  la  philosophie^  leçon  x®, 
pp.  557  et  saiv.,  Édition  de  4872. 


cxL  PRÉFACE. 

de  l'être;  et  Descartes,  tant  négligé  par  Kant 
et  ses  successeurs,  n'est-il  pas  mille  fois  plus 
sage?  Kant  ajoute  que  «  les  objets  considé- 
<'  rés  comme  phénomènes  se  règlent  sur 
i(  notre  mode  de  représentation  »  ;  et,  selon 
lui,  l'espace,  le  temps,  ainsi  que  Dieu,  le 
libre  arbitre  et  l'âme,  ne  sont  que  des  for- 
mes de  notre  raison  subjective,  et,  en  de- 
hors d'elle,  ne  répondent  à  aucune  réalité 
substantielle.  Mais  Kant  ne  pense  donc  pas  à 
Protagore,  qui,  vingt  siècles  auparavant,  au 
grand  scandale  de  Socrate  et  de  la  Grèce, 
déclarait  que  «  L'homme  est  la  mesure  de 
tout!  »  L'homme  de  Kant  ressuscite  et  ag- 
grave l'homme  de  Protagore  ;  et  le  philoso- 
phe du  xv!!!**  sièle,  entraîné  par  son  système, 
se  joint  aux  sophistes  anciens,  qu'il  ou- 
blie, et  aux  sophistes  de  son  temps,  qu'il 
avait  la  résolution  de  réfuter.  Sans  le  vou- 
loir, il  n'a  fait  que  leur  préparer  des  armes, 
qui  ne  sont  pas  plus  fortes  que  les  leurs, 
mais  qui  semblent  plus  nouvelles. 

En  même  temps  qu'on  s'étonne  de  voir 
Kant  rendre  tout  son  arsenal  à  ses  ennemis, 
on  ne  peut  qu'être  touché  de  sa  franchise, 


PRÉFACE.  cxLi 

qui  va  jusqu'à  la  plus  étonnante  naïveté.  Il 
demande,  pour  la  Critique  de  la  Raison 
pure,  la  faveur  des  gouvernements,  parce  que 
((  la  Critique  est  le  seul  moyen  de  couper  les 
«  racines  mêmes  du  matérialisme,  du  fata- 
«  lisme,  de  l'athéisme,  de  l'incrédulité,  du 
«  fanatisme,  et  de  la  superstition,  enfin, 
((  aussi  celles  de  l'idéalisme  et  du  scepti- 
«  cisme  » .  Pas  un  gouvernement  n'a  répondu 
à  une  invitation  peu  opportune  et  peu  phi- 
losophique. La  Convention  seule  a  honoré 
Kant  du  titre  de  citoyen  français.  Mais  il 
n'est  pas  probable  que  l'assemblée  révolu- 
tionnaire entendît  assurer  sa  protection  aux 
théories  de  la  Critique,  qui  devaient  lui  être 
assez  peu  familières,  puisque,  vingt  ou  trente 
ans  plus  tard,  elles  étaient  à  peine  connues 
de  quelques  penseurs  en  France. 

Quant  à  couper  les  racines  de  l'idéalisme, 
le  philosophe  a  pu  voir  personnellement  ce 
qu'il  en  était  par  l'Idéalisme  transcen- 
dental  de  Fichte,  conséquence  directe  de  la 
Critique  de  la  Raison  pure.  Jamais  l'idéa- 
lisme n'avait  été  poussé  à  cet  excès,  pas 
même  par  Berkeley.   Mais  si  Fichte  avait 


cxLii  PRÉFACE. 

outré  les  théories  de  son  maître,  dans  la 
pratique  il  restait  fidèle  à  ses  nobles  leçons, 
en  sachant  mourir  pour  sa  patrie  ;  et  les 
vertus  du  citoyen  semblaient  grandir  de 
toutes  les  erreurs  de  l'Ecole .  Pour  l'athéisme, 
l'incrédulité  et  le  scepticisme,  Kant  s'est 
ericore  plus  abusé  ;  c'est  depuis  l'apparition 
de  la  Critique  que  ces  fléaux  se  sont  déchaî- 
nés sur  le  monde  germanique,  avec  le  pan- 
théisme, inconséquent  dans  Schelling,  et 
d'une  hardiesse  sans  bornes  dans  Hegel, 
intelligence  d'une  étendue  et  d'une  puis- 
sance extraordinaires,  mais  qui,  en  croyant 
renouveler  Aristote,  n'a  guère  fait  que  renou- 
veler les  obscurités  du  vieil  Heraclite  et  celles 
de  Spinoza.  L'Idée,  dans  l'esprit  de  l'homme, 
a  pris  la  place  de  Dieu  dans  la  natiire  et 
dans  l'univers  ;  dominatrice  et  souveraine, 
l'Idée  règle  les  mondes,  et  elle  est  bien  près 
de  les  créer.  L'homme,  devenu  l'être  infini, 
se  décerne  l'apothéose.  Il  n'y  a  plus  qu'un 
chef  dans  l'ensemble  des  choses  ;  ce  chef, 
c'est  lui,  comprenant  tout,  et  disposant  de 
tout.  Mais  ce  n'est  pas  là  précisément  cette 
unité    de    commandement   que    demandait 


A  •»■ 


PRÉFACE.  cxLiu 

Aristote,  à  la  fin  de  sa  Métaphysique.  Ce 
n'est  pas  là  non  plus  ce  que  demande  le  sens 
commun  ;  et  ces  démences  d'une  spécula- 
tion sacrilège,  autant  qu'immodeste,  ont 
amené  un  chaos  de  systèmes  qui  ne  devait 
finir  que  par  un  scepticisme  général,  et  par 
le  mépris  de  toute  philosophie.  Kant  n'est 
pas  responsable  de  tout  ce  mal  ;  mais  c'est 
lui  qui  l'a  provoqué,  quoiqu'en  voulant  le 
prévenir.  En  supposant  qu'il  sentît  les  ap- 
proches de  cet  effroyable  orage,  il  n'aura 
fait  que  les  efforts  les  plus  stériles  pour  le 
conjurer,  et  il  en  aura,  précipité  l'explosion. 

La  conclusion  qui  ressort  de  cette  rapide 
revue  de  l'histoire-  de  la  philosophie,  c'est 
qu'Aristote  doit  être  rangé  parmi  les  plus 
grands  métaphysiciens  de  tous  les  siècles  ; 
sa  doctrine  est,  avec  celle  de  Descartes, 
une  des  plus  solides  et  des  plus  claires  qui 
se  soient  jamais  produites. 

Mais,  sans  négliger  l'histoire  et  ses  ensei- 
gnements, élevons-nous  au-dessus  d'elle  ;  et 
recherchons,  à  cette  heure,  non  plus  ce  que 
la  Métaphysique  a  pu  être  dans  le  passé, 
et  chez  tous  les  peuples  un  peu  éclairés,  mais 


cxLiv  PRÉFACE. 

bîen  ce  gue  la  Métaphysique  est  en  elle-même  ^ 
quels  sont  ses  droits,  quelle  est  sa  place 
parmi  les  sciences,  quelles  sont  les  questions 
qui  lui  appartiennent.  Sachons  si  Tétude  de 
ces  questions  est  un  besoin  essentiel  et  per- 
manent de  l'esprit  humain,  ou  si,  comme  on 
Ta  répété  trop  souvent,  depuis  Aristophane, 
ce  n'est  qu'un  nuage,  poursuivi  par  des  pen- 
seurs moins  raisonnables  qu'obstinés. 

Aujourd'hui,  par  ce  temps  de  libre  exa- 
men, d'indépendance  et  de  sécurité,  il  serait 
assez  inutile  de  réclamer  pour  la  philosophie 
des  droits  que  personne  ne  peut  tenter  de 
restreindre,  ou  qui,  du  moins,  sont  si  peu 
menacés  que  les  défendre,  c'est  paraître  en 
douter  gratuitement.  Cependant,  la  persé- 
cution n'est  pas  tellement  ancienne  qu'il 
faille  en  perdre  tout  souvenir  ;  et  quoique, 
selon  toute  apparence,  elle  ne  doive  jamais 
renaître,  il  est  bon  de  redire,  encore  une 
fois,  ce  qu'est  la  philosophie,  en  présence 
de  la  théologie,  qui  la  supprime  quand 
elle  le  peut,  et  autant  qu'elle  le  peut,  et 
aussi  en  présence  de  la  science,  qui,  pour 
d'autres   motifs    et   sous    d'autres   formes, 


PREFACE.  cxLv 

n'est  pas  beaucoup  plus  indulgente.  L'une 
traite  la  philosophie  de  téméraire  et 
de  dangereuse.  L'autre  la  déclare  parfai- 
tement vaine.  Des  deux  parts,  science  et 
théologie,  la  philosophie  est  proscrite. 
Entre  ces  deux  ordres  d'adversaires,  elle 
poursuit  sa  route,  comme  elle  l'a  fait 
jadis,  malgré  tant  d'écueils  et  parfois  de 
dangers,  depuis  les  temps  de  Pythagore, 
qui  le  premier  a  eu  l'honneur  de  l'appeler 
de  son  nom. 

lamblique,  dans  la  Vie  du  sage  de  Samos, 
lui  attribue  une  opinion  qui  est  si  vraisem- 
blable  qu'on  peut  penser  qu'elle  est  vraie  ; 
une  tradition  intelligente  et  pieuse  l'a  con- 
servée à  notre  usage  et  à  notre  admiration. 
«  Les  sociétés  que  les  hommes  forment  sur 
«  cette  terre,  disait  Pythagore,  ressemblent 
«  assez  bien  à  la  foule   qui  se  presse  aux 
«  fêtes  solennelles  de  la  Grèce.  Les  gens  qui 
«  se  rendent  à  ces  réunions  et  à  ces  jeux, 
«  sont  de  toutes  les  classes,  et  chacun  s'y 
«  rend    avec    des    vues    différentes.  L'un, 
«  poussé   par  le  désir  du  gain,  y  porte  des 
«  marchandises,  qu'il  compte  vendre  à  grand 

T.   I.  J 


cxLvi  PHÉFACE. 

«  profit  ;  un  autre  y  est  attiré  par  l'amour  de 
«  la  gloire,  et  il  ne  veut  que  montrer  sa  vi- 
«  gueur  corporelle.  Enfin^  il  y  a  une  troi- 
«  sième  espèce  de  gens,  qui  sont  les  plus 
«  libres  et  les  plus  désintéressés.  Ceux-là 
«  n'ont  d'autre  but  que  de  visiter  le  lieu  de 
((  la  fête,  d'y  regarder  à  leur  aise  les  beaux 
«  ouvrages  qu'y  étalent  les  artistes,  et  d'y 
«  entendre  les  curieux  discours  qu'on  peut 
«  toujours  recueillir  dans  ces  nombreuses 
«  assemblées.  C'est  de  la  même  façon  que 
«  les  hommes,  dans  leurs  relations  sociales, 
«  sont  adonnés  aux  soins  les  plus  divers.  Les 
«  uns  ont  la  passion  de  l'argent  et  du  plai- 

«  sir,  qui  les  entraîne  ;  les  autres  n'ont  soif 
«  que  du  pouvoir,  et  veulent  commander  à 
«  l'univers,  pleins  d'orgueil  et  avides  de  re- 
«  nommée.  Mais  ce  que  l'homme  peut  faire 
«  de  mieux  en  ce  monde,  c'est  de  contem- 
«  pler  les  objets  magnifiques  qii'il  a  sous 
«  les  yeux  ;  et,  quand  on  prend  ainsi  la  vie, 
«  on  s'appelle  philosophe.  Rien  n'est  plus 
«  beau  que  le  spectacle  du  ciel  rempli  des 
«  astres  qui  s'y  meuvent,  pourvu  qu'en  ad- 
«  mirant  l'ordre  qui  les  régit,  on  remonte  à 


PRÉFACE.  cxLvii 

«  leur  premier  principe,  que  la  raison  seule 
«  peut  concevoir  ^  » 

Nous  n'avons  pas  à  comprendre  la  philo- 
sophie autrement  que  ne  la  comprenait  Py- 
thagore.  Pour  nous,  elle  est  ce  qu'elle  était 
pour  lui,  ce  qu'elle  sera  pour  nos  succes- 
seurs, à  savoir  :  la  spéculation  en  grand,  la 
spéculation  désintéressée  et  systématique, 
circonspecte  et  indépendante,  n'acceptant 
d'autres  guides  que  la  raison  et  la  vérité. 
Ce  qui  distingue  la  philosophie  de  toutes  les 
sciences  particulières,  c'est  qu'elle  essaye 
d'embrasser  l'ensemble  des  choses.  Tandis 
que  les  sciences  de  détail  ont  chacune  leur 
sujet  spécial  et  déterminé,  comme  Aristote 
l'a  si  bien  vu,  la  philosophie  a  pour  objet 
propre  la  totalité  des  êtres.  C'est  là  tout  à  la 
fois  sa  force  et  sa  faiblesse.  La  science  peut 
paraître  plus  facile  et  plus  exacte,  quand 
elle  est  plus  circonscrite  ;  mais,  à  y  regarder 
de  près,  ce  n'est  là  qu'une  illusion.  L'infini 
se  rencontre  dans  la  petitesse,  aussi  bien 
que  dans  la  grandeur  ;  et  une  science  spé- 

*  Iamblique,  Vie  de  PythagorCy  XII,  §  58,  p.  28,  édition  Fir- 
min-Didot. 


cxLviii  PKÉKACE. 

ciale,  avec  ses  analyses  minutieuses,  n'épuise 
pas  plus  rinfini  que  ne  l'épuisé  la  science 
générale,  dans  sa  sphère  sans  limites.  Certai- 
nement, ce  que  nous  apprennent  les  sciences 
analytiques  est  très  curieux,  et  souvent  très 
utile.  La  philosophie  le  conteste  moins  que 
personne,  puisqu'elle  doit  faire  usage,  dans 
une  certaine  mesure,  de  toutes  les  décou- 
vertes scientifiques.  Mais,  s'il  est  intéressant 
de  connaître  l'organisation  rudimentaire  de 
la  matière  inerte,  l'organisation  plus  com- 
pliquée du  végétal,  l'organisation  supé- 
rieure du  règne  animai,  dans  toutes  ses  va- 
riétés et  à  tous  ses  échelons  ;  s'il  est  intéres- 
sant de  reconstituer  les  annales  du  globe 
que  nous  habitons ,  de  pénétrer  dans  les 
profondeurs  infinies  des  cieux,pour  y  mar- 
quer, pas  à  pas,  la  marche  régulière  des 
mondes  innombrables  ;  s'il  est  intéressant 
d'observer  l'action  des  corps  les  uns  sur  les 
autres  depuis  l'attraction  moléculaire  jus- 
qu'à l'attraction  universelle,  n'est-il  pas 
d'un  intérêt  mille  fois  plus  grand  encore  de 
rechercher,  ainsi  que  nous  le  pouvons,  l'ori- 
gine de  toutes  ces  merveilles,  la  cause  pre- 


PRÉFACE.  r.XLix 

mîère  de  tous  ces  phénomènes  admirables  ; 
et  à  côté  d'eux,  au-dessus  d'eux,  d'étudier 
l'homme  dans  sa  nature  intellectuelle  et  mo- 
rale et  dans  sa  destinée,  l'homme,  c'est-à- 
dire  l'être  que  nous  sommes,  accessible  à 
notre  observation  mieux  que  tout  ce  qui 
nous  entoure  et  n'est  pas  nous?  Bien  plus, 
<î'est  l'esprit  de  l'homme  qui  fait  la  science,  à 
tous  les  degrés.  En  réunissant  les  Matériaux 
que  la  réalité  lui  fournit,  il  y  ajoute  beau- 
coup du  sien;  et,  quelquefois  même,  il  y 
met  à  peu  près  tout,  comme  dans  les  Mathé- 
matiques. Les  sciences  spéciales  n'ont  point 
à  s'occuper  de  cette  part  immuable  que 
l'homme  apporte  dans  chacune  d'elles,  en  les 
cultivant.  Mais,  il  faut  qu'il  y  ait  une  science 
qui  s'en  occupe  ;  et  c'est  la  philosophie,  ou 
la  science  générale,  qui  se  charge  de  ce  soin, 
au  grand  avantage  de  toutes  les  autres 
sciences,  moins  vasies  qu'elle. 

Ainsi,robjet  de  la  philosophie  étant  l'uni- 
versalité des  choses,  cet  objet  peut  se  dé- 
composer en  trois  autres  :  l'homme  d'abord, 
le  monde  ensuite,  et  la  méthode  que  l'intel- 
ligence humaine  doit  employer  à  sa   propre 


CL  PRÉFACE. 

étude  et  à  l'étude  de  Textérieur.  Voilà  com- 
ment la  philosophie  a  pu  être  prise  à  juste 
titre  pour  la  science  des  principes  et  des 
causes,  pour  la  science  des  choses  divines  et 
humaines;  voilà  comment  Aristote  la  nommé 
déjà  la  plus  divine  des  sciences,  la  science 
de  l'Être,  c'est-à-dire,  la  science  de  ce  qui 
est  réellement,  et  comment  il  doit  la  réser- 
ver, dans  sa  perfection,  à  Dieu  seul.  Ne 
soyons  pas  plus  timides  que  le  philosophe 
antique;  et  croyons  avec  lui  que,  sur  ces 
questions  qui  renferment  tout,  il  nous  est 
possible  d'arriver,  pour  notre  part,  à  la 
vérité.  Dans  l'Antiquité  grecque  et  romaine, 
et  presque  jusqu'à  nous,  l'habitude  avait 
prévalu  de  diviser  la  philosophie  en  Logique, 
Morale  et  Physique.  Quelques  écoles,  comme 
celle  d'Epicure,  y  ajoutaient  la  Canonique, 
qui  correspond  à  la  Méthode.  Kant  parta- 
geait encore  sa  métaphysique  en  ontologie, 
cosmologie,  psychologie,  et  théologie  ration- 
nelle. Ces  divisions  importent  assez  peu. 
Nous  nous  en  tenons  à  celle  qui  vient  d'être 
indiquée,  et  qui  assigne  pour  domaine  à  la 
Philosophie  première  les  trois  questions  de 


PRÉFACE.  CLi 

la  méthode,  de  la  pensée,  et  de  Dieu,  mani- 
festé à  rhomme  par  les  phénomènes  de  la 
nature  et  par  notre  raison. 

Devant  la  généralité  et  l'importance  de 
ces  problèmes,  tous  les  autres  s'effacent  ou 
pâlissent.  C'est  en  vue  de  cet  intérêt  supé- 
rieur qu'à  certaines  époques,  chez  certains 
peuples,  la  religion  a  été  chargée  d'en  gar- 
der le  monopole  et  le  dépôt  inviolable.  C'est 
surtout  dans  le  Christianisme  du  Moyen-Age 
qu'a  sévi  l'intolérance,  qu'aucune  autre  reli- 
gion n'a  portée  aussi  loin.  La  philosophie, 
qui  a  eu  tant  à  en  souffrir,  peut  aisément 
aujourd'hui  être  équitable,  et  reconnaître 
que  cette  intolérance, impossible  désormais, 
venait,  dans  le  passé,  de  deux  causes  à  peu 
près  irrésistibles.  Lorsque  l'on  croit  sincè- 
rement, comme  l'ont  fait  de  longs  siècles, 
que  Dieu  a  parlé,  et  que  sa  parole  est  renfer- 
mée dans  un  livre,  on  ne  saurait  permettre 
aucune  contradiction.  Auprès  de  la  parole 
divine,  quel  poids  peut  avoir  une  parole 
humaine,  quelque  sage  qu'elle  puisse  être? 
Si  le  salut  de  la  société  semble  attaché  au 
maintien  de  la  foi,  à  quels  excès  ne  se  laisse- 


CLii  PRÉFACE. 

t-on  pas  emporter,  quand  les  mœurs  sont 
encore  grossières  et  farouches?  L'ardeur 
même  des  convictions  redouble  la  cruauté 
des  supplices,  et  Ton  en  arrive  à  punir  par 
le  fer  et  le  feu  des  opinions  qui  méritaient  à 
peine  d'ôtre  discutées  dans  les  écoles,  d'où 
elles  ne  sortaient  pas.  A  cette  cause,  s'en 
ajoutait  une  autre  presque  aussi  puissante. 
La  religion,  qui  n'occupait  dans  les  sociétés 
antiques  qu'une  place  subordonnée,  avait 
usurpé  la  première  dans  les  sociétés  issues 
des  débris  de  l'Empire  romain.  L'Europe  a 
été  sur  le  point  de  devenir  une  théocratie; 
rÉglise  a  été,  pendant  quelque  temps,  la  sou- 
veraine dispensatrice  des  couronnes  et  l'ins- 
titutrice des  sciences.  Aussi,  a-t-elle  subi  l'in- 
fluence fatale  que  le  pouvoir,  quand  il  est 
absolu,  a  toujours  sur  la  fragilité  humaine, 
de  quelque  caractère  auguste  qu'elle  soit 
revêtue.  La  Tiare  n'exempte  pas  de  ces 
ivresses  et  de  ces  défaillances.  Si  les  Césars, 
tant  accusés,  livraient  les  martyrs  aux  bêtes 
du  Cirque,  l'Eglise  livrait  aux  flammes  les 
hérétiques  et  les  libres  penseurs.  Les  vin- 
dictes   de   l'orthodoxie     avaient    peut-être 


PRÉFACE.  cLiii 

même  quelque  chose  de  plus  blâmable , 
puisque  c'était  au  nom  de  Dieu  qu*on  les 
exerçait.  Causée  par  les  enivrements   de  la 

puissance  et  de  la  foi,  cette  ardeur  de  persé- 
cution témoigne,  du  moins,  dans  quelle 
estime  jalouse  les  sociétés  chrétiennes  ont 
tenu  les  problèmes  que  la  Philosophie  pre- 
mière étudie,  comme  la  religion.  Elles  vou- 
laient, à  tout  prix,  les  interdire  aux  profa- 
nes; et  elles  en  prohibaient  la  discussion  par 
des  sévices  atroces,  dont  le  siècle  qui  a  pré- 
cédé le  nôtre  avait  encore  à  frémir. 

Parles  progrès  de  la  raison  et  par  l'adou- 
cissement des  mœurs,  la  lutte  a  pris  actuel- 
lement une  autre  forme.  On  ne  peut  plus 
frapper  la  personne  des  philosophes;  mais 
c'est  l'esprit  humain  qu'on  frappe  d'incom- 
pétence. On  consent  à  ce  que  l'homme,  à 
l'aide  des  facultés  qu'il  a  reçues  de  Dieu, 
puisse  comprendre  ce  qu'on  nomme  les  véri- 
tés naturelles;  mais  on  lui  refuse  de  s'élever 
jusqu'aux  vérités  dites  surnaturelles.  Cette 
distinction,  que  n'a  pas  connue  l'Antiquité, 
n'a  par  elle-même  aucune  valeur;  en  tout 
cas,  elle  ne  pourrait  en  avoir  que  pour  les 


CLiv  PRÉFACE. 

croyants.  Elle  n'a  pas  de  sens  aux  yeux  de  la 
philosophie,  qui  implique,  avant  tout,  la  li- 
berté illimitée  de  l'esprit.  A  cette  injonction 
hautaine,  qui  exigeait  une  abdication,  la  phi- 
losophie a  répondu  comme  ce  philosophe 
ancien,  qui,  pour  démontrer  le  mouvement, 
se  mettait  à  marcher  devant  ses  contradic- 
teurs. Elle  n'admet  qu'une  seule  vérité,  celle 
que  Dieu  place  à  la  portée  de  l'homme,  en 
lui  accordant  l'intelligence;  elle  n'accepte 
de  limites  que  celles  qu'il  nous  a  imposées 
par  notre  propre  nature.  Dans  ses  libres 
investigations,  elle  ne  tient  aucun  compte 
des  obstacles  que  les  hommes  veulent  par- 
fois lui  susciter.  Elle  ne  craint  que  l'erreur; 
mais  elle  ne  craint,  ni  la  lutte,  ni  même  le 
martyre.  Cette  énergique  conviction  de  son 
droit  lui  a  réussi;  et  après  quatre  mille  ans, 
elle  en  est,  dans  ses  rapports  avec  la  théolo- 
gie, revenue  au  point  où,  en  Grèce  et  à  Rome, 
elle  en  avait  toujours  été. 

C'est  aussi  une  sorte  d'incompétence  et 
d'anathème  que  la  science  décrète  contre  la 
Métaphysique.  Se  rapprochant  ainsi  de  la 
théologie  plus  qu'elle  ne  le  pense,  et,  proba- 


PRÉFACE.  CLV 

blement,  beaucoup  plus  qu'elle  ne  le  vou- 
drait, elle  déclare  que  Thomme  ne  peut  rien 
savoir  de  positif  sur  Dieu,  sur  l'âme  et  sur 
ses  destinées,  sur  les  principes   et  sur  les 
causes.  Elle  incline  à  douter  du  libre  arbitre, 
quand  elle  ne  le  nie  pas  résolument  ;  et  elle 
conseille  à  l'esprit  humain,  trop  orgueilleux, 
de  laisser  là  des  questions  stériles,  pour  se 
borner  à  des  questions  bien  autrement  utiles 
et  pratiques.  Tout  au  plus,  concéderait-elle 
que  la  Métaphysique  peut  s'occ»per  de  la 
question  de  la  méthode.  Mais,  comme  cha- 
que science  spéciale  prétend  avoir  des  mé- 
thodes à  elle,  on  se  soucie  médiocrement  de 
la  méthode  générale,  qui  s'applique  au  fon- 
dement de  la  certitude  On  s'en  fie  instincti- 
vement  au   témoignage   des  sens  ;  et  même 
aussi,   sans  le    remarquer,   on   s'en   fie    au 
témoignage  de  la  raison,  qui  intervient  tou- 
jours, pour  une  part  considérable,  bien  que 
cachée,  dans  tout  ce  que  font  les  sciences. 
En  s'en  tenant  à  la  surface  des  choses,  on  a 
pour  soi  l'unanimité  du  genre  humain,  qui, 
sauf  des  exceptions  fort  rares,  n'aime  pas 
davantage  à  descendre  dans  ces  profondeurs. 


cLvi  PRÉFACE. 

OÙ  reposent  les  assises  de  tout  l'édifice  scien- 
tifique et  moral. 

Mais,  si,  dans  des  questions  de  méthode  et 
de  logique,  la  science  est  d'accord  avec  la 
foule  pour  rester  indifférente,  il  faut  bien 
que  la  science  le  sache  et  se  le  dise  :  elle  est, 
au  contraire,  en  un  désaccord  radical  avec 
l'humanité  entière,  quand  elle  veut  étendre 
cette  indifférence  jusqu'à  l'âme  et  jusqu'à 
Dieu.  Les  religions,  les  plus  infimes  comme 
les  plus  sublimes  et  les  plus  vraies,  sont  la 
philosophie  des  peuples  ;  et  l'on  peut  voir, 
dans  tout  le  cours  de  l'histoire,  avec  quelle 
invincible  ténacité  les  peuples  s'attachent  et 
se  dévouent  à  leurs  croyances.  Ils  sont  tou- 
jours prêts  à  verser  leur  sang  pour  les  défen- 
dre et  les  conserver.  Ils  n'ont  pas  de  trésor 
plus  cher,  ni  de  richesses  plus  précieuses. 
Ils  les  gardent  éternellement,  au  milieu  de 
toutes  les  défaites  et  de  toutes  les  ruines  ;  ils 
les  emportent  avec  eux  dans  l'exil,  sur  la 
terre  étrangère;  et  ils  les  y  entretiennent  à 
jamais,  loin  de  la  patrie,  qu'ils  ne  doivent 
plus  revoir.  Les  guerres  qu'ils  engagent  con- 
tre  des   croyances    hostiles,    sont  les    plus 


PKÉFACE.  cLvii 

implacables  elles  plus  longues  de  toutes  les 
guerres.  La  Grèce,  quoiqu'elle  n'eût  pas  de 
livres  saints,  a  connu  la  Guerre  Sacrée. 
Dans  les  annales  de  l'Europe  moderne,  il 
n'est  pas  un  seul  siècle  qui  se  soit  écoulé  sans 
conflits  religieux.  La  Réforme  a  nécessité 
une  guerre  de  Trente  ans,  dont  notre  Occi- 
dent n'a  pas  perdu  la  mémoire.  La  Chré- 
tienté a  lutté,  depuis  six  ou  sept  siècles, con- 
tre le  Mahométisme  ;  et  les  passions  ne  se 
sont  refroidies,  ni  de  part,  ni  d'autre.  Par 
lassitude,  on  conclut  des  trêves;  mais  on  n'a 
jamais  vu,  entre  les  deux  cultes,  la  concorde 
et  la  paix;  dans  tous  les  deux,  cependant, 
les  principes  essentiels  sont  identiques. 

Ce  sont  là  des  faits  et  des  considérations 
que  la  science  doit  se  remettre  sans  cesse 
sous  les  yeux,  quand  elle  croit  devoir  détour- 
ner le  genre  humain  de  la  Métaphysique  etde 
la  Religion.  Jusqu'ici,  le  genre  humain  n'a 
guère  prêté  l'oreille  à  cette  invitation;  et, 
pas  plus  que  la  philosophie,  il  ne  prend  au 
sérieux  ces  charitables  avis.  La  science 
n'hésite  pas,  de  son  côté,  à  condamner  cet 
entêtement  de  l'ignorance,  et  elle  en  appelle 


CLViii  PRÉFACE. 

à  une  humanité  plus  éclairée.  Mais, la  philo- 
sophie, qui  n'est  pas  sans  lumières,  persiste 
à  imiter  Socrate  et  Platon,  Aristote  et  Des- 
cartes, et  à  se  conformer  aux  ordres  de  la 
raison,  qui  en  sait  plus  encore  que  la  science, 
dont  seule  elle  connaît  les  principes. 

La  philosophie  ne  se  démet  en  faveur  de 
personne;  elle  peut  dire  à  la  Théologie  et  à 
la  Science,  ce  que  Socrate  disait  à  ses  juges: 
«  Athéniens,  je  vous  honore  et  je  vous  aime; 
«  mais  j'obéirai  plutôt  au  Dieu  qu'à  vous; 
«  et  tant  que  je  respirerai,  et  que  j'aurai  un 
«  peu  de  force,  je  ne  cesserai  de  m'appli- 
«  quer  à  la  philosophie,  et  de  vous  offrir 
«  mes  avertissements  et  mes  conseils...  Je 
«  ne  ferai  jamais  autre  chose,  quand  je 
«  devrais  mourir  mille  fois  ^  » 

Les  questions  qui  se  posent  pour  la  reli- 
gion et  la  philosophie  étant  les  mêmes  néces- 
sairement, et  les  solutions  étant  généra- 
lement pareilles ,  en  quoi  peuvent  donc 
consister  les  différences,  qui  vont  parfois  jus- 
qu'aux plus  regrettables  hostilités?  En  quoi 

*  Platon,  Apologie  de  Socrate,  traduction  de  M.  Victor  Cou- 
sin, p.  93. 


PRÉFACE.  cLix 

la  Philosophie  première  et  la  Religion  sont- 
elles  séparées?  En  quoi  sont-elles  unies? 
Leur  divorce,  qui  remonte  au  passé  le  plus 
lointain,  peut-il  un  jour  cesser?  L'accord  de 
la  raison  et  de  la  foi,  tenté  par  de  sincères  et 
puissants  esprits,  doit-il  se  réaliser  un  jour? 
Une  première  différence,  qui  est  la  plus 
frappante  et  qui  entraîne  toutes  les  autres, 
c'est  que  la  Religion  doit  être  considérée 
comme  l'œuvre  collective  de  peuples  entiers, 
tandis  que  les  systèmes  philosophiques  ne 
sont  jamais  que  des  œuvres  individuelles. 
Quelque  obscure  que  soit  l'origine  du  livre 
saint,  il  devient,  une  fois  adopté,  la  règle  de 
la  nation  ou  de  la  race  ;  il  semble  même  que 
l'énergie  de  la  croyance  soit  d'autant  plus 
vive  que  les  ténèbres  sont  plus  épaisses. 
Tantôt,  ce  sont  des  révélations  que  Dieu 
dicte  à  des  prophètes  chargés  par  lui  de  les 
transmettre  à  la  multitude,  comme  la  Bible, 
le  Zend-Avesta,  ou  le  Coran;  tantôt,  ce  sont 
des  hymnes  de  poètes  inspirés,  comme  le 
Véda  des  Rishis  hindous  ;  tantôt,  ce  sont  les 
enseignements  d'un  sage  recueillis  par  ses 
disciples  directs,  comme  les  Soûtras  boud- 


cLX  PRÉFACE. 

dhiques,  ou  ses  maximes  écrites  par  lui- 
même,  comme  le  Ghou-king  de  Gontucius  ; 
tantôt,  ce  sont  de  simples  légendes  populai- 
res et  poétiques,  comme  dans  le  Paganisme 
grec  et  romain  ;  tantôt  enfin,  ce  sont  les 
récits  d'écrivains  ou  de  témoins  qui  semblent 
suffisamment  autorisés,  comme  nos  quatre 
Evangiles,  ou  même  l'Apocalypse. 

Les  bigarrures  et  les  invraisemblances 
séduisent  la  foule,  loin  de  la  rebuter;  et  plus 
tard,  la  libre  pensée  a  tort  de  les  soumettre 
à  des  critiques  trop  faciles  et  trop  amères. 
En  ceci,  les  critiques  sont  inutiles  autant,  au 
moins,  qu'elles  sont  justifiées.  Les  peuples 
ne  peuvent  pas  changer  leur  foi  religieuse, 
quelque  peu  raisonnable  qu'elle  soit  à  cer- 
tains égards,  sur  les  démonstrations  de  l'éru- 
dition et  de  la  philologie.  Le  livre  saint  est 
ce  qu'il  est;  et,  le  peuple  qui  l'adore  étant 
donné,  ce  livre  est  en  somme  trop  bienfai- 
sant, malgré  ses  lacunes  ou  ses  insanités, 
pour  que  ses  sectateurs  l'abandonnent. 
C'est  toute  leur  vie  morale  ;  et  ils  renoncent 
à  celle-là,  moins  facilement  encore  qu'ils  ne 
renonceraient  à  Tautre.  On  dit  :  La  religion 


PRÉFACE.  cLxi 

de  Moïse,  la  religion  de  Zoroastre,là  religion 
de  Gonfucius  ou  de  Mahomet;  mais,  au  fond, 
ce  n'est  que  la  religion  du  peuple  hébreu,  la 
religion  du  peuple  perse,  la  religion  du  peu- 
ple chinois,  la  religion  des  peuples  musul- 
mans. Si  les  peuples  n'avaient  pas  apporté 
leur  sanction  et  leur  foi  à  tous  ces  livres, 
quels  qu'en  fussent  les  auteurs,  ces  livres 
seraient  restés  des  systèmes  de  philosophie. 
Le  caractère  sacré  et  collectif  leur  eût  fait 
défaut,  parce  qu'il  n'y  a  que  les  peuples  qui 
puissent  le  conférer. 

Loin  de  là,  l'origine  des  systèmes  philoso- 
phiques, qui  sont  toujours  individuels,  ne 
présente  pas  la  moindre  obscurité.  On  sait  à 
qui  les  attribuer  ;  on  sait  où  ils  sont  nés,  à 
quelle  époque,  dans  quelles  circonstances  ; 
on  sait  combien  de  temps  ils  ont  duré,  quel- 
les transformations  ils  ont  subies,  avant  de 
disparaître,  et  ce  qu'ils  ont  légué  à  l'héritage 
commun.  Tout  au  plus,  se  forme-t-il,  autour 
de  quelques  personnages  éminents,  ce  qu'on 
appelle  des  écoles,  c'est-à-dire,  la  réunion 
d'un  petit  nombre  d'esprils  moins  forts, 
mais  tout  aussi  indépendants,  qui  se  rangent 

T.  I.  k 


CLxii  PRÉFACE. 

à  la  doctrine  d'un  maître,  parce  qu'ils  ne 
sont  pas  capables  d'enfanter  eux-mêmes  une 
doctrine.  Il  est  arrivé  que  les  écoles  se  sont 
prolongées  pendant  plusieurs  siècles,  quand 
leurs  chefs  deviennent  des  professeurs,  qui 
se  succèdent, comme  on  Ta  vu  dans  la  Grèce, 
Mais  les  disciples  discutent  les  leçons  qu'ils 
reçoivent;  l'adhésion    facultative    que    l'on 
donne  à  l'enseignement,  n'ôte  absolument 
rien  à  la  plus   entière  liberté.    Si  l'on   se 
sépare,  on  n'est  point  hérétique  ;  c'est  une 
opinion   qu'on  change  pour  en  choisir  une 
meilleure  ;  ce  n'est  point  une  abjuration,  ni 
même  un  schisme.  Les  choses  se  sont  tou- 
jours passées  ainsi  depuis  que  la  philoso- 
phie existe  ;  et  parmi  nous.  Descartes,  qui  a 
fait  école,  n'a  point  hésité  à  le  déclarer,  à 
peu  près,   comme  Socrate   pouvait  le  faire 
dans  Athènes  :    «    Mon   dessein  n'est   pas 
«  d'enseigner  la  méthode  que  chacun  doit 
«  suivre  pour  bien  conduire  sa  raison,  mais 
«  seulement  de  faire  voir  en  quelle  sorte  j'ai 
«  tâché  de  conduire  la  mienne  ^  » 

*  Discours  de  la  Méthode,  édition  de  M.  Victor  Cousin,  p.  124, 
Œuvres  de  Descartes. 


PRÉFACE.  CLxiii 

Mais  qu'est-ce  que  des  écoles  en  compa- 
raison de  peuples  !  Elles  ne  comptent  pas, 
pour  ainsi  dire,  dans  l'histoire  de  l'huma- 
nité ;  et  c'est  une  délicate  affaire  d'érudition 
que  de  constater  leurs  noms  et  les  phases  de 
leur  existence.  Que  peuvent  en  savoir  les  na- 
tionsy  lorsque  tant  de  savants  les  ignorent 
et  ne  s'en  inquiètent  pas  ?  Une  doctrine  phi- 
losophique n'a  de  valeur  réelle  que  pour 
celui  qui  se  l'est  faite,  et  pour  ceux  qui  veu- 
lent bien  la  lui  emprunter.  Ils  sont  toujours 
en  une  minorité  imperceptible,  parce  que  la 
gloire  de  la  philosophie  est  ailleurs  que  dans 
la  multitude  de  ses  adhérents. 

On  a  beaucoup  reproché  à  la  philosophie 
cet  individualisme  ;  et  souvent  le  grief  a  paru 
tellement  sérieux  qu'on  est  allé  jusqu'à  la 
faire  passer  pour  l'ennemie  de  la  société, 
parce  qu'elle  n'en  acceptait  pas  aveuglément 
toutes  les  croyances.  Pourtant,  cet  indivi- 
dualisme est  la  philosophie  même  ;  si  on  le 
réprouve,  il  faut  la  réprouver  avec  lui  ;  elle 
est  supprimée  du  même  coup.  Mais  on  au- 
rait beau  faire,  l'un  et  l'autre  sont  solidaires 
et  indestructibles.  La  philosophie  ne  dispa- 


cLxiv  PRÉFACE. 

raîtra  pas  plus  que  l'individu.  Ce  n'est  pas 
elle  qui  a  mis  Tindividualisme  dans  la  nature 
des  choses  ;  il  est  l'œuvre  de  Dieu  ;  et,  tant 
que  l'individu  sera  l'être  raisonnable  et  libre, 
que  le  créateur  a  fait  de  nous,  Texercice 
libre  et  raisonnable  de  nos  facultés  sera 
toujours  soustrait,  quand  nous  le  voudrons, 
à  toute  violence  et  à  toute  corruption  étran- 
gère. La  Métaphysique  est  l'exercice  de  no- 
tre faculté  la  plus  haute  ;  elle  subsistera 
autant  que  notre  raison.  Sans  doute,  nous 
vivons  de  la  même  vie  que  nos  semblables  ; 
mais  nous  ne  vivons  pas  en  eux,  nous  vivons 
en  nous.  Sans  doute,  nous  pensons  tous  au 
même  titre  ;  mais  notre  pensée  n'est  pas  la 
leur,  leur  pensée  n'est  pas  là  nôtre.  Faire 
un  crime  à  la  philosophie  d'être  individuelle, 
c'est  critiquer  l'œuvre  divine,  de  même 
qu'essayer  d'abolir  la  liberté  de  la  con- 
science est  un  attentat  impuissant  autant 
que  coupable,  puisque  la  force  que  Dieu  à 
donnée  à  notre  volonté  est  absolument  in- 
coercible, si  ce  n'est  à  celui  qui  l'a  faite. 

De  ce  que  la  philosophie  est  nécessaire- 
ment  individuelle,   il   s'ensuit  évideniment 


PRÉFACK.  r.Lxv 

qu'elle  ne  peut  jamais,  sous  quelque  pré- 
texte que  ce  soit,  être  intolérante,  comme 
Test  souvent  la  Religion.  La  liberté,  qu'elle 
revendique  pour  elle,  est  également  le  patri- 
moine d'autrui,  tout  aussi  respectable  dans 
la  plus  humble  des  âmes  que  dans  lé  philo- 
sophe le  plus  instruit.  L'intolérance,  qui  est 
partout  une  faute,  devient  pour  la  philoso- 
phie un  suicide  ;  refuser  la  liberté  aux  au- 
tres, tandis  qu'on  en  fait  pour  soi-même 
son  seul  droit  à  exister,  c'est  une  contradic- 
tion que  les  peuples  et  leurs  gouvernements 
ont  commise  plus  d'une  fois  ;  mais,  la  philo- 
sophie ne  peut  pas  la  commeltre.  De  fait, 
elle  n'est  jamais  descendue  à  cette  honte. 
L'histoire,  dans  ses  douloureuses  annales,  ne 
pourrait  pas  citer  un  seul  philosophe  qui  ait 
été  persécuteur,  au  nom  de  la  noble  science 
qu'il  cultivait.  Ceci  ne  veut  pas  dire  que  la 
philosophie  soit  insensible  à  ce  qu'elle  re- 
garde comme  l'erreur  ;  mais  elle  en  est  beau- 
coup moins  préoccupée  que  de  la  vérité, 
qu'elle  cherche.  Quand  elle  jette  les  yeux 
autour  d'elle  dans  la  société,  elle  s'en  fie 
exclusivement  à  l'action  lente  des  siècles  et 


r.Lxvi  PRÉFACE. 

de  la  raison,  pour  corriger  ce  qu'elle  blâme  ; 
elle  y  contribue,  pour  sa  part  ;  mais  elle  ne 
précipite  pas  la  réforme  ;  et,  comme  son  rôle 
n'est  pas  de  gouverner  les  hommes,  elle  se 
borne  à  se  gouverner  elle-même. 

Voilà  comment  le  vrai  philosophe  res- 
pecte toujours,  dans  toute  la  sincérité  de  son 
cœur,  le  culte  du  pays  où  Dieu  Ta  fait  naî- 
tre. Ce  respect  se  fonde  sur  les  meilleurs 
motifs.  D'abord,  si  la  philosophie  choisit  li- 
brement la  voie  qui  la  mène  à  la  solution 
des  grands  problèmes,  pourquoi  d'autres 
ne  seraient-ils  pas  libres  de  prendre  une 
voie  différente  ?  La  Religion  associe  les 
hommes  dans  une  pensée  et  une  solution 
communes  ;  le  philosophe  marche  seul  dans 
le  chemin  pénible  qu'il  s'est  tracé  ;  mais  le 
but  est  le  même,  si  la  route  ne  l'est  pas.  La 
religion  peut  dédaigner  la  philosophie  ;  la 
philosophie  ne  doit  jamais  dédaigner  la  reli- 
gion, parce  que  ce  serait  se  désavouer  soi- 
même  en  principe.  Puis,  l'inspiration  ins- 
tinctive des  peuples  les  conduit  à  la  vérité 
sur  les  points  essentiels,  aussi  sûrement  que 
la  réflexion  la  plus  attentive  y  peut  conduire 


PRÉFACE.  cLXVii 

le  philosophe.  Si  la  raison,  par  la  bouche 
d' Aristote ,  démontre  la  nécessité  d'un  pre- 
mier et  unique  moteur,  la  plupart  des  reli- 
gions proclament  aussi,  sans  hésitation, 
l'existence  de  Dieu  et  sa  providence.  De 
part  et  d'autre,  le  résultat  est  identique, 
quoiqu'il  soit  obtenu  par  des  procédés  op- 
posés ;  la  philosophie  serait  bien  aveugle  de 
ne  pas  le  voir.  Les  religions  ont,  spontané- 
ment, leur  métaphysique  ;  et  il  n'est  pas  dif- 
ficile de  la  dégager,  du  milieu  des  légendes 
qui  la  cachent,  sans  l'effacer.  Enfin,  la  philo- 
sophie peut  souvent  se  retrouver  tout  en- 
tière dans  la  morale  religieuse,  et  jusque 
dans  les  dogmes.  N'est-ce  pas  elle  qui, 
dans  cette  grande  société  grecque  et  ro- 
maine, avait  préparé  l'avènement  et  le  triom- 
phe du  Christianisme,  reçu  et  propagé  par 
les  Gentils  ?  Un  bon  citoyen  a-t-il  besoin  de 
tant  de  motifs,  sans  parler  des  exigences  de 
Tordre  public ,  pour  respecter  la  foi  de  ses 
compatriotes  ?  Socrate  a  été  condamné  pour 
avoir  méconnu ,  disait  l'accusation,  les  Dieux 
de  la  patrie.  Mais  c'était  une  calomnie  ;  So- 
crate était  innocent,  malgré  tout  ce  qu'en 


CLXviii  PRÉFACE. 

ont  pu  dire  ses  ennemis  ;  il  n'a  succombé 
qu'à  leurs  fureurs  ;  ils  Tont  tué,  mais  ils  ne 
l'ont  pas  flétri. 

Autre  conséquence  de  l'individualisme 
philosophique.  La  plupart  des  religions  ont 
un  Credo  et  un  symbole  ;  le  Christianisme 
n'est  pas  seul  à  avoir  le  sien;  la  Bible,  le 
Bouddhisme ,  le  Mazdéisme ,  le  Mahomé- 
tisme,  ont  les  leurs.  Mais  la  philosophie  n'en 
a  pas,  et  elle  n'en  doit  jamais  avoir.  Les  phi- 
losophes peuvent,  chacun  à  part,  s'étudier  à 
condenser  de  plus  en  plus  leur  doctrine, 
comme  les  religions  se  concentrent  dans  un 
acte  de  foi.  C'est  ainsi  que,  dans  l'Antiquité, 
s'est  formé  le  Manuel,  dit  d'Épictète.  C'est 
ainsi  que,  au  xvii*  siècle.  Descartes  tentait, 
pour  obéir  à  la  manie  de  son  temps ,  de  réduire 
les  axiomes  de  son  système  à  la  forme  géo- 
métrique. Spinoza  et  Leibniz  en  faisaient  au- 
tant, et  sans  plus  de  succès,  s'ils  espéraient 
par  là  se  faire  mieux  écouter  du  genre  hu- 
main. Le  même  échec  attend  tous  ceux  qui 
seraient  séduits  par  la  même  illusion,  où 
l'amour-propre  a  peut-être  autant  de  part 
que  le  désir,  d'ailleurs  très  louable,  d'être 


PRÉFACE.  cLxix 

utile  à  l'humanité.  Ce  n'est  pas  précisément  à 
l'humanité  que  parle  le  philosophe  ;  c'est 
surtout  à  lui-même,  comme  le  faisait  Marc- 
Aurèle.  Pour  peu  qu'on  ait  dans  le  cœur  le 
sentiment  du  bien,  on  peut  révérer  les  sages; 
mais  on  ne  jure  pas  en  leur  nom.  Aussi, 
l'on  peut  se  le  demander  :  Est-il  au  monde 
rien  de  plus  ridicule  que  la  philosophie  con- 
sentant à  rédiger  un  catéchisme,  comme 
on  l'a  essayé  dans  les  temps  troublés  de 
notre  Révolution,  ou  même  s'essayant  à 
fonder  un  culte,  comme  celui  de  la  Théophi- 
lanthropie, qui,  en  dépit  de  bonnes  inten- 
tions, a  échoué  misérablement,  sous  la  ré- 
probation et  l'ironie  universelles? 

Tout  ceci  doit  nous  faire  voir  dans  quel 
abîme  tombe  la  philosophie,  quelle  entre- 
prise impraticable  et  illégitime  elle  pour- 
suit, quand  elle  projette  de  se  substituer  à 
la  religion.  Elle  ne  l'a  tenté  un  peu  sérieu- 
sement qu'au  siècle  dernier,  si  toutefois  il 
n'y  a  pas  une  complète  méprise  dans  la 
pensée  qu'on  lui  prête.  La  philosophie  du 
XVIII*  siècle  n'est  pas,  à  proprement  dire,  de 

la  philosophie  ;  c'est  une  croisade  ardente, 


cLxx  PRÉFACE. 

et  malheureusement  trop  justifiée,  de  tous 
les  écrivains  courageux  et  indépendants 
contre  des  abus  devenus  insupportables.  La 
religion  a  été  enveloppée,  comme  tout  le 
reste,  dans  cette  guerre  civile,  qui  devait 
aboutir  à  la  rénovation  de  Tordre  social. 
Mais  cette  révolution  était  politique  et  non 
philosophique.  L'établissement  de  TÉglise 
avait  ses  abus,  qu'il  fallait  aussi  réformer  ; 
et,  parmi  les  soi-disant  philosophes,  ce  ne 
furent  que  les  plus  violents  et  les  moins 
sages  qui  songèrent  à  renverser  Tantique  re- 
ligion, pour  la  remplacer  par  une  nouvelle, 
dont  personne  n'aurait  pu  même  indiquer 
les  bases.  Voltaire,  qui  a  dirigé,  contre  un 
clergé  intolérant  et  barbare,  une  polémique 
infatigable,  n'a  jamais  songé  à  faire  succéder 
une  religion  d'invention  contemporaine  au 
Christianisme,  si  mal  interprété  par  ses  mi- 
nistres. Auteur  lui-même  de  traités  de  Méta- 
physique \  qui  sont  peut-être  les  meilleurs 
de  son  temps,  son  bon  sens  l'eût  fait  reculer 

^  Voir  son  Traité  de  Métaphysique  à  madame  du  Chfttelet; 
et  son  ouvrage  intitulé  :  Il  faut  prendre  un  partie  édition  Beu- 
chot,  t.  XXXVn  et  XLVII. 


PRÉFACE.  cLXXi 

devant  une  révolution  religieuse.  Lui  qui, 
sans  faiblir  un  instant,  défendait  contre  ses 
amis  et  même  contre  ses  admirateurs  la 
croyance  à  l'existence  de  Dieu,  il  n'eût  pas 
trouvé  assez  de  moqueries  et  de  sarcasmes 
contre  le  pontife  d'un  culte  improvisé  sous 
ses  yeux.  Dans  tout  le  passé,  on  ne  cite  guère 
que  l'empereur  Julien,  qui  aurait  entrepris, 
dit-on,  de  mettre  la  philosophie  à  la  place  de 
la  religion.  Mais  ceci  encore  est  une  erreur. 
Bel  esprit,  plus  rhéteur  que  philosophe,  Ju- 
lien n'a  voulu  que  rendre  la  vie  au  Paga- 
nisme expirant.  L'Église  chrétienne  ne  lui  a 
point  encore  pardonné  cet  effort  désespéré 
du  patriotisme.  Mais  la  philosophie  n'a  rien 
à  voir  dans  cette  tardive  restauration  d'un 
culte  suranné  ;  c'est  la  politique  qui  en  est 
seule  responsable,  puisque  la  lutte  s'est  pas- 
sée exelusivement  entre  les  deux  religions. 
Ainsi  le  xvin*  siècle,  si  ce  n'est  pas  le 
calomnier  que  de  le  juger  sur  ses  représen- 
tants les  moins  dignes,  n'a  pas  été  plus  heu- 
reux contre  le  Christianisme  que  Julien  ne 
l'avait  étë  au  iv*  siècle.  De  nos  jours,  la  reli- 
gion a  plutôt  gagné  que  perdu  aux  attaques 


\ 


cLxxii  PRÉFACE. 

passionnées  dont  elle  a  été  l'objet  dans  le 
siècle  dernier.  Ce  doit  être  là  un  décisif  aver- 
tissement pour  tous  ceu\  qui  voudraient 
recommencer  cette  aventure.  Elle  a  contre 
elle  la  nature  des  choses;  et  l'avenir  ne  lui 
réserve  pas  une  victoire,  qui  jusqu'à  présent 
lui  a  été  refusée.  La  discussion  n'en  doit  pas 
moins  rester  toujours  ouverte,  et  toujours 
être  libre,  sur  les  sujets  sacrés  aussi  bien 
que  pour  tous  les  autres  ;  une  religion  qui  a 
déclaré  que  Dieu  livre  le  monde  aux  disputes 
des  homines,  ne  peut  pas  réclamer  un  privi- 
lège qui  la  délivrerait  de  l'examen.  La  discu- 
ssion, d'ailleurs,  a  ses  limites,  qu'elle  ne  doit 
pas  franchir,  sous  peine  d'y  être  ramené.e 
invinciblement  parla  puissance  publique. 

Quand  on  veut  changer  les  croyances  re- 
ligieuses de  sa  patrie,  on  doit,  tout  d'abord, 
savoir  qu'une  religion  ue  peut  être  remplacée 
que  par  une  autre  religion,  et  qu'elle  ne  l'est 
jamais  par  la  philosophie.  Ce  n'est  pas  la  phir 
losophie  quia  succédé  au  Paganisme,  miné 
par  elle  ;  c'est  la  religion  chrétienne.  Ce  n'est 
pas  elle  non  plus  qui,  pour  une  bonne  par- 
tie de  l'Europe,  a  succédé  au  Catholicisme; 


PRÉFACE.  cLXxiii 

c'est  lé  Protestantisme  de  Luther  et  de  Cal- 
vin. Platon  formait  déjà  un  vœu  irréalisable, 
en  disant  que  les  peuples  ne  seraient  heu- 
reux que  quand  leurs  chefs  seraient  philoso- 
phes. Mais  espérer  que  tous  les  hommes 
deviendront  philosophes,  c'est-à-dire,  que 
tous  les  hommes  se  formeront  à  eux-mêmes 
leurs  croyances  personnelles,  au  lieu  des 
croyances  nationales,  n'est-ce  pas  un  rêve^ 
qui  est  cent  fois  plus  creux,  et  qui,  dans 
bien  des  circonstances,  pourrait  devenir  un 
danger  social  ? 

U  faut  donc  que  la  philosophie  et  la  reli- 
gion se  tolèrent  mutuellement,  puisqu'elles 
sont,  ainsi  qu'on  l'a  si  bien  dit*,  «  deux 
sœurs  immortelles  ».  Elles  ont  toujours  été, 
elles  seront  toujours  contemporaines;  et,* 
quoique  leur  influence  soit  essentiellement 
diverse,  elles  sont  toutes  deux  indispensables 
à  l'esprit  humain.  Elles  satisfont  des  besoins 
également  nécessaires  ;  et  c'est  là  ce  qui  fait 
qu'elles  ne  peuvent  pas  mourir,  l'une  plus 
que  l'autre.  L'accord  semblerait  devoir  être 

*  M.  Thiers,  dans  son  discoui*»  de  1844. 


cLXXiv  PRÉFACE. 

facile,  si  Ton  ne  consultait  que  l'intérêt  com- 
mun; mais,  des  deux  parts,  les  passions  in- 
«  terviennent,  et  rendent  la  paix  impossible, 
quelque  avantageuse  et  quelque  sage  qu'elle 
serait.  La  philosophie  se  flatte,  avec  toute 
raison,  d'être  plus  pure,  et  d'atteindre  plus 
directement  la  vérité  ;  la  religion  ne  peut 
éviter  le  mélange  d'éléments  multiples  et 
hétérogènes,  comme  l'est  la  vie  des  peuples 
qui  l'embrassent.  Mais  la  religion  est  infini- 
ment plus  puissante,  et,  par  ce  motif,  plus 
agressive,  tant  que  les  peuples  mettent  à  son 
service  les  forces  immenses  dont  ils  dispo- 
sent. Pourtant,  la  religion  n'est  pas  telle- 
ment sûre  d'être  sans  mésalliance  que,  sou- 
vent, elle  ne  doive  accomplir  elle-même 
l'office  qu'elle  interdit  impitoyablement  à  la 
critique  ;  elle  fait  un  choix  dans  les  docu- 
ments qu'elle  emploie,  excluant  les  uns  et 
retenant  les  autres.  Les  conciles  bouddhi- 
ques s'y  sont  repris  jusqu'à  trois  fois  pour 
changer  et  arrêter  le  canon  de  la  «  Triple 
Corbeille  »,  avant  d'en  fixer  la  forme  défini- 
tive. Les  conciles  chrétiens,  et  notamment 
celui  de  Nicée,  ont  fait  des  éliminations  ana- 


PRÉFACE.  cLxxv 

logues  dans  l'Ancien  Testament,  et  même 
dans  le  Nouveau.  Défendre  la  lecture  sainte 
aux  profanes,  et  la  réserver  à  des  adeptes, 
ne  prouve  pas  non  plus  une  assurance  com- 
plète. Le  Véda  ne  peut  être  lu  que  par  les 
Brahmanes;  le  Catholicisme  a  toujours  vu 
d'un  œil  inquiet  les  traductions  en  langue 
vulgaire.  Aujourd'hui  même,  il  n'autorise 
que  les  traductions  du  latin  de  saint  Jérôme; 
celles  de  l'hébreu  ou  du  grec  des  Septante 
sont  presque  suspectes.  Puisque  la  religion 
a  tant  de  scrupules,  ce  serait  un  motif  pour 
elle  de  permettre  à  d'autres  d'en  avoir  à  son 
exemple.  Mais  là  seule  pensée  d'une  telle 
concession  révolte  les  églises  ;  et  l'on  doit 
convenir  qu'il  est  assez  naturel  qu'elles  ne  la 
fassent  jamais;  on  dirait  qu'elles  préfèrent 
appliquer  la  fameuse  sentence  :  «  Sint  ut 
stmty  aut  non  sint.  » 

La  philosophie  qui,  toute  modestie  à  part, 
peut  avoir  la  conscience  d'être,  en  général, 
plus  raisonnable,  se  fait  honneur  en  mon- 
trant plus  de  condescendance  qu'on  n'en  a 
pour  elle,  quand  elle  croit  devoir  s'écarter 
de  son  objet  propre  pour  discuter  et  criti- 


cLxxvi  PRÉFACE. 

quer  les  religions.  Sans  doute,  on  est  fort 
excusable  d'être  choqué  de  ces  légendes 
merveilleuses  et  absurdes,  qui  ne  répondent 
qu'aux  délires  de  l'imagination,  de  ces  mira- 
cles le  plus  fréquemment  sans  but  et  de 
simple  fantaisie,  de  ces  mythes  inintelligibles 
qu'on  trouve  dans  le  Bouddhisme,  dans  les 
monuments  brahmaniques,  dans  le  Maz- 
déisme, dans  le  Paganisme,  et  dans  tant  d'au- 
tres cultes.  Mais  on  doit  se  sentir  porté  à 
l'indulgence  quand  on  se  rappelle  comment 
se  fondent  les  religions,  et  de  quels  éléments 
se  compose  l'étrange  diversité  du  genre  hu- 
main. Ce  qui  donne  tant  de  prix  à  la  sagesse ^ 
c'est  qu'elle  est  excessivement  rare  ;  et  si 
quelque  chose  peut  nous  causer  de  l'étonne- 
ment,  c'est  que,  d'un  pareil  mélange,  il  soit 
sorti  tout  ce  bien  et  toutes  ces  vérités  subli- 
mes, qu'une  raison  sagace  et  bienveillante 
découvre,  sans  trop  de  peine,  sous  des  ténè- 
bres et  sous  des  non-sens.  Et  puis,  la  philo- 
sophie doit  être  assez  impartiale,  dans  sa  pro- 
pre cause,  pour  avouer  que,  elle  aussi,  prête 
à  des  critiques  que  la  religion  n'est  pas  seule 
à  mériter.  La  métaphysique,  telle  qu'elle  a 


PRÉFACE.  cLXxvii 

été  conçue  par  bien  des  philosophes,  se  perd 
dans  des  subtilités  qui  révoltent  le  sens  com- 
mun, autant  au  moins  que  les  légendes  reli- 
gieuses peuvent  blesser  la  raison  philosophi- 
que. Rêveries  d'une  part,  arguties  de  Tautre, 
il  serait  difficile  de  se  décider  si  Ton  avait  à 
choisir;  et  il  ne  semble  pas  que  la  vérité 
profite  beaucoup  plus  de  celles-ci  que  de  cel- 
les-là. 

Les  attaques  de  la  science  contre  la  philo- 
sophie se  justifient  encore  moins  que  celles 
de  la  religion,  déjà  si  peu  fondées.  Jusqu'à 
un  certain  point,  la  religion  peut  se  croire 
menacée;  et  elle  entrevoit,  dans  ses  appré- 
hensions, on  ne  sait  quel  fantôme  de  rivalité 
et  de  concurrence,  espérance  inoffensive  de 
quelques  utopistes.  Mais  la  Science,  que 
peut-elle  craindre  de  la  philosophie  et  de  la 
Métaphysique?  Quel  mal  pourrait-elle  en 
éprouver?  Et,  au  contraire,  quels  secours 
n'en  peut-elle  pas  recevoir!  Quels  emprunts 
fructueux  ne  peut -elle  pas  leur  faire!  Quelle 
féconde  alliance!  La  science  ne  devrait 
jamais  oublier  que.  au  début,  elle  a  été  réu- 
nie à  la  philosophie,  ou  plutôt  qu'elle  est  née 


CLXXViii  PRÉFACE. 

de  la  philosophie,  de  même  qu'elle  aura  lou- 
jours  dans  la  philosophie  ses  racines  profon- 
des. Le  premier  coup  d'œil  jeté  par  les  hom- 
mes sur  le  monde  n'a  pu  leur  faire  voir,  tout 
d'abord,  que  l'obscur  ensemble  et  la  totalité 
mystérieuse  des  choses.  Comme  on  ne  distin- 
guait pas  encore  les  parties,  on  ne  percevait 
que  le  Tout.  Ce  n'est  qu'un  peu  plus  tard 
qu'est  venue  l'observation  des  détails  et  des 
phénomènes  particuliers.  L'analyse  s'est 
étendue  de  jour  en  jour,  parce  que  le  Tout 
est  sans  limites;  mais  évidemment  la  syn- 
thèse initiale,  quelque  imparfaite  qu'elle  fût, 
avait  précédé  l'analyse.  La  philosophie,  qui 
est  essentiellement  synthétique,  refait,  à 
l'heure  qu'il  est,  la  synthèse  qu'elle  tentait 
dès  ses  premiers  essais.  Elle  la  recommen- 
cera perpétuellement,  de  même  que  les 
sciences  poursuivront  perpétuellement  leur 
œuvre,  accumulant  de  plus  en  plus  les  maté- 
riaux qu'emploient  les  synthèses  universelles. 
Les  deux  écoles  de  philosophie  les  plus  an- 
ciennes dans  la  Grèce,  notre  mère  vénérée, 
ont  été.  Tune,  une  école  de  physiciens,  celle 
de  Thaïes;  l'autre,  une  école  mathématique, 


PRÉFACE.  CLxxix 

celle  de  Pythagore.  C'est  Tensemble  des 
choses  que  tous  deux  veulent  expliquer,  soit 
par  les  Nombres,  soit  par  un  élément  maté- 
riel. Quelque  dissemblable  que  soit  leur 
explication,  c'est  sur  l'univers  et  sur  la  tota- 
lité des  êtres  que  Thaïes  et  Pylhagore  ont 
les  yeux  fixés  ;  et  c'est  là  ce  qui  les  a  rangés 
parmi  les  philosophes.  Dans  les  temps  mo- 
dernes. Descartes  et  Leibniz,  que  la  science 
ne  peut  pas  récuser,  sont  des  savants  et  des 
mathématiciens;  mais,  par-dessus  tout,  ce 
sont  des  philosophes,  et  ils  comptent  parmi 
les  plus  illustres.  A  l'origine,  la  philosophie 
contient  donc  toutes  les  sciences  dans  son 
sein  ;  et  si  elle  n'a  pas  désormais  à  les  y  ra- 
mener, elle  peut,  du  moins,  leur  rappeler 
quelquefois  d'où  elles  sortent,  et  à  quel  cen- 
tre elles  se  rattachent. 

Avec  la  suite  des  temps  et  la  suite  des 
observations,  les  sciences,  se  multipliant, 
ont  dû  se  séparer  de  la  philosophie,  et  aussi, 
se  séparer  de  plus  en  plus  les  unes  des  au- 
tres. La  division  était  poussée  déjà  loin  au 
siècle  d'Aristote;  et  lui-même  a  contribué 
beaucoup  à  l'accroître  et  à  la  régulariser. 


CLXXX  PRÉFACE. 

Depuis   lors,  le  nombre  des  sciences  s'est 
augmenté  de  jour  en  jour;  et  il  s'augmentera 
sans  cesse.  Chaque  siècle  en  a  vu  naître;   et 
le  nôtre  n'a    pas    été   moins  productif  que 
ceux  qui  l'ont  précédé  ;  ceux  qui  le  suivront 
le  seront  encore  davantage.  La  subdivision, 
toujours  croissante,  a  fait  que  les  sciences 
perdent  de  vue  leur  berceau  commun.  Cha- 
cune d'elles  tend  à  se  renfermer  plus  étroi- 
tement dans  son  domaine  propre,  parce  que, 
chaque  jour,  ce  domaine  devient  plus  vaste 
et  plus    riche.   Une  existence  humaine  ne 
suffit  plus  à  parcourir  une   seule  science  ; 
bien  mieux,  l'étude  d'une  simple  branche 
d'une  science  spéciale  remplit  la  vie  des  plus 
laborieux  observateurs,  et  fait  la  gloire  des 
plus  ambitieux.   On  se   plaint    souvent   de 
cette    dispersion   et  de    cet    éparpillement 
indéfini  des  sciences;  on  va  même  jusqu'à 
s'en   effrayer.   Quant  à  la  philosophie,  qui 
sait  d'où  vient  ce  mouvement  inévitable  et 
combien  il  est  naturel,  elle  ne  peut  s'en  in- 
quiéter. Tant  de  conquêtes  de  détail  ne  doi- 
vent que  servir  à  rendre  l'ensemble  des  réa- 
lités   moins    inaccessible    pour  la    science 


PRÉFACE.  cLxxxi 

générale,  qui  est  la  Métaphysique.  Aris- 
tote,  s'il  lui  était  donné  de  refaire  son  ou- 
vrage, parlerait  aujourd'hui  du  système  du 
monde  d'après  Copernic,  Newton,  Laplace 
et  Leverrier,  au  lieu  d'en  parler  d'après 
Eudoxe  et  Callippe,  à  propos  du  prenrier 
moteur. 

A  cette  communauté  d'origine,  qui  est 
déjà  un  lien  indissoluble  entre  la  philoso- 
phie et  la  science,  s'en  joint  un  autre,  plus 
intime  :  c'est  la  communauté  de  nature.  La 
science,  prise  en  soi  et  sans  regarder  à  ses 
applications  pratiques,  est  désintéressée  au- 
tant que  la  philosophie  peut  l'être.  Elle 
aussi  ne  recherche  la  vérité  que  pour  la 
vérité;  elle  aussi  veut  savoir  pour  savoir. 
C'est  son  but  supérieur  et  son  but  unique. 
Plus  tard,  et  selon  les  besoins  toujours  re- 
nouvelés des  sociétés  humaines,  selon  les 
circonstances  plus  ou  moins  favorables,  les 
arts,  issus  de  la  science,  se  chargent  d'en 
tirer  les  conséquences  matérielles;  mais  la 
nature  de  la  science  ne  change  pas  pour 
cela;  elle  ne  convoite  aucun  autre  profit  que 
d'enrichir,  ou  de  modifier,  le  trésor  des  con- 


) 

[ 


cLXXxii  PRÉFACE. 

naissances  acquises.  Sous  ce  rapport,  la 
science  pure  se  confond  absolument  avec  la 
philosophie.  Elles  ne  se  distinguent  entre 
elles  que  par  une  différence  de  forme  à  peu 
près  insignifiante,  Tune  se  limitant  à  la  spé- 
cialité d'un  objet,  l'autre  s'efforçant  à  être 
complète  et  totale.  Une  autre  ressemblance, 
c'est  que  la  science  ne  vit  pas  plus  que  la 
philosophie,  sans  liberté  et  sans  indépen- 
dance. Elle  aies  mêmes  revendications, peut- 
être  plus  vives  encore,  quand  ces  deux  biens, 
qui  lui  sont  indispensables,  viennent  à  lui 
être  contestés.  Quelles  plaintes  n'a  pas  sou- 
levées le  procès  de  Galilée  !  Quels  souvenirs, 
souvent  exagérés,  n'a-t-il  pas  entretenus 
dans  la  mémoire  de  tous  les  savants  I  On  n'a 
point  à  s  étonner  de  ces  doléances,  qui  sont 
très-justes.  Pourtant,  si  l'on  compare  le  sort 
de  Galilée,  en  le  supposant  aussi  déplorable 
qu'on  voudra,  avec  le  sort  de  Campanella, 
son  contemporain,  avec  le  sort  de  Jordano 
Bruno,  de  Vanini,  et,  dans  l'Antiquité,  avec 
celui  de  Socrate,  on  voit  que  le  martyrologe 
de  la  science  est  bien  doux  à  côté  de  celui 
de  la  philosophie.  Mais,  il  ne  s'agit  point  ici 


PRÉFACE.  cLXxxiii 

d'un  parallèle  d'héroïsmes  et  de  supplices  ; 
il  suffit  de  savoir  que  la  philosophie  et  la 
science  sont  d'une  nature  tellement  identi- 
que qu'elles  ont  à  réclamer  les  mêmes  droits, 
quand  on  les  leur  refuse,  et  qu'elles  excitent 
les  mêmes  ombrages  de  la  part  de  ceux  qui 
veulent  empêcher,  l'une  de  démontrer  le 
mouvement  de  la  terre,  et  l'autre  de  discuter 
sur  l'existence  de  Dieu. 

Peut-être  les  préventions  de  la  Science 
contre  la  Métaphysique  s'expliquent-elles , 
en  grande  partie,  par  celles  qu'elle  peut 
nourrir  contre  la  Religion.  Ilestcertain  que, 
quand  la  Religion,  sortant  de  sa  sphère 
sacrée,  empiète  sur  la  science,  qu'elle  ne 
comprend  pas,  elle  s'expose  à  des  contradic- 
tions, qui  peuvent  tourner  à  sa  confusion. 
Non-seulement,  elle  est  vaincue  dans  un 
litige  qu'elle  est  incapable  de  soutenir;  mais, 
en  outre,  son  incompétence  en  fait  de  science 
est  si  flagrante  qu'elle  frappe  les  juges  les 
plus  bienveillants.  Est-ce  donc  parce  que  la 
Philosophie  première  débat  les  mêmes  ques* 
lions  que  la  Religion,  que  la  Science  l'enve- 
loppe dans  la  récusation  qu'elle  oppose  à  la 


CLXXXiv  PRÉFACE. 

théologie?  Ce  n'est  pas  à  la  philosophie  de 
répondre.  La  philosophie  est  la  mère  des 
sciences,  comme  Descartes  Ta  répété  tant  de 
fois;  c'est  elle  qui  leur  montre  d'où  leur 
vient  la  certitude  dont  elles  se  piquent;  elle 
les  aime  ;elle  les  admire.  Comment  la  science 
pourrait-elle  la  tenir  pour  suspecte  et  sur- 
tout pour  ennemie?  La  philosophie  use,  pour 
ses  études,  de  procédés  exclusivement  scien- 
tifiques. Comme  la  science,  elle  observe  et 
elle  constate  des  faits  d'un  certain  ordre. 
Bien  plus,  c'est  la  philosophie  qui  a  ensei- 
gné aux  sciences  la  puissance  et  la  nécessité 
de  l'observation,  longtemps  avant  que  les 
sciences  n'eussent  appris  à  se  soumettre  à 
cette  loi  salutaire.  Bacon  se  figurait,  au 
xvii*  siècle,  qu'il  était  le  premier  à  décou- 
vrir la  méthode  d'observation,  et  qu'il  fai- 
sait présent  à  l'esprit  humain  d'un  instru- 
ment nouveau  ;  mais  la  plus  légère  lecture 
d'Aristote  ou  d'Hippocrate  atteste  qu'ils 
n'ont  pas  seulement  observé,  mais  que,  en 
outre,  ils  ont  constamment  recommandé 
l'observation,  comme  la  seule  voie  qui  puisse 
conduire  au  vrai.  Encore  une  fois,  d'où  peut 


PRÉFACE.  CLxxxv 

venir  le  futile  préjugé  de  la  Science  contre  la 
Métaphysique? 

Nous  touchons  au  grand  reproche,  à  celui 
qui  résume  tous  les  autres,  et  que  tous  les 
autres  impliquent  :  «  La  métaphysique,  dit- 
«  on,  n'est  pas  une  science  !  »  Et  sur  cet  arrêt, 
peut-être  un  peu  légèrement  rendu,  on  exé- 
cute la  Philosophie  première,  et  on  la  voue 
dédaigneusement  au  ridicule,  qui  doit  la  tuer 
à  jamais.  Malgré  ce  jugement  et  cette  con- 
damnation sommaires,  il  faut  continuer  à 
soutenir  que  la  Métaphysique  est  une  science. 
Seulement,  ce  n'est  pas  une  science  comme 
une  autre  ;  et  c'est  parce  qu'on  ne  se  rend 
pas  assez  compte  de  sa  nature  particulière, 
qu'on  prononce  contre  elle  cette  sentence 
impitoyable,  qui  tend  à  lui  ôter  la  vie,  en 
lui  ôtant  tout  sérieux.  Néanmoins,  en  atten- 
dant d'autres  preuves,  est-il  bien  vraisem- 
blable que  des  hommes  tels  que  Socrate, 
Platon,  Aristote,  Descartes,  Leibniz,  pour 
ne  citer  que  ceux-là,  se  soient  mépris  à  ce 
point,  et  qu'ils  n'aient  couru  toute  leur  vie 
qu'après  de  pures  chimères?  Est-il  même 
beaucoup  plus  vraisemblable  que  les  fonda- 


cLXXXVi  PRÉFACE. 

leurs  de  religions,  qui  sont  aussi  des  méta- 
physiciens à  leur  manière,  se  soient  trompés 
du  tout  au  tout,  et  que,  en  expliquant  à 
rhomme  ce  qu'il  est,  d'où  il  vient,  et  le 
monde  où  il  vit,  ils  n'aient  donné  à  sa  foi  et 
à  la  leur  que  l'appui  d'un  rêve?  Enfin,  le 
genre  humain,  en  croyant  aux  philosophes 
et  aux  chefs  de  ses  religions,  en  les  admirant 
et  en  les  suivant  docilement,  n'a-t-il  fait  que 
marcher  à  l'obscurité,  en  s'imaginant  qu'il 
marchait  à  la  lumière?  Sans  doute,  le  genre 
humain,  et  ses  instituteurs  religieux,  ne  font 
pas  œuvre  de  science.  Mais  les  philosophes, 
qui  portèrent  les  noms  que  nous  venons  de 
rappeler,  n'avoir  pas  fait  de  science,  tandis 
qu'ils  ont  été  convaincus,  pendant  toute  la 
durée  de  leur  glorieuse  carrière,  qu'ils  fai- 
saient de  la  science  la  plus  solide,  et  la  plus 
utile!  C'est  là  un  paradoxe  tellement  sur- 
prenant qu'il  semble  à  peine  discutable. 
Réprouver  tout  ensemble,  et  le  genre  hu- 
main, et  les  religions,  et  la  philosophie  !  Qui 
peut  être  assez  sûr  de  soi  pour  se  permettre 
une  telle  outrecuidance? 

Afin  de  savoir  si  la  Métaphysique  est  une 


PRÉFACE.  cLXXxvii 

science,  demandons  -  nous  d'abord  ce  que 
c'est  qu'une  science.  Toute  science  est  un 
assemblage  de  faits,  de  même  genre,  que 
l'intelligence  de  l'homme  recueille,  et  qu'elle 
classe,  d'après  leurs  analogies  et  leurs  res- 
semblances, pour  les  isoler  de  tous  les  au- 
tres phénomènes.  La  science  est  bien  faite, 
quand  les  phénomènes  qu'elle  rapproche  et 
coordonne  sont  effectivement  rapprochés 
dans  la  nature,  et  qu'ils  y  forment  un  groupe, 
où  les  affinités  sont  assez  évidentes  pour 
que  le  doute  sur  leur  liaison  ne  soit  pas  pos- 
sible. Si  les  phénomènes  d'abord  recueillis 
ne  sont  pas  suffisamment  homogènes,  la 
science  s'épure  peu  à  peu  ;  et,  rejetant  les 
plus  disparates,  elle  se  constitue,  avec  les 
faits  semblables  ou  analogues,  à  peu  près 
comme  sont  ces  édifices  bien  construits,  où 
toutes  les  pierres  sont  choisies  de  même  di- 
mension et  de  même  espèce.  La  science, 
d'ailleurs,  ne  se  demande  pas  comment  elle 
acquiert  la  connaissance  de  ces  phénomènes, 
qu'elle  étudie,  qu'elle  analyse,  et  qu'elle 
scrute  dans  leurs  moindres  nuances.  Sans 
réflexion,  elle  s'en  rapporte,  avec  une  foi 


cxc  PRÉFACE. 

rieurs  peuvent  avoir  leur  clarté  et  leur  évi- 
dence relatives.  Mais,  pour  eux,  cette  évi- 
t  dence  ne  peut  jamais  être  que  proportion- 
.  née  et  subordonnée  à  celle  du  dedans.  Si 
donc  la  Philosophie   première  n'a  pas   de 
méthodes     partielles,    comme   en    ont   les 
sciences  analytiques,  elle  a  la  méthode  qui 
éclaire  et  sanctionne  tout  le  reste,  sans  au- 
cune exception,  méthode  dont  elle  est  seule 
à  se  servir,  et  qui  est  la  base  commune  et 
essentielle  de  toutes  les  sciences,  puisque, 
sans  cette  base,  elles  seraient  contestables 
et   caduques.  Otez  la   méthode,   telle   que 
Descartes  Ta    entendue,    il  n'y   a  plus   de 
science  ;  et  c'est  là  ce  qui  a  porté  Descartes 
à  déclarer  que  :    «  S'il  y  avait  encore  des 
«  hommes  qui  ne  fussent  pas  assez  persua- 
«  dés  de  l'existence  de  Dieu  et  de  leur  âme 
«  par  les  raisons  qu'il  en  a  apportées,  ces 
«  hommes   devaient  savoir  que   toutes  les 
«  autres  choses  dont  ils  se  pensent  peut- 
«  être  plus  assurés,  comme  d'avoir  un  corps 
«  et  qu'il  y  a  des  astres  et  une  terre  et  cho- 
«  ses  semblables,  sont  moins  certaines  ^  » 

*  Descartes,  Discours  de  la  Méthode,  p.  164,  édit.  V.  Cousin. 


PRÉFACE.  cxci 

Ce  ne  sont  pas  seulement  Descartes,  Spi- 
noza, Leibniz  et  tous  les  métaphysiciens  mo- 
dernes, qui  seraient  étonnés  d'apprendre 
que  la  Philosophie  première  n'est  pas  une 
science.  Quelle  surprise  non  moins  grande 
ne  ressentiraitpas  l'Antiquité  tout  entière ,  elle 
qui,  si  longtemps,  n'a  pas  séparé  le  savant 
du  philosophe,  et  qui  les  réunissait  sous  un 
même  nom,  dans  une  seule  et  même  estime  ! 
Aristote,  qui  n'avait  point  à  répondre  aux 
objections  qu'on  fait  depuis  peu  à  la  Méta- 
physique, se  pose,  cependant,  la  question  à 
peu  près  comme  nous  sommes  obligés  de 
nous  la  poser  ;  il  la  résout  par  quatre  ou  cinq 
arguments,  plus  forts  les  uns  que  les  autres. 
Il  est  bon  de  les  rappeler,  en  les  résumant, 
pour  édifier  nos  savants,  à  qui  la  Métaphy- 
sique   inspire    de    si    violentes    répulsions. 

D'abord,  selon  lui,  la  science  générale  est 
plus  science  que  la  science  particulière, 
parce  que,  quand  on  sait  la  généralité,  on 
sait  aussi,  en  une  certaine  mesure,  tous  les 
cas  particuliers  qu'elle  comprend.  En  se- 
cond lieu,  la  science  générale  est  la  plus  ra- 
tionnelle ;  or,  c'est  surtout  la  raison  qui  fait 


cxcii  PHÉFACE. 

la  science.  Puis,  s'adressant  directement  aux 
premiers  principes,  la  science  générale  a  plus 
de  précision  scientifique.  Par  suite,  elle 
étudie  les  causes  ;  et  par  là,  elle  s'attache  à 
ce  qui  peut  être  le  mieux  su,  puisqu'on  ne 
croit  savoir  une  chose  que  quand  on  en  con- 
naît la  cause.  Enfin,  la  science  générale  re- 
cherche et  donne  le  pourquoi  des  choses,  ce 
qui  est  le  vrai  biit  de  toute  recherche  scien- 
tifique ^  Sous  des  formes  un  peu  diffé- 
rentes, n'est-ce  pas  ce  que  nous  disons  nous- 
mêmes?  Et  ne  pouvons-nous  pas  joindre 
Aristote  à  Leibniz,  à  Spinoza,  à  Descartes? 

Oui,  la  Métaphysique  est  une  science,  ne 
craignons  pas  de  le  redire,  puisqu'on  l'accu- 
sera bien  souvent  encore  de  n'en  être  pas 
une.  Il  faut  même  oser  la  proclamer  la  plus 
scientifique  de  toutes  les  sciences,  à  cause 
de  sa  méthode,  qui  est  absolument  générale, 
à  cause  de  son  objet,  qui  est  si  nettement 
délimité,  à  cause  des  questions  qu'elle  traite, 
et  qui  embrassent  toutes  les  questions  pos- 
sibles, attendu  qu'il  n'y  en  a  pas  en  dehors 
de  l'homme,  du  monde,  et  de  Dieu. 

*  Voir  la  Métaphysique,  liv.  ï,  ch.  ii. 


PRÉFACE.  cxciii 

Mais,  si  la  Philosophie  première  est  une 
science,  voici  le  caractère  qui  la  distingue  de 
toutes  les  autres  sciences,  bien  qu'elle  reste 
de  leur  famille.  L'objet  de  la  Métaphysique 
est  intérieur,  tandis  que  l'objet  de  toutes 
les  sciences,  quelle  que  soit  celle  qu'on 
veuille  considérer,  est  extérieur.  Dans  la 
Métaphysique,  la  pensée  reste  en  elle- 
même  ;  elle  en  sort  partout  ailleurs,  et  c'est 
une  nécessité  que  toutes  les  sciences,  hor- 
mis celle-là,  subissent  uniformément.  Les 
Mathématiques  elles-mêmes,  tout  abstraites 
qu'elles  sont,  n'échappent  pas  à  cette  loi  ; 
elles  empruntent  encore  quelque  chose  à  la 
réalité  extérieure  ;  elles  ne  sont  pas  com- 
plètement rationnelles.  Il  n'y  a  que  la  Méta- 
physique qui  le  soit,  ainsi  que  voulaient  le 
faire  entendre  Kant,  par  sa  Raison  pure,  et 
Platon,  par  sa  Dialectique.  La  portée  de 
cette  différence,  entre  la  Métaphysique  et 
les  sciences  ordinaires,  ne  saurait  être  exa- 
gérée ;  elle  n'a  jamais  été  remarquée  autant 
qu'elle  devrait  l'être.  Si  la  science  con- 
temporaine s'y  arrêtait  davantage,  elle  ne  se 
laisserait  pas  aller  à  proscrire   la  Phileso- 

m 


cxtiv  PREFACE. 

phic  première  et  à  la  bannir  de  son  sein. 
La  Philosophie  première  ne  souffre  en  rien 
d'un  exil  immérité  ;  mais  la  vérité  en  souffre 
beaucoup  ;  la  science  se  donne  un  tort  et 
commet  une  erreur,  qui  la  diminue,  loin  de 
la  rehausser. 

A  ce  désaveu,  il  n'y  a  que  deux  explica- 
tions possibles.  Ou  Ton  croit  que  l'esprit  ne 
peut  pas    s'observer   lui-même   immédiate- 
ment ;  ou  l'on  croit  que  la  science  ne  s'ap- 
puie que  sur  l'observation  extérieure  et  sur 
la  sensation.  Mais  ces  deux  assertions  sont 
également  insoutenables  et  fausses.  L'esprit 
s'observe  lui-même  plus  facilement,  et  plus 
fréquemment,  qu'il  n'observe   quoi  que    ce 
soit  d'extérieur.  Sans  faire  de  la  psycholo- 
gie, tant  redoutée,  la  science  peut  se  con- 
vaincre de  cette  vérité,  par  les  hésitations 
et  par  les  doutes  qu'elle  éprouve  constam- 
ment dans  ses  recherches,  et  qu'elle  ne  se 
fait  pas  faute  de  constater,  toutes  les  fois 
qu'elle  le  croit  nécessaire.   L'esprit,   pour 
ses  œuvres  les  plus  impersonnelles,  doit  à 
tout  instant  s'occuper  de  lui-même,  à  côté 
de  l'objet  étranger,  qui  l'occupe  sans  Tabsor- 


PRÉFACE.  .:xcv 

ber.  Loin  que  ce  retour  réfléchi  soit  une  di- 
version et  un  obstacle,  c'est,  au  contraire, 
un  secours  puissant  et  indispensable  pour 
les  sciences.  Sans  cet  auxiliaire,  elles  ne  fe- 
raient, pour  ainsi  dire,  aucun  progrès  ;  et 
puisque,  dans  toutes  les  sciences  autres  que 
la  Métaphysique,  l'esprit  s'observe  sans  en 
avoir  toujours  la  conscience  expresse,  les 
sciences  ne  peuvent  refuser  à  la  Métaphy- 
sique de  faire  directement  et  plus  largement 
ce  qu'elles  font,  elles  aussi,  dans  une  mesure 
moindre  et  d'une  manière  indirecte. 

Quant  à  soutenir  que  la  science  ne  s'ac- 
quiert que  par  la  sensation,  c'est  une  erreur 
si  vieille,  et  si  souvent  réfutée,  que  ce  serait 
perdre  son  temps  que  d'y  insister  de  nou- 
veau.  Les  savants  qui  y  croient  encore,  s'il 
en  est,  n'ont  qu'à  demander  à  une  science 
des  mieux  faites,  à  l'astronomie,  ce  qu'elle 
en  pense.  «  L'astronomie,  qui,  par  la  dignité 

«  de  son  objet  et  par  la  perfection  de  ses 

«  théories,  se  vante  d'être  le  plus  beau  mo- 

«  nument  de  l'esprit  humain  et  le  titre  le 

«  plus  noble  de  l'intelligence,  se  fait  gloire 

«  de  n'être  plus  séduite  par  les  illusions  des 


cxcvi  PRÉFACE. 

«  sens,  d'avoir  éliminé  entièrement  l'empi- 
«  risme,  et  de  s'être  réduite  à  n'être  qu'un 
<c  grand  problème  de  mécanique,  où  la  plus 
«  profonde  géométrie  est  nécessaire ,  mais 
«  où  l'observation  ne  l'est  plus^»  Ce  langage 
de  l'astronomie  peut  être  celui  de  toutes  les 
sciences,  et  surtout  des  Mathématiques,  dont 
les  axiomes  sont  aussi  rationnels,  au  moins, 
que  la  loi  de  la  pesanteur  universelle.  L'as- 
tronomie, pour  la  solution  de  son  problème, 
se  contente,  comme  elle  se  plaît  à  le  dire,  de 

trois  données  arbitraires  :  Le  mouvement  des 
astres,  leurs  figures  et  leurs  masses  ;  et,  de 
ces  trois  données,  elle  tire  la  théorie  des 
nombreux  phénomènes  que  les  cieux  nous 
présentent,  et  prédit,  sans  même  y  regarder, 
toutes  les  révolutions  qui  s'y  passent  et  doi- 
vent s'y  passer.  La  Métaphysique  n'en  exige 
même  pas  tant;  au  lieu  de  trois  arbitraires, 
une  seule  lui  suffit;  mais  cette  arbitraire  est 
la  pensée. 

Un  des  caractères  essentiels  de  la  science, 
c'est  de  pouvoir  être  enseignée  ;  Aristote  en 

*  Laplace,  Exposition  du  Système  du  Monde,  t.  II,  pp.  3  ol 
4ii,  édition  de  i82î. 


PRÉFACE.  cxcvii 

a  fait  la  remarque,  le  premier.  A  cet  égard 
encore,  on  peut  affirmer  que  la  Métaphysi- 
que est  une  science  comme  toute  autre;  elle 
s'enseigne;  et  ce  qui  le  prouve,  c'est  la  cons- 
titution des  écoles  philosophiques,  où  les 
disciples  apprennent  ce  que  le  maître  peut 
avoir  découvert  ou  observé.  Seulement,  les 
choses  ne  se  développent  point  tout  à  fait 
dans  la  philosophie  comme  ailleurs  ;  les  gé- 
nérations n'accumulent  pas  d'observations 
nouvelles,  qu'elles  puissent  joindre  aux  ob- 
servations antérieures,  procédé  des  sciences 
ordinaires.  En  philosophie,  chaque  géné- 
ration reprend  l'œuvre  pour  son  propre 
compte;  ou  pour  mieux  dire,  ce  ne  sont  pas 
même  des  générations,  ce  sont  des  individus. 
Chaque  philosophe  fournit  une  carrière  qui 
lui  est  personnelle.  Tout  au  plus,  peut-il 
mettre  à  profit  l'exemple  des  prédécesseurs, 
pour  s'éviter  quelques  faux  pas,  ou  pour 
aplanir  sa  route;  il  doit  la  parcourir,  comme 
si  jamais  elle  n'eût  été  parcourue  par  per- 
sonne avant  lui.  Mais  c'est  ici  que  les 
détracteurs  de  la  philosophie  croient  l'ac-^ 
câbler   et   qu'ils   triomphent.    Du    moment 


nxcviii  PRÉFACE. 

que  la  Métaphysique  ne  peut  pas  amon- 
celer des  faits  les  uns  après  les  autres,  on 
la  juge  digne  d'ostracisme.  Est-ce  une 
science  que  la  science  qui  ne  peut  se  trans- 
mettre, et  qui  meurt  avec  celui  qui  Ta 
faite?  Est-ce  une  science  que  celle  qui  n'a 
rien  de  définitivement  acquis,  et  qui  doit 
recommencer  sans  cesse  un  tissu  sans  cesse 
défait? 

L'objection  peut  sembler  très-sérieuse  ; 
en  réalité,  elle  ne  l'est  pas.  Pour  s'en  con- 
vaincre, il  n'y  a  qu'à  interroger  un  des  sa- 
vants les  plus  illustres  de  notre  siècle,  celui 
que  nous  venons  de  citer,  Tauteur  immortel 
de  la  Mécanique  céleste  :  «  Il  n'en  est  pas  des 
«  sciences,  dit-il,  comme  de  la  littérature  ; 
i<  celle-ci  a  des  limites  qu'un  homme  de  gé- 
«  nie  peut  atteindre,  lorsqu'il  emploie  une 
«  langue  perfectionnée.  On  le  lit  avec  le 
<(  même  intérêt  dans  tous  les  âges  ;  et  sa  ré- 
«  putation,  loin  de  s'affaiblir  par  le  temps, 
«  s'augmente  par  les  vains  efforts  de  ceux 
«  qui  cherchent  à  l'égaler.  Les  sciences,  au 
^«  contraire,  sans  bornes  comme  la  nature, 
«  s'accroissent  à  l'infini  par  les  travaux  des 


PRÉFACE.  r.xnix 

<c  générations  successives  ^  »  La  Métaphysi- 
que pourrait  donc,  sous  la  protection  d'un 
des  plus  grands  mathématiciens  de  tous  les 
temps,  revendiquer  une  place  à  côté  de  la 
poésie  ;  et  cette  place  pourrait  paraître  en- 
core bien  belle,  quand  on  songe  à  ce  qu'est 
Homère.  Mais  par  l'importance  de  son  objet, 
par  la  sûreté  infaillible  de  sa  méthode,  par 
la  grandeur  des  résultats  obtenus,  tout  indi- 
viduels qu'ils  sont,  la  Philosophie  première 
ne  peut  pas  être  assimilée  à  un  poème  épi- 
que, quoique  plus  d'un  métaphysicien  se 
soit  permis  bien  des  licences  d'imagination. 
Le  philosophe  fonde  sa  science  personnelle 
et  ses  convictions,  à  peu  près  comme  le 
poète  chante,  pour  exprimer  les  émotions 
puissantes  qui  l'inspirent.  Le  poète  n'en  est 
pas  moins  grand,  parce  que,  lui  aussi,  il  tra- 
vaille dans  son  individualité  solitaire.  Son 
œuvre  transporte  les  hommes  d'enthou- 
siasme et  d'admiration  ;  elle  les  charme  à  ja- 
mais, quand  elle  a  su  être  belle  et  être  vraie. 
L'œuvre  du  philosophe,  en  visant  plus  haut, 

*  Laplace,  Exposition  du  Système  du  Monde,  t.   II,    p.  367, 
édition  de  1824. 


ce  PRÉFACE. 

agit  de  la  même  manière.  Son  influence 
s'exerce  comme  celle  de  la  poésie;  il  pense 
pour  lui;  mais  sa  pensée,  si  ses  semblables 
l'acceptent,  les  éclaire  et  les  conduit  dans 
les  sentiers  austères  et  lumineux  de  la  con- 
science et  de  la  réflexion.  Si  elle  ne  charme 
pas,  elle  peut  instruire,  et,  même,  persua- 
der. Il  y  a  une  foi  philosophique  comme  il 
y  a  une  foi  religieuse;  celle-ci  s'appuie  sur 
le  témoignage  d'autrui  ;  celle-là  s'appuie  sur 
l'étude  de  la  conscience  individuelle;  et 
quand  on  voit  dans  l'histoire  de  l'humanité 
la  part  immense  qu'ont  eue  le  Platonisme, 
le  Stoïcisme,  et,  de  nos  temps,  la  doctrine 
Cartésienne,   on  se  tient  pour  satisfait  du 

ê 

rôle  de  la  Métaphysique.  Tout  ce  qu'on  peut 
ambitionner  pour  elle,  c'est  qu'elle  conti- 
nue, sans  se  lasser,  à  rendre  au  genre  hu-  " 
main  des  services  aussi  réels  et  aussi  rele- 
vés. Le  genre  humain  reconnaissant  a  tou- 
jours trouvé,  et  trouvera  toujours,  que  la 
croyance  à  l'existence  de  Dieu,  à  la  spiri- 
tualité et  à  l'immortalité  de  l'^me,  au  libre 
arbitre,  confirmée  et  démontrée  par  la  phi- 
losophie, vaut  toutes  les  découvertes  que 


PRÉFACE.  r.ci 

lés  sciences  ont  faites  et  peuvent  faire. 
Les  savants  devraient  donc  traiter  la  Mé- 
taphysique  un  peu  mieux  qu'ils  ne  le  font 
d'ordinaire,  et  ne  pas  nier,  sans  examen, 
qu'elle  soit  une  science.  Mais  ce  qui  excuse 
leur  méprise,  au  moins  en  partie,  c'est  qu'ils 
n'en  sont  pas  seuls  responsables,  et  qu'ils 
ont  rencontré  des  complices  dans  le  camp 
qu'ils  attaquent.  Parmi  les  philos^ophes,  il 
en  est  qui,  se  trompant  comme  les  savants, 
ont  prétendu  faire  de  la  philosophie  une 
science  naturelle.  A  leurs  yeux,  ce  pourrait 
être  pour  elle  une  gloire  longtemps  attendue, 
et  même  une  réhabilitation,  si  elle  voulait 
bien  se  livrer,  après  tant  d'écarts,  à  de  pa- 
tientes et  véridiques  observations,  qui  se' 
transmettraient  de  siècle  en  siècle,  et  qui 
constitueraient  enfin  un  système  régulier  et 
réellement  scientifique,  destiné  à  se  déve- 
lopper d'âge  en  âge.  A  en  croire  ces  réfor- 
mateurs timorés,  la  philosophie  n'aurait 
guère  fait  jusqu'à  ce  jour  que  s'égarer;  elle 
serait  hors  du  droit  chemin  ;  et  ce  serait  aux 
sciences  naturelles  de  le  lui  montrer,  en  la 
forçant  à  les  y  suivre.  L'idée  n'était  peut- 


nr.ii  PRÉFACE. 

être  pas  très-neuve,  et  Ton  pouvait  la  resti- 
tuer  à  Locke  et  à  l'Ecole  Ecossaise,  qu'on 
prenait  pour  guides.  Mais  cette  réforme  de- 
vait réussir  moins  encore  que  celle  de  Kant. 
Notre  siècle  a  eu  le  bon  esprit  de  ne  pas  s'y 
laisser  prendre.  Tout  en  pensant  que  la  phi- 
losophie est  une  science,  il  a  très-bien  senti 
qu'elle  ne  peut  pas  être  une  science  natu- 
relle, au  Sens  habituel  de  ce  mot,  et  qu'elle 
périrait  tout  entière,  si  on  la  soumettait  à 
des  conditions  qui  l'altèrent  essentiellement. 
Dans  les  sciences  naturelles,  le  contrôle  est 
toujours  possible.  L'objet  extérieur  que  cha- 
cune  d'elles  étudie,   ne  change  pas.   Tou- 
jours le  même  dans  la  nature  des  choses,  on 
le  retrouve  dès  qu'on  veut  ,   avec   son  im- 
muabilité  invariable  ;  c'est  là  ce  qui  permet 
d'accumuler  les  observations  et  de  les  véri- 
fier. En  Métaphysique,  au  contraire,  le  phi- 
losophe  ne  peut   interroger   que    sa    con- 
science, sans  pouvoir  interroger  immédiate- 
ment la  conscience  de  ses  semblables,  comme 
la  sienne.    Il  doit  s'en  tenir  aux   réponses 
qu'elle  lui  fait;  elles  sont  valables  et  infailli- 
bles pour  lui  ;  elles  peuvent   ne  pas  l'être 


PRÉFACE.  rr.iii 

pour  les  autres.  La  faculté  de  la  conscience 
est  bien  la  même  pour  nous  tous;  et  la  per- 
dre, c'est  cesser  d'être  homme.  Mais  l'em- 
ploi de  cette  faculté  varie  avec  chacun  de 
nous,  d'un  individu  à  un  autre  individu.  La 
conscience  de  Spinoza  ne  voyait  pas  les  cho- 
ses sous  le  même  jour  que  la  conscience  de 
Descartes,  ou  celle  de  Leibniz.  Lequel  d'en- 
tre eux  a  le  mieux  vu  la  vérité?  C'est  au 
genre  humain  de  décider,  comme  il  décide 
entre  les  religions,  en  embrassant  les  unes 
et  en  repoussant  les  autres.  La  seule  diffé- 
rence, c'est  que,  pour  les  religions,  ce  sont 
des  multitudes  innombrables  et  sans  lumiè- 
res, qui  cèdent  à  leur  irrésistible  et  sublime 
instinct,  tandis  que,  pour  les  philosophies, 
les  esprits  réfléchis  qui  les  créent,  ou  qui  les 
adoptent,  sont  nécessairement  en  très-pe- 
tit nombre.  Mais,  c'est  l'élite.  La  philosophie 
peut  le  dire  sans  immodestie,  puisque,  par- 
mi les  siens,  elle  compte  en  même  temps 
un  esclave,  dans  Épictète,  et  le  maître  du 
monde,  dans  Marc-Aurèle. 

Voilà  donc  en  quel  sens  la  Métaphysique 
est  une  science,  et  en  quel  sens  elle  ne  l'est 


cnv  PRÉFACE. 

pas.  Par  les  labeurs  qu'une  croyance  philo- 
sophique demande  à  celui  qui  veut  se  la 
faire,  par  la  clarté  incomparable  qu'il  trouve 
en  cette  croyance,  par  la  certitude  absolue 
qu'elle  a  pour  lui,  parles  conséquences  que 
sa  raison  en  tire,  c'est  une  science,  qui  n'est 
pas  seulement  l'égale  de  toutes  les  sciences 
dites  exactes,  mais  qui  leur  est  infiniment  su- 
périeure, parce  qu'on  croit  à  soi-même  bien 
plus  encore  qu'on  ne  croit  au  monde  sensi- 
ble. Mais,  d'autre  part,  la  Métaphysique 
n'est  point  une  science,  en  ce  sens  qu'une 
doctrine  ainsi  formée  ne  s'impose  pas, 
comme  les  faits  attestés  par  la  sensation 
s'imposent  à  qui  veut  les  observer.  On 
aquiesce,  ou  l'on  résiste,  aux  faits  de  con- 
science observés  par  un  autre,  selon  qu'on 
les  retrouve,  ou  qu'on  ne  les  retrouve  pas,' 
dans  sa  propre  conscience.  Mais  des  croyan- 
ces, instinctives  ou  réfléchies,  qui  obligent 
les  peuples  et  les  individus  aux  derniers  sa- 
crifices, peuvent  passer  pour  aussi  certaines, 
au  moins,  que  les  observations  scientifiques 
les  plus  précises  et  les  mieux  constatées. 
Descartes  a  cru  faire  de  la  science  dans  son 


PRÉFACE.  CLV 

Discours  de  la  Méthode  et  dans  ses  Méditations, 
plus  encore  que  dans  sa  Géométrie  et  dans  sa 
Dioptrique. 

Mais,  dira-t-on,  c'est  revenir  à  l'erreur  de 
Protagore,  si  bien  réfutée  par  Aristote;  à 
l'exemple  du  Sophiste  grec,  c'est  faire.de 
l'homme  la  mesure  de  tout.  Qu'on  se  ras- 
sure ;  il  n'en  est  absolument  rien  ;  et  si  la 
philosophie  devait  aboutir  à  cet  absurde  et 
dangereux  système,  devenu  son  dernier  mot, 
elle  mériterait  les  anathèmes  et  les  critiques, 
dont  elle  a  été  trop  souvent  l'objet.  Le  tort 
de  Protagore  n'a  pas  été  de  penser  que  les 
choses,  pour  chacun  de  nous,  sont  ce  qu'el- 
les nous  paraissent.  Cela  est  aussi  vrai  que  de 
dire  de  chacun  de  nous  -qu'il  a  sa  physiono- 
mie et  son  caractère  propres.  Mais  la  faute 
très-grave  de  Protagore,  c'était  de  soutenir 
qu'il  n'y  a  rien  de  vrai  ni  de  faux,  et  qu'on 
peut,  en  morale  tout  aussi  bien  que  dans  les 
sciences,  adopter  indifféremment  le  pour  et 
le  contre.  La  philosophie  est  si  loin  de 
croire,  avec  le  Scepticisme,  qu'on  puisse,  à 
titre  égal,  tout  affirmer  ou  tout  nier,  qu'elle 
prétend,  au  contraire,  qu'il  existe  une  vé- 


rité  éternelle  et  indéfectible,  éclatante,  infi- 
nie, dont  rhomme,  quelque  faible  qu'il  soit, 
peut  recueillir  des  rayons,  dont  la  décou- 
verte successive  ,  quoique  toujours  in- 
complète, est  son  privilège  et  sa  gloire,  et 
qui  doit  servir  à  éclairer  son  esprit,  et  à  ré- 
gler sa  conduite  dans  ce  monde,  pour  qu'il 
y  soit  de  plus  en  plus  en  harmonie  avec  Tor- 
dre universel,  où  il  a  été  placé  pour  l'admi- 
rer, et  où  il  vit  un  instant.  L'homme  est  si 
peu  la  mesure  des  choses  qu'il  serait  bien 
plutôt  mesuré  par  elles  ;  sa  valeur  s'accroît 
avec  l'intelligence  qu'il  en  a;  les  plus  grands 
des  humains  sont  ceux  qui  les  ont  le  mieux 
comprises.  Notre  esprit  ne  fait  pas  les  cho- 
ses, ainsi  que  le  suppose  un  idéalisme  in- 
tempérant; mais  il  s'associe  à  elles,  en  les 
connaissant;  et  il  ne  les  connaît  qu'en  les 
observant,  et  en  appliquant  à  cette  étude  ses 
facultés  presque  divines.  Sous  la.  doctrine 
de  Protagore  et  de  nos  idéalistes  modernes, 
il  se  cache  un  orgueil,  que  la  philosophie 
n'est  pas  tenue  de  ressentir.  Plus  elle  pénè- 
tre dans  les  mystères  et  les  profondeurs  de 
la  naturç,  plus  elle  est  portée  à  déplorer  l'in- 


PHÉKACE.  •cvii 

firmité  de  rhomme,  au  lieu  d'exalter  sa 
puissance,  outre  mesure.  De  toutes  parts 
aux  prises  avec  l'infini,  le  savoir  humain 
s'annule  et  disparaît,  à  peu  près  comme, 
dans  les  Mathématiques,  toutes  les  quanti- 
tés, quelque  grandes  qu'elles  puissent  être 
relativement  et  entre  elles,  s'évanouissent, 
quand  on  les  compare  à  l'infini,  qui  les  ré- 
duit à  zéro.  L'humilité  n'est  pas  même  une 
vertu  pour  la  philosophie  ;  c'est  une  néces- 
sité ;  il  y  a  bien  longtemps  qu'elle  s'est  dit 
que,  plus  on  sait,  plus  on  sent  tout  ce  qu'on 
ignore . 

Reste  une  dernière  objection  que  l'on 
élève  quelquefois  au  nom  de  la  science  con- 
tre la  philosophie  première.  Mais  celle-là 
n'atteint  pas  uniquement  la  Métaphysique  ; 
à  y  bien  regarder,  elle  frappe  également  la 
Science,  qui  s'en  sert,  sans  la  bien  compren- 
dre, et  elle  la  frappe  mortellement.  Cette  ob- 
jection, qu'on  croit  formidable,  la  voici  : 
«  L'homme,  assure-t-on,  ne  peut  savoir  les 
(c  causes  des  phénomènes;  il  ne  peut  qu'en 
«  constater  les  lois.  »  On  en  conclut  que, 
cherchant  par-dessus   tout  à  connaître   les 


causes,  y  compris  la  cause  universel^.,  _ 
Métaphysique  doit,  plus  docilement  encore 
que  les  autres  sciences,  se  soumettre  à  cette 
décision,  qui  la  ruine  et  la  détruit.  Sans  la 
notion  de  cause  ,  la  Philosophie  première 
est  sans  objet.  Aristote  ne  se  trompait  pas, 
quand  il  attachait  tant  d'importance  à  sa 
théorie  des  quatre  causes  ou  principes.  Mais 
c'est  la  science  qui  se  trompe,  quand,  sur  les 
pas  de  Hume,  elle  ne  veut  voir  dans  les  phé- 
nomènes extérieurs  qu'une  simple  succes- 
sion, et  qu'elle  nie  toute  relation  de  cause  à 
effet.  La  science  ne  s'aperçoit  pas  qu'en 
d'autres  termes,  elle  rapporte  tout  au  ha- 
sard, et  bannit  de  l'univers  toute  interven- 
tion de  cause  finale.  C'est  rendre  l'univers 
parfaitement  inintelligible. 

A  cette  opinion,  qui  est  si  peu  scientifique, 
bien  que  soutenue  par  des  savants, il  faut  op- 
poser encore  celle  de  Laplace,  un  des  génies 
dont  les  sciences  peuvent  le  plus  justement 
s  honorer. En  terminant  son  Exposition  du  Sy s- 
tème  du  monde  et  après  avoir  célébré  New- 
ton, il  ajoute  :  «  Des  phénomènes  aussi  extra- 
«  ordinaires  ne  sont  point  dus  à  des  causes 


PRÉFACE.  ccix 

«  irrégulières.  En  soumettant  au  calcul  leur 
«  probabilité,  on  trouve  qu'il  y  a  plus  de 
«  deux  cent  mille  milliards  à  parier  contre 
«  un  qu'ils  ne  sont  point  l'effet  du  hasard  ; 
«  ce  qui  forme  une  probabilité  bien  supé- 
«  Heure  à  celle  de  la  plupart  des  évène- 
«  ments  historiques,  dont  nous  ne  doutons 
<(  point.  Nous  devons  donc  croire,  au  moins 
«  avec  la  même  confiance,  qu'une  cause  pri- 
«  mitive  a  dirigé  les  mouvements  plané- 
«  taires  ^  » 

Ainsi,  Laplace  ne  s'effraie  pas,  comme 
d'autres  savants,  de  trouver  une  cause  aux 
phénomènes,  dont  mieux  que  personne  il 
avait  établi  les  lois.  En  cela,  il  n'est  pas  seu,- 
lement  d'accord  avec  Newton  et  Descartes, 
il  est  également  d'accord  avec  le  sens  com- 
mun, et  avec  le  genre  humain,  qui,  sans  s'ar- 
rêter à  des  scrupules  sophistiques,  croit  fer- 
mement qu'il  y  a  des  causes,  dans  le  monde, 
et  une  cause  universelle,  parce  que  l'homme, 
puisant  l'idée  irréfragable  de  cause  dans  la 
conscience  de  son  libre  arbitre,  transporte 

^  Exposition  du  Système  du  Monde,   t.  II,  p.  393,  édition 
de  1824. 

T.  I.  n 


CCI  PRÉFACE. 

instinctivement  cette  notion  aux  phéno- 
mènes du  dehors,  qui,  sans  cette  condition, 
demeurent  absolument  inexplicables  pour 
lui.  Mais  on  a  réfuté  tant  de  fois  déjà,  et  si 
victorieusement,  le  paradoxe  de  Hume,  qu'il 
est  inutile  d'insister.  Désormais,  il  est  sans 
autorité  auprès  de  tous  les  esprits  un  peu 
sages  ;  il  faut  le  laisser,  comme  un  passe- 
temps  et  un  jouet,  aux  mains  des  savants 
qui  croient  encore  pouvoir  s'en  servir,  tout 
usé  qu'il  est.  La  science  antique  avait  pensé 
qu'on  ne  sait  une  chose  que  quand  on  en 
connaît  la  cause  ;  tenons-nous  en  à  cet 
axiome,  que  rien  ne  peut  démentir,  et  qui 
vaut  toujours  pour  nous  ce  qu'il  valait  pour 
les  Anciens.  La  Métaphysique  peut,  en  toute 
sécurité,  se  livrer  à  la  recherche  des  causes, 
ainsi  qu'elle  l'a  fait  et  qu'elle  doit  toujours 
le  faire.  Bien  qu'il  ne  soit  pas  donné  à 
l'homme  de  savoir  la  totalité  des  causes, 
comme  il  le  voudrait,  il  en  connaît  assez  sur 
lesquelles  il  ne  se  trompe  pas,  à  commencer 
par  celle  qui  constitue  son  libre  arbitre, 
pour  être  assuré  de  son  pouvoir,  et  pour 
repousser  des  conseils  pusillanimes.  Refuser 


PRÉFACE.  ccxi 

à  l'homme  la  connaissance  des  causes  est 
une  autre  forme  de  scepticisme  ;  et  sur  cette 
pente,  si  la  science  s'y  laissait  entraîner, 
elle  en  arriverait  bientôt  au  suicide  moral 
que  le  Scepticisme  n'évite  jamais.  La  Méta- 
physique ne  peut-elle  pas  adresser  à  la 
science  cet  avis,  en  retour  de  ceux  que  la 
science  veut  bien  lui  donner  quelquefois  ? 

La  religion  et  la  science  sont  donc  à  peu 
près  aussi  peu  bien  bienveillantes  l'une  que 
l'autre  pour  la  Métaphysique,  par  haine  ou 
par   dédain.    Mais    qu'elles    aient   tort    ou 
qu'elles  aient  raison,  il  se   trouve   qu'elles 
sont   également  impuissantes.    La  philoso- 
phie n'a  été  étouffée,  ni  par  les  persécutions, 
dont,  au  reste,  elle  ne  se  plaint  guère,  parce 
qu'elle  plaint  davantage  les  persécuteurs,  ni 
par  les  railleries  de  la  science  et  de  la  foule. 
En  fait,  elle  a  poursuivi  et  poursuivra  son 
œuvre,  parce  que  l'esprit  humain  ne  cessera 
jamais  de   vouloir  élucider  et  résoudre  de 
tels    problèmes.    Ce    besoin    inextinguible, 
qu'on  peut  blâmer,    mais  qu'on   ne  saurait 
nier,  garantit  à  la  Métaphysique  sa  durée,  en 
même  temps  que  sa  force  bienfaisante.  Du 


ccxii  PRÉFACE. 

moins,  la  religion,  en  lui  contestant  son 
droit,  par  un  sentiment  peu  généreux  de  ja- 
lousie, ne  conteste  pas  l'importance  suprême 
des  questions  débattues  ;  elle  tendrait  plu- 
tôt à  l'exagérer.  Mais  que  penser  de  la 
science ,  quand  elle  n'entend  admettre 
d'autre  compétence  que  la  sienne,  et  quand, 
perdue  dans  les  détails  d'une  analyse  sans 
fin,  elle  veut  qu'on  oublie  l'ensemble,  qui  seul 
donne  à  ces  détails  une  place  et  un  sens? 
On  peut  toujours,  et  souvent  à  bon  droit, 
critiquer  les  métaphysiciens  et  leurs  sys- 
tèmes ;  mais  critiquer  la  Métaphysique,  c'est 
une  aberration  inconcevable. 

Un  obstacle  qui  est  beaucoup  plus  sérieux 
que  ceux-là,  sans  être  insurmontable  cepen- 
dant, c'est  la  nature  même  des  études  philo- 
sophiques. Ouverte  à  tous,  aussi  bien  que 
le  reste  des  sciences,  la  philosophie  semble- 
rait plus  abordable  qu'aucune  d'elles,  puis- 
que chacun  de  nous  porte  en  soi  tous  les 
éléments  qui  la  forment  :  «  Les  Dieux,  dit 
«  Séneque ,  dans  une  de  ses  Lettres  admi- 
«  râbles  au  jeune  Lucilius,  n'ont  concédé  à 
«  personne  la  connaissance  spontanée  de  la 


PRÉFACE.  ccxiii 

«  philosophie  ;  mais  ils  ont  accordé  à  tout 
«  le  monde  la  faculté  de  l'acquérir.  S'ils 
((  eussent  rendu  ce  trésor  plus  commun,  si 
«  nous  naissions  avec  la  sagesse,  elle  per- 
«  drait  le  plus  précieux  de  ses  avantages, 
((  celui  de  n'être  pas  un  effet  du  hasard.  Ce 
«  qu'elle  a  de  plus  grand  et  de  plus  estima- 
<(  ble,  c'est  qu'elle  n'est  point  donnée  natu- 
«  rellement  à  l'homme  ;  c'est  qu'on  ne  la 
«  doit  qu'à  soi-même,  et  qu'on  ne  peut  l'em- 
«  prunter  d'autrui  ^  »  Gomment  se  fait-il 
donc  que,  dans  le  cours  entier  des  âges,  si 
peu  d'hommes  se  livrent  à  la  philosophie? 
On  se  l'explique  en  considérant  les  néces- 
sités de  la  vie  ordinaire,  toujours  pressantes 
et  toujours  renouvelées.  L'immense  majorité 
des  hommes  est  soumise,  môme  chez  les  peu- 
ples les  plus  civilisés,  aux  incessants  labeurs, 
sans  lesquels  l'existence  matérielle  leur  se- 
rait impossible.  Quand,  devenue  plus  facile 
pour  quelques-uns,  elle  leur  permet  un  choix 
et  du  loisir,  ceux-là  sont  encore  subjugués 
par  les  passions,  par  les  intérêts,  par  les 
motifs  de  toutes  sortes,  qui  les  enchaînent 

*  Lettre  JtC,  Éloge  de  la  philosophie. 


ccxiv  PRÉFACE. 

aux  objets  du  dehors,  sans  qu'ils  songent, 
un  seul  instant,  à  ramener  leurs  regards  dis- 
traits sur  leur  intelligence  et  sur  leur  rai- 
son ^  Le  spectacle  extérieur  est  si  attrayant 
et  si  dominateur,  qu'on  s'y  livre  sans  ré- 
serve; et  le  spectacle  interne,  qu'on  néglige, 
s'obscurcit,  et  s'éclipse,  comme  s'il  n'était 
pas.  Pour  les  hommes  qui,  en  nombre  in- 
fime, s'approchent  de  la  philosophie,  la  dif- 
ficulté est  différente  ,  mais  elle  n'est  pas 
moins  ardue.  Platon  la  signalait  déjà,  en  tra- 
çant le  portrait  du  philosophe,  au  VP  livre 
de  la  République.  Aujourd'hui ,  cette  diffi- 
culté est  restée,  pour  nous,  la  même  qu'elle 
était  aux  plus  beaux  temps  de  la  Grèce. 

Voici  les  qualités  principales  que  Socrate 
veut  trouver  dans  les  élèves  qu'il  destine  à  la 
philosophie,  à  la  dialectique,  à  la  vertu,  et  au 
gouvernement  de  l'État.  Selon  lui,  pour  cul- 
tiver avec  succès  la  science  de  l'éternel  et  de 
l'immuable,  il  faut  avant  tout  aimer  passion- 
nément le  vrai  et  haïr  le  mensonge,  sous 

*  Buffon,  tout  Cartésien,  a  dit  :  «  Nous  ne  cherchons  qu'à 
«  nous  rôpandre  au  dehors  cl  à  exister  hors  de  nous.  »  De  la 
nature  de  Vhomme,  au  déhut. 


PRÉFACE.  ccxv 

quelques  couleurs  qu'il  se  dissimule.  Pour 
que  Tâme  puisse  se  consacrer  sans  partage 
à  cette  virile  contemplation,  il  faut,  en  ou- 
tre, qu'elle  soit  au-dessus  des  exigences 
déraisonnables  du  corps, et  qu'elle  fuie  ses 
dangereux  plaisirs.  Tempérante ,  désinté- 
ressée, magnanime,  incapable  d'aucun  senti- 
ment bas,  courageuse,  sans  crainte  de  la 
mort,  juste  et  douce,  telle  doit  être  l'âme 
du  futur  philosophe.  Est-ce  là  tout?  Non  ; 
Socrate  désire  encore  quelques  qualités  qui 
tiennent  davantage  à  l'intelligence  :  une 
grande  facilité  à  apprendre,  qne  heureuse 
mémoire  qui  garde  tout  ce  qu'on  lui  confie, 
et  enfin  la  grâce  de  l'esprit,  qui  sache  faire 
accepter  les  vérités,  que  le  philosophe  re- 
commande à  l'examen  de  ses  semblables. 

On  le  voit,  c'est  demander  beaucoup,  bien 
que  ce  ne  soit  pas  demander  plus  qu'il  ne 
convient  ;  et,  comme  la  nature  humaine  ne 
change  point,  la  possession  complète  de  tant 
de  qualités  éminentes  est  un  trésor,  qui  est 
très  rare,  aussi  bien  de  nos  jours  qu'au 
temps  de  Socrate  et  d'Alcibiade.  De  ces 
qualités,  les  unes  peuvent  être  acquises  6u 


ccxvi  PRÉFACE. 

développées  ;  les  autres  sont  des  dons  du 
ciel,  auxquels  Thomme  ne  peut  rien  que  de 
savoir  en  user,  quand  il  les  a  reçus  de  la  fa- 
veur des  Dieux.  Mais  ces  difficultés,  trop 
réelles,  qui  s'opposent  à  la  culture  de  la  sa- 
gesse, ne  doivent  nous  causer,  ni  décourage- 
ment, ni  désespoir  ;  elles  sont  bien  plutôt 
un  aiguillon  pour  les  âmes  vigoureuses  et 
sincèrement  amies  du  bien.  Plus  la  philo- 
sophie coûte  de  peine,  plus  elle  doit  être 
chère  à  ceux  qui  parviennent,  sinon  à  réa- 
liser ridéal  dont  Platon  môme  détourne  ses 
regards,  du  moins  à  ne  pas  trop  le  défigurer. 
La  philosophie,  d'ailleurs,  peut  voir  qu'elle 
n'est  pas  seule  astreinte  à  cette  loi  sévère. 
Les  vertus  qu'elle  réclame  sont  en  très 
grande  partie  celles  que  toutes  les  sciences, 
sous  leurs  diverses  formes,  réclament  pres- 
que aussi  impérieusement.  Les  qualités  de 
l'intelligence,  celles  même  du  cœur  et  de 
l'âme,  ne  sont  guère  moins  indispensables 
au  savant  qu'au  philosophe.  Seulement, 
lorsqu'on  étudie  la  pensée,  on  est  plus  près 
de  Dieu  et  de  l'infini  que  quand  on  observe 
le  monde  extérieur.  Mais  si  l'infini  et  le  divin 


PRÉFACE.  ccxvii 

écrasent  Thomme  presque  jusqu'à  l'anéan- 
tir, ils  le  soutiennent  aussi  ;  et,  parmi  les 
sciences  les  plus  belles,  il  n'en  est  pas  une 
qui  nous  élève,  nous  éclaire  et  nous  satisfas- 
se, aussi  pleinement  que  la  philosophie,  par 
son  étendue  et  par  sa  certitude. 

Sans  doute,  c'est  concevoir  une  bien 
grande  idée  de  l'homme  que  de  le  trouver 
capable  de  raison,  de  vertu,  et  de  sagesse. 
Mais  cette  estime,  quelque  haute  qu'elle 
soit,  est-elle  fausse  ?  Et  quand  on  considère 
l'homme,  dans  l'exercice  de  ses  facultés  les 
plus  puissantes,  sans  s'arrêter  aux  imperfec- 
tions, peut-on  surfaire  son  incomparable 
dignité?  La  plus  simple  observation,  le 
moindre  retour  de  l'intelligence  sur  elle- 
même,  témoignent  que  c'est  un  être  à  part 
que  celui  qui  se  connaît  ainsi,  qui  peut  con- 
naître à  peu  près  aussi  bien  les  autres  êtres, 
et  qui,  par  sa  raison,  communiqué  avec  le 
principe  universel  des  choses.  L'homme,  ex- 
clusivement, jouit  d'une  faculté  qui  lui  ré- 
vèle le  vrai  et  le  faux,  le  bien  et  le  mal  ;  et 
ce  don  prodigieux  en  fait  une  nature  supé- 
rieure, distincte  de  toutes  les  autres  dans  le 


ccxviii  PRÉFACE. 

monde  entier,  une  nature  qui  n'a  de  res- 
semblanee  et  d'analogie  qu'avec  celle  de 
Dieu.  Cette  grandeur,  cependant,  passe 
pour  une  illusion  de  la  vanité  humaine  au- 
près de  quelques  savants  de  notre  siècle  ;  et 
ils  s'efforcent,  plus  témérairement  peut-être 
qu'on  ne  l'avait  fait  avant  eux,  de  confondre 
l'homme  avec  les  animaux  et  de  l'abaisser  au 
niveau  de  la  bete.  Triste  spectacle  que  nous 
offre  la  science,  quand  elle  veut  prouver  à 
l'esprit  humain,  en  se  dégradant  elle-même, 
que  la  science  n'est  en  lui  rien  de  plus  que 
l'instinct  dans  la  brute  !  Mais  l'humanité  ne 
se  laisse  pas  convaincre  ;  elle  résiste,  ap- 
puyée sur  la  religion  et  sur  la  philosophie  ; 
et  cette  doctrine  monstrueuse,  qui  peut 
troubler  quelques  instants  le  domaine  des 
sciences,  n'est  pas  aussi  près  de  triompher 
qu'elle  l'espère.  Elle  s'est  déjà  produite  sans 
succès  à  plusieurs  époques  ;  et,  bien  qu'elle 
se  présente  avec  un  nouvel  appareil  scienti- 
fique, elle  ne  prévaudra  pas  davantage  au- 
jourd'hui. 

On  ne  conteste  pas  que  l'homme,  par  son 
corps,  ne    soit   un  animal.  L'histoire  natu- 


PRÉFACE.  ccxix 

relie  doit  le  classer  parmi  les  animaux  ;  qui 
en  doute?  Mais  le  corps  est  la  moindre  par- 
tie de  l'homme.  C'est  l'âme,  la  raison,  l'in- 
telligence, qui  sont  l'homme  proprement 
dit.  L'âme  n'appartient  qu'à  l'homme  tout 
seul,  tandis  que  le  corps  lui  est  commun, 
sauf  des  différences  superficielles,  avec  une 
multitude  d'êtres,  dont  quelques-uns  sont 
même,  sous  ce  rapport,  bien  plus  parfaits 
.  que  lui.  On  n'attend  pas  que  les  savants  s'en 
rapportent  aux  philosophes,  qui  n'ont  cessé 
d'accumuler  sur  ce  sujet  capital  les  démons- 
trations les  plus  décisives.  Mais  les  savants 
devraient  en  croire  les  naturalistes,  et  à  leur 
tête,  Buffon,  le  plus  grand  de  tous.  Après 
avoir  décrit  l'âme  de  l'homme,  en  traits 
dignes  de  Descartes,  Buffon  s'écrie,  avec  une 
indignation  qui  rappelle  celle  d'Aristote 
contre  le  Scepticisme  :  «  Pourquoi  vouloir 
«  retrancher  de  l'histoire  naturelle  de 
«  l'homme  l'histoire  de  la  partie  la  plus 
«  noble  de  son  être  ?  Pourquoi  l'avilir  mal 
«  à  propos,  et  vouloir  nous  forcer  à  ne  le 
«  voir  que  comme  un  animal,  tandis  qu'il 
«  est,  en  effet,  d'une  nature  très  différente. 


ccxx  PRÉFACE. 

«  très  distinguée,  et  si  supérieure  à  celle 
«  des  betes,  qu'il  faudrait  être  aussi  peu 
«  éclairé  qu'elles  le  sont,  pour  pouvoir  les 
«  confondre?  »  Puis,  Buffon  montre  les  dif- 
férences qui  le  frappent  :  La  domination  et 
l'empire  de  l'homme  sur  les  animaux;  le  lan- 
gage qui  tient  à  la  pensée,  que  nous  seuls 
possédons,  et  non  aux  organes  corporels, 
complets  chez  quelques  êtres  autant  qu'ils 
peuvent  l'être  en  nous;  le  progrès  illimité  de 
l'intelligence  humaine  en  face  de  l'immua- 
bilité  de  l'instinct,  que  ne  perfectionne 
pas  la  réflexion  ;  le  mécanisme  pure- 
ment matériel  de  l'animal,  et  l'immatéria- 
lité de  notre  âme,  douée  de  libre  arbitre. 
Buffon  en  conclut  que  «  la  nature,  qui  mar- 
«  che  toujours  et  agit  en  tout  par  degrés 
«  imperceptibles  et  par  nuances,  se  dément 
«  ici  par  une  exception  unique ,  et  qu'il  y  a 
«  une  distance  infinie  entre  les  facultés  de 
«  l'homme  et  celle  du  plus  parfait  animal  V  » 
Cuvier,  le  Buffon  du  xix*"  siècle,  eu  dit  au- 
tant d'un  seul  mot,  en  signalant  «  l'hiatus 

*  Buffon,  De  la  nature  de  l'homme,  pp.  309  à  322,  édition 
de  1830. 


PRÉFACE.  ccxxi 

infranchissable»  que  la  nature  a  creusé  entre 
l'animal  et  nous. 

Dans  l'Antiquité  grecque,  cette  contro- 
verse déplorable  n'avait  pas  été  soulevée,  ou 
du  moins,  elle  n'a  pas  laissé  de  traces,  si  ja- 
mais les  Sophistes  l'ont  suscitée,  au  milieu 
de  tant  d'autres,  paradoxales  et  erronées 
ainsi  que  celle-là.  Socrate,  dans  le  Phèdre, 
ne  se  trouve  pas  assez  de  loisirs  pour  écou- 
ter les  subtilités  des  Mythologues  ;  et, 
fidèle  au  précepte  de  l'oracle  de  Delphes,  il 
ne  s'occupe  que  de  lui-même,  «en  cherchant 
«  à  démêler  si  l'homme  est,  en  effet,  un 
«  monstre  plus  compliqué  et  plus  furieux 
«  que  Typhon,  ou  un  être  plus  doux  et  plus 
«  simple,  qui  porte  l'empreinte  d'une  nature 
«  noble  et  divine.  »  Aristote  n'a  pas  eu  l'oc- 
casion, à  ce  qu'il  semble,  de  se  prononcer 
dans  ce  débat,  qui  l'eût  bien  surpris.  Mais 
le  V^  livre  de  sa  Métaphysique  nous  prouve 
comment  il  l'eût  résolu,  et  quel  cas  inesti- 
mable il  fait  du  seul  être  à  qui  la  nature  ait 
inspiré  la  passion  du  savoir.  Le  Stoïcisme  a 

une   si  magnifique  idée  du  sage,   qu'il    en 
faitlecoopérateur  de  l'ordre  universel,  l'ami. 


ccxxu  PRÉFACE. 

et  presque  l'égal  de  Dieu.  Les  poètes,  même 
les  plus  légers  comme  Ovide,  célèbrent  la 
supériorité  de  l'homme  comparé  à  toutes 
les  créatures  qui  rampent  sur  la  terre.  Pline, 
le  naturaliste,  après  avoir  déploré  la  faiblesse 
de  l'homme,  Nudum  in  nuda  humo,  ne  tarit 
pas  sur  les  œuvres  merveilleuses  de  son  in- 
telligence. Sénèque  est  encore  plus  éloquent 
et  plus  profond,  sur  ce  sujet  inépuisable. 
Au  même  temps,  le  Christianisme  vient  ap- 
porter pour  jamais  dans  le  monde  une  telle 
opinion  de  la  nature  de  l'homme,  qu'il  ne 
croit  pas  pouvoir  le  sauver  autrement  que 
par  le  sang  d'un  Dieu.  Mais  la  science  con- 
temporaine répudie  tous  ces  témoignages  ; 
et  l'on  dirait  que,  plus  ils  sont  anciens, 
nombreux,  vénérables,  plus  elle  se  plaît  à 
les  braver. 

La  philosophie  est  essentiellement  enga- 
gée dans  cette  question,  que,  du  reste,  elle 
a  quelque  peine  à  prendre  au  sérieux.  Si 
l'homme  n'est  qu'un  animal  comme  tout  au- 
tre, sauf  peut-être  qu'il  est  un  peu  plus  intel- 
ligent, s'il  n'est  pas  l'être  raisonnable,  mo- 
ral, et  libre,  qu'il  se  croit,  et  qu'il  a  tant  de 


PRÉFACE.  ccxxiu 

motifs  de  se  croire,  que  devient  alors  la  phi- 
losophie, elle  qui  se  flatte  de  ne  se  fonder 
que  sur  la  pensée  et  de  ne  suivre  que  la  rai- 
son? Elle  ne  fait  donc  qu'étudier  et  analyser 
un  être  imaginaire  !  Mirage,  dont  elle  est 
dupe  depuis  qu'elle  est  née  parmi  les 
hommes  !  C'est  donc  un  songe  et  un  nuage 
qu'elle  embrasse,  et  qu'elle  peut  encore 
moins  saisir  aujourd'hui  que  dans  le  passé, 
qui  l'a  déjà  tant  déçue  !  La  philosophie,  la 
Métaphysique  n'existe  donc  pas  I  II  est  temps 
enfin  que  l'esprit  humain  renonce  aux  ho- 
chets, qui  ont  pu  amuser  son  enfance  igno- 
rante, mais  qui  déshonorent  son  âge  mûr  ! 
Par  bonheur,  c'est  la  philosophie  qui, 
étant  la  plus  compromise  <lans  cette  menace 
de  déchéance,  peut  aussi  opposer  le  plus  pé- 
remptoire  de  tous  les  arguments  à  ces  con- 
tempteurs de  l'humanité,  à  ces  partisans  de 
la  brute,  flattée  par  eux  à  nos  dépens.  Parmi 
les  plus  audacieux  et  les  plus  aveugles,  qui 
oserait  soutenir  que  la  loi  morale,  qui  régit 
l'homme,  se  retrouve  dans  les  animaux, 
telle  qu'elle  est  en  nous,  telle  que  la  philoso- 
phie la  proclame?  Qui  oserait  se  jouer  à  ce 


ccxxiv  PRÉFACE. 

point,  et  de  la  vérité,  et  de  ses  semblables, 
et  de  lui-même  ?  La  morale,  quand  elle  s'ef- 
force de  guider  les  pas  chancelants  de 
l'homme,  dans  sa  carrière  d'ici-bas,  est, 
plus  encore  que  la  Métaphysique,  précieuse 
à  la  philosophie  ;  elle  est  la  pratique  de  la 
vie,  tandis  que  la  Métaphysique  n'en  est  que 
l'explication.  Bien  des  facultés,  communes  à 
l'espèce  humaine,  subsistent  dans  l'animalité. 
Sensation,  mémoire,  intelligence,  passions, 
la  bête  a  tout  cela,  comme  nous  l'avons. 
Mais  prétendre  qu'elle  a  aussi  le  discerne- 
ment du  juste  et  de  l'injuste,  la  conscience 
du  bien  et  du  mal,  lui  prêter  les  luttes  qui 
nous  déchirent,  mais  qui  nous  ennoblissent, 
lui  prêter  les  infinies  délicatesses  du  senti- 
ment, les  sublimités  de  la  pensée,  les  triom- 
phes magnanimes  de  la  vertu,  l'héroïsme 
du  sacrifice,  c'est  un  outrage  gratuit  qu'on 
s'inflige  à  soi-même.  C'est  un  don  plus  gra- 
tuit encore  qu'on  fait  à  l'animal,  à  qui  la  na- 
ture Ta  si  évidemment  refusé.  Le  rival  qu'on 
veut  créer  à  l'homme  n'est  pas  un  rival  ; 
c'est  un  esclave,  qui  a  toujours  docilement 
servi  son  maître,  et  qui  ne  secouera  jamais 


PRÉFACE.  ccxxv 

ce  joug  légitime,  en  dépit  des   encourage- 
ments qu'on  lui  prodigue. 

Trop  souvent,  la  loi  morale  est  obscurcie 
ou  faussée  en  nous,  par  nos  fautes  ou  nos 
passions.  Mais,  en  soi,  elle  est  quelque 
chose  de  si  auguste  et  de  si  sacré  que  la  phi- 
losophie elle-même,  en  la  contemplant,  se 
sent  troublée  et  confondue,  comme  l'homme 
le  serait  en  présence  de  Dieu.  Lorsque  Kant, 
après  avoir  tout  détruit  en  psychologie  et  en 
logique,  veut  tout  rétablir  par  la  morale,  il 
s'arrête  devant  l'idée  du  Devoir;  et,  saisi 
d'un  enthousiasme  que  d'habitude  la  Criti- 
que ne  ressent  guère,  il  ne  peut  retenir  ses 
exclamations  :  «  Devoir,  mot  grand  et  su- 
a  blime,  toi  qui  n'as  rien  d'agréable,  ni  de 
«  flatteur,  et  qui  commandes  la  soumission,' 

«  sans  employer,  pour  mouvoir  la  volonté, 

•  •      '  •  _    .     .   • 

«  des  menaces  qui  ne  pourraient  qu'exciter 

«  l'aversion  et  la  terreur,  mais  en  te  bor- 

•  •  ■  •  , 

«  nant  à  proposer  une  loi  qui  s'introduit 

«  dans  l'âme  et  la  force  au  respect,  sinon 

* . .    ,  •  •      '         . .       • 

«  toujours  à  l'obéissance,  et  devant  laquelle 
«  se  taisent  tous  les  penchants,  quoiqu'ils 
a  travaillent  sourdement   contre  elle.  De- 

T.  I.  0 


ccxxvi  PRÉFACE. 

«  voir,  quelle  origine  est  digne  de  toi?  Où 
«  trouver  la  racine  de  ta  noble  tige?  »  Puis 
Kant  ajoute  :  «  La  majesté  du  devoir  n'a 
«  rien  à  démêler  avec  les  jouissances  de  la 
«  vie  ;  elle  a  sa  loi  propre  ;  elle  a  aussi  son 
«  propre  tribunal  ^  » 

Les  racines  de  la  loi  morale  ne  sont  peut- 
être  pas  aussi  éloignées,  ni  aussi  cachées  que 
Kant  paraît  le  penser.  Ce  n'est  pas  l'homme 
qui  a  fait  la  loi  morale,  puisqu'il  ne  peut  l'a- 
bolir, quelque  désir  qu'il  en  ait,  quand  elle 
le  condamne  aux  tortures   d'une  existence 
pire  que  la  mort.  Mais  une  loi  suppose  né- 
cessairement un  législateur  ;  et,  ici,  le  légis- 
lateur tout-puissant  et  souverain  ne   peut 
être  que  Dieu.  C'est  donc  à  Dieu,  directe- 
ment, que  nous  rattache  la  loi  morale,  dont 
nos  législations  ne  sont  jamais  qu'un  pâle 
reflet  et  un  insuffisant  écho.  Admettre  par 
une  hypothèse  invérifiable  que  les  animaux 
sont,  aussi  bien  que  nous,  éclairés  de  ces  lu- 
mières surhumaines,  et  qu'ils  se  conduisent 
à  cette  splendeur,  c'est  un  roman  qui  peut 

1  Kant,  Critique  de  la  raison  pratique.  Mobiles  de  la  raison, 
p.  260,  traduction  Barni. 


PRÉFACE.  cc;txvii 

naître  dans  les  imaginations  orientales,  mais 
qui,  danâ  notre  Occident,  devrait  faire  rou- 
gîr  les  savants,  qui  se  piquent  de  si  bien  ob- 
server les  choses.  Est-il  un  seul  fait  qui 
prouve  que  la  loi  morale  produise  daùs  la 
bête  les  effets  qu'elle  produit  chez  Thomme? 
Tous  les  faits  sans  exception,  ne  prouvent- 
ils  pas  absolUmeht  le  contraire? 

Mais  la  loi  morale  n'est  pars  seulement 
^ne  barrière  insurmontable  entre  Thommé  et 
la  brute;  c'est  encore  elle,*et  elle  seule,  qui 
fait  que  l'homme  a  une  destinée,  tandis  que 
les  autres  êtres  n'en  ont  point,  ou  que,  s'ils 
en  ont  une,  nous  ne  la. connaissons  pas.  Gha? 
cun  de  nous  peut  s'assurer  dans  cette  vie,  et  se 
préparer  pour  l'autre,  un  destin,  qui  dépend 
de  notre  libre  arbitre.  Dans  la  mesure  oh  la 
Providence  Ta  voulu,  nous  pouvons  accom- 
plir la  loi  morale  ou  la  violer  ;  nous  pouvons 
obéir  à  la  voix  de  la  raison,  qui  s'adresse  à 
notre  conscience,  ou  y  rester  sourds.  C'est 
la  condition  de  l'homme,  pleine  de  grandeur 
Ou  de  basselsse,  selon  qu'il  se  soumet  ou 
qu'il  se  révolte,  selon  qu'il  permet  ia  prédo^ 
minance  à  l'un  des  deux  principes  dont  il 


ccxxTiii  PRÉFACE. 

est  composé.  C'est  cette  lutte  du  bien  contre 
le  mal  en  nous,  qui  nous  conquiert  la  part  de 
mérite  moral  que  nous  pouvons  avoir.  Ce 
sont  les  alternatives  et  les  péripéties  de  ce 
combat  secret  qui  forment  tout  le  tissu  de 
notre  existence  vraiment  huinaine  et  raison- 
nable. Mais,  que  Thomme  ait  obéi  à  la  loi 
ou  qu'il  l'ait  enfreinte,  ne  doit-il  pas  en  ren- 
dre compte  à  celui  qui  Ta  faite,  sans  lui,  et 
qui  est  l'infaillible  témoin  de  ce  qui  se  passe 
dans  les  profondeurs  insondables  du  <îœur 
humain?  Les  lois  que  les  nations  se  donnent, 
ne  punissent  que  les  fautes  les  plus  grossiè- 
res, les  plus  nuisibles  et  les  plus  apparentes  ; 
les  coupables  qu'atteignent  les  lois  écrites  sont 
des  .exceptions  dangereuses,  auxquelles  les 
sociétés  doivent  infliger  un  châtiment  immé- 
diat. Mais,  nous  avons  beau  être  innocents 
devant  un  tribunal  infiniment  plus  délicat  et 
plus  éclairé  que  les  nôtres,  nous  n'avons  pas 
moins  à  y  comparaître,  pour  que  le  su- 
prême législateur  juge,  dans  son  équité,  jus- 
qu'à quel  point  nos  âmes  ont  observé  sa  loi, 
ou  l'ont  méconnue. 
-    Pensée   et- conscience  dans  l'homme,  loi 


PRÉFACE.  ccxxix 

morale  qui  s'impose^  nécessité  d'un  législa- 
teur de  qui  vient  cette  loi  souveraine,  né- 
cessité non  moins  certaine  d'un  jugement, 
croyance  à  Dieu  et  à  sa  présence  en  nous, 
plus  encore  que  dans  le  reste  de  l'univers^ 
ce  sont  là  les  titres  de  noblesse  de  l'homme  ; 
ce  sont  là  autant  de  phénomènes  divins,  qui 
ne  se  produisent  qu'en  lui,  et  qui  sont  «  at- 
«  tachés  et  liés  entre  eux  par  ces  raisons  de 
«  fer  et  de  diamant  »  dont  Platon  et  So- 
crate  parlent  dans  le  Gorgias^.  Ceux  qui  les 
nient  sont  à  plaindre,  autant  que  les  aveu- 
gles, qui  ne  voient  pas  la  clarté  des  cieux. 
Eux  aussi  sont  privés  de  ces  yeux  de  l'âme^ 
qui  nous  permettent  de  voir  ce  qui  se  passe 
dans  son  ciel  intérieur,  et  tout  ce  qu'elle  con- 
tient d'évidence  et  de  vérité.  Eux  aussi  er- 
rent à  l'aventure,  ne  trouvant  dans  l'huma- 
nité et  dans  le  monde  qu'une  indéchiffrable 
énigme. 

C'est  à  expliquer  cette  énigme  que  se  con- 
sacre la  Métaphysique.  Mais  ces  problèmes 
sont  d'un  tel  ordre,  ils  sont  d'une  telle  im- 

*  Gorgias  de  Platon,  p.  307  de  la  traduction   de  M.  Victor 
Cousin. 


ccxxx  PRÉFACE. 

portance  que  nous  ne  pouvons  nous  en  re-- 
mettre  à  personne  du  soin  de  les  résoudre 
à  notre  place.  C'est  à  chacun  de  nous  indi- 
viduellement qu'il  appartient  d'en  chercher 
la  solution,  en  se  garantissant,  le  mieux 
qu'il  peut,  des  égarements  de  sa  raison  ou 
des  faiblesses  de  son  cœur.  C'est  ce  senti- 
ment plus  ou  moins  réfléchi,  ce  besoin  de 
s'entendre  avec  soi-même  et  de  se  connaî- 
tre, qui  a  poussé  vers  la  philosophie  tarit 
d'esprits  admirables,  et  qui  ne  cessera  d'y 
pousser  à  jamais  tous  ceux  qui  seront  aussi 
indépendants,  et  aussi  sincèrement  amou- 
reux du  vrai.  On  ne  sortira  pas  de  ce  di- 
lemme :  ou  la  vie  de  l'homme  a  un  sens,  ou 
elle  n'en  a  pas.  Si  la  vie  n'a  pas  de  sens, 
nous  n'avons,  en  effet,  qu'à  nous  livrer  à 
tous  nos  instincts,  moins  sûrs  que  ceux  des 
brutes;  ou,  si  la  vie  signifie  quelque  chose, 
notre  premier  devoir  est  d'étudier  ce  que 
nous  sommes,  et  quel  destin  est  le  nôtre. 

Ici ,  nous  rencontrons  un  redoutable 
écueil,  que  la  philosophie  même  n'a  pas  tou- 
jours su  éviter,  et  sur  lequel  se  sont  brisées 
presque  toutes  les  religions  :  c'est  la  super- 


PRÉFACE.  ccxxxi 

stition.  Entre  les  deux  extrêmes,  qui  consis- 
tent, l'un  à  ne  sentir  dans  les  événements  de 
la  vie  rien  qui  les  explique,  et  l'autre  à  don- 
ner aux  qioindres  incidents  une  signification 
pieuse,  il  y  a  un  moyen  terme.  C'est  à  la 
raison  de  découvrir  cette  juste  mesure,  qui 
est,  à  ce  qu'il  semble,  bien  difficile  à  garder, 
puisque  les  plus  sages  ne  l'ont  pas  toujours 
connue.  Le  plus  accompli  des  modèles  à  qui 
l'humanité  puisse  vouer  ses  respects  et  son 
imitation,  Socrate,  entend  une  voix  qui  lui 
parle  surnaturellement,  pour  lui  prescrire, 
ou  lui  défendre,  les  actes  les  plus  indiffé- 
rents ou  les  plus  graves. 

Se  croire  l'objet  préféré  d'une  sollicitude 
toute  particulière  de  la  Providence,  vient  de 
notre  égoïsme,  si  ce  mot  sévère  peut  s'appli- 
quer à  une  âme  comme  celle  du  sage  Athé- 
nien. Dans  l'Antiquité,  il  n'est  pas  un  grand 
homme  qui  n'ait  été  superstitieux,  autant 
que  lui  et  plus  que  lui.  Les  faits  de  tout 
genre  abondent  dans  l'histoire  pour  nous 
montrer  jusqu'à  quel  point  les  Anciens  ont 
cédé  à  ce  penchant  naturel,  que  n'ont  pas 
même  accru  les  siècles  qui  ont  suivi  la  dispa- 


ccxxxii  PRÉFACE. 

rition  de  la  société  romaine.  Les  Anciens  ne 
sont  pas  à  blâmer  sans  réserve  ;  et  nous  au- 
rions d'autant  plus  tort  de  les  critiquer  que 
notre  temps,  qui  se  croit  si  éclairé,  n'est 
pas  à  l'abri  de  tout  reproche,  et  que,  par- 
fois, il  égale  la  crédulité  du  Paganisme,  si 
même  il  ne  la  surpasse.  D'autre  part,  sup- 
poser que  la  Providence  puisse  être  ab- 
sente de  l'homme,  quand  elle  est  présente 
partout,  depuis  la  végétation  de  la  plante  et 
l'instinct  des  animaux,  jusqu'à  l'harmonie 
éternelle  des  mondes  qui  circulent  dans  l'es- 
pace, c'est  un  excès  en  sens  contraire.  Mais, 
dans  quelle  mesure  la  Providence  s'occupe- 
t-elle  de  chacun  de  nous?  Voilà  le  problème, 
dont  la  philosophie  peut  seule  nous  offrir  la 
solution  pratique  et  modérée.  C'est  à  chacun 
de  s'observer  et  de  savoir  ce  qu'il  en  est, 
sans  prétendre  imposer  à  ses  semblables  la 
foi  qu'il  s'est  faite,  et  qui  ne  peut  avoir  de 
valeur  que  pour  lui. 

Tel  est  le  résultat  dernier  auquel  aboutit 
tout  l'effort  de  l'esprit  humain,  depuis  ces 
philosophies  incertaines  et  confuses  où 
l'homme  sait  à  peine  se  distinguer  de  tout 


PRÉFACE.  ccxxxiii 

ce  qui  l'entoure,  jusqu'à  ces  philosophies  lu- 
mineuses et  vraies,  où  il  est  en  pleine  pos- 
session de  lui-même,  et  où  il  analyse,  avec 
admiration  et  reconnaissance,  les  étonnan- 
tes facultés  de  son  âme.  Apprendre  à  l'indi- 
vidu, non  pas  précisément  ce  qu'il  est,  mais 
lui  apprendre  à  le  savoir  par  lui-même  et 
pour  lui-même,  dans  une  absolue  indépen- 
dance, voilà  le  sérieux  et  perpétuel  service 
que  nous  rend  la  philosophie.  Chez  bien  des 
peuples,  pendant  de  longues  périodes  de 
temps,  dans  des  races  entières,  elle  n'a  pu 
que  bégayer.  Dans  toute  l'Asie,  depuis  la 
Chine  jusqu'à  l'Inde,  à  la  Perse  et  au  monde 
musulman,  ses  essais  sont  informes;  et  il  est 
peu  probable  que,  dans  ces  pays,  au  sein  de 
ces  nations,  d'ailleurs  très-bien  douées  à 
quelques  égards,  la  philosophie  puisse  ja- 
mais prendre  un  développement  qu'elle  n'a 
point  connu  dans  le  passé,  qu'elle  est  inca- 
pable de  se  donner  spontanément  chez  ces 
peuples,  et  qu'elle  ne  pourra  peut-être  même 
pas  recevoir,  avec  tant  d'autres  bienfaits,  de 
la  part  d'étrangers  plus  heureux. 

Quelles  que  soient  les  lacunes  trop  réelles 


ccxxxiv  PRÉFACE. 

de  la  philosophie,  qui  sont  aussi  les  lacunes 
des  religions,  en  un  mot  celles  de  l'esprit  hu- 
main, les  amis  de  la  vérité  ne  se  sont  jamais 
découragés.  Tous  les  siècles  ont  eu  leurs 
philosophes,  plus  ou  moins  profonds,  plus 
ou  moins  brillants,  plus  ou  moins  utiles  à 
l'humanité,  dont  ils  sont  les  interprètes, 
toujours  divers  par  les  doctrines,  toujours 
semblables  par  les  intentions.  A  défaut  de 
Pythagore,  c'est  Xénophane  ;  à  défaut  de  So- 
crate,  c'est  Zenon  ;  à  défaut  d'Épictète,  c'est 
Plotin;  à  défaut  de  Descartes,  Condillac;  à 
défaut  de  Reid,  Kant.  La  raison  humaine 
ne  s'est  pas  plus  arrêtée  en  philosophie  que 
dans  toutes  ses  autres  applications  ;  elle  ne 
s'arrêtera  pas  davantage  à  l'avenir,  tant 
qu'elle  n'aura  pas  consenti,  sur  la  pente  où 
on  l'appelle,  à  abdiquer,  devant  la  partie 
brutale  et  inférieure  de  notre  être.  Dans 
cette  galerie  d'hommes  généreux  et  indépen- 
dants, qui  compose  l'histoire  de  la  philoso- 
phie, chacun  de  nous  peut  choisir  et  adop- 
ter le  guide  pour  lequel  il  se  sent  le  plus  de 
sympathie,  ou  peut-être  aussi  de  ressem- 
blance. Mais  le  mieux  encore  est  de  ne  pas 


PRÉFACE.  ccxxxv 

avoir  besoin  de  guide,  et  de  ne  s'en  fier 
qu'à  soi  seul,  en  marchant,  sans  crainte,  dans 
la  libre  voie  qu'ont  suivie  tant  de  sages  et 
illustres  devanciers. 

Entre  les  théories  qu'ils  ont  produites,  les 
historiens  ont  cherché  à  établir  un  ordre  de 
succession  régulière  et  périodique,  qui  se- 
rait la  loi  de  ces  évolutions.  La  philosophiez, 
dit-on,  serait  inévitablement  forcée  de  se 
mouvoir  dans  quatre  systèmes  principaux^ 
qui  représenteraient  les  facultés  de  notre 
intelligence,  ses  sources  d'information  et  ses 
modes  de  connaissance  :  sensibilité,  raison, 
doute,  et  instinct.  Selon  que  le  philosophe 
accorde  plus  d'autorité  au  témoignage  des 
sens,  ou  à  la  pensée  réfléchie;  selon  que, 
désespérant  de  l'un  et  de  l'autre,  il  se  laisse 
aller  au  doute;  ou  bien  enfin,  selon  qu'ef- 
frayé de  l'abîme  où  le  doute  le  mène,  il 
se  confie,  presque  sans  examen  et  sans  règle^ 
à  l'instinct  divin,  qui  est  le  fond  de  notre 
entendement,  le  système  qui  sort  d'une 
de  ces  quatre  tendances  est,  ou  le  sensua- 
lisme, ou  l'idéalisme  rationnel,  ou  le  scepti- 
cisme,  qui    ne  croit  à  rien,    ou  enfin,  le 


ccxxxvi  PRÉFACE. 

mysticisme,  puéril  et  naïf,  qui  croit  à  tout. 
Ces  distinctions  sont  vraies;  mais  ce  qui 
ne  l'est  peut-être  pas  autant,  c'est  Tordre 
qu'on  croit  pouvoir  instituer  entre  ces  sys- 
tèmes ;  c'est  l'influence  mutuelle  qu'ils  exer- 
ceraient les  uns  sur  les  autres,  pour  se  susci- 
ter tour  à  tour,  ou  pour  se  détruire.  Dans 
la  réalité,  il  n'existe  pas  entre  eux  une  lutte 
aussi  uniforme  et  aussi  nécessaire.  Ils  sont 
souvent  mêlés  confusément  dans  un  même 
individu  ;  ils  le  sont  encore  plus  dans  une 
même  époque.  Quelquefois,  ils  manquent 
tous  ensemble  presque  entièrement;  et  par 
exemple,  dans  cette  longue  éclipse  de  la 
Métaphysique,  qui  s'étend  de  la  destruction 
de  l'Empire  romain  jusqu'à  la  première  Re- 
naissance, au  xui"^  siècle,  les  quatre  systèmes 
font  défaut  ;  et  même  quand  les  ténèbres  se 
dissipent  peu  à  peu,  on  a  la  plus  grande 
peine  à  les  discerner.  Il  y  a  des  peuples  fort 
intelligents  et  des  races,  comme  celles  de 
l'Inde,  où  un  seul  des  quatre  systèmes,  le 
mysticisme,. a  presque  uniquement  prévalu, 
à  l'exclusion  des  trois  autres,  et  où  le  scep- 
ticisme ne  s'est  jamais  montré.  Les  circons- 


PRÉFACE.  ccxxxvii 

tances  extérieures  sont  aussi  pour  beaucoup 
dans  Téclosion,  ou  dans  l'avortement,  des 
systèmes.  Quand  les  esprits  sont  satisfaits 
par  le  dogme  religieux,  comme  il  est  arrivé 
pour  notre  Moyen-âge,  ils  songent  moins  à 
la  philosophie.  Ce  n'est  pas  qu'elle  soit 
morte;  mais  elle  se  tait;  et  il  lui  faut  bien 
du  temps  pour  recouvrer  la  parole.  Au. con- 
traire, quand  la  foi  religieuse  est  incapable, 
comme  dans  le  Paganisme,  de  répondre  aux 
exigences  de  la  raison,  les  systèmes  de  toute 
sorte  se  multiplient  et  florissent.  La  méta- 
physique supplée  une  religion  insuffisante;^ 
et  elle  apporte  aux  esprits  le  solide  aliment 
qu'ils  ne  trouvent  point  ailleurs. 

Toutes  ces  alternatives  et  ces  oscillations, 
tant  reprochées  à  la  philosophie,  comme 
si  elles  n'étaient  pas  la  condition  même  du 
savoir  de  l'homme,  se  comprennent  aisément ^ 
si  l'on  se  rappelle  le  caractère  essentielle- 
ment individuel  des  spéculations  philoso- 
phiques. Précisément  parce  que  l'homme 
est  avant  tout  un  être  libre,  il  ne  peut  pas  y 
avoir  de  loi  absolue  pour  la  production  des 
systèmes.  Ne  dépendant  que  de  l'individu. 


çcxxxviii  PRÉFACE, 

ils  naissent  à  Taventure;  et,  pour  savoir 
pleinement  quelle  en  est  la  secrète  origine^ 
il  faudrait  être  dans  les  conseils  de  Dieu, 
qui  fait  des  philosophes,  comme  il  fait  des 
poètes  et  des  artistes,  les  répartissant  aux 
peuples  et  aux  âges  selon  des  desseins  qui 
nous  dépassent.  La  loi,  s'il  y  en  à  une,  nous 
échappe.  Certainement,  il  est  bon  de  la  cher- 
cher ;  mais  on  peut  douter  qu'elle  soit  en- 
core comprise.  Il  n'y  a  pas  non  plus  de  loi 
dans  la  succession  des  poètes,  puisque  le 
plus  grand  de  tous  en  est  aussi  le  premier 
par  la  date,  comme  par  le  génie. 

La  philosophie  y  perd-elle  •  quelque  chose 
de  son  influence  et  de  son  utilité?  Pas  le 
moins  du  monde.  Quand  elle  trouve  quelque 
parcelle  de  vérité,  le  trésor  qu'elle  met  à  dé- 
couvert n'en  a  pas  moins  de  prix,  ps^ce  qu'il 
vient  d'un  penseur  qui  n'a  ni  aïeux,  ni  des- 
cendants. La  philosophie  peut  se  dire  que.  ce 
qu'il  y  a  de  vraiment  essentiel  et  de  durable 
dans  les  conquêtes  de  la  raison,  lui  appartient 

toujours,  venant  d'elle  ou  remontant  jusqu'à 
elle. 

*  •  •  •  • 

Si  les  considérations  qui   précèdent  ont 


PHÉFACK.  ccxxxix 

quelque  valeur,  si  elles  sont  exactes,  appli- 
quons-les à  la  philosophie  de  notre  temps, 
sur  la  fin  du  xix®  siècle,  spécialement  dans 
notre  pays.  Instruit  par  les  leçons  du  passé, 
le  philosophe  doit  être,  de  nos  jours,  plus 
modeste  que  jamais;  et,  tout  à  la  fois,  il 
peut  être  animé  de  la  plus  mâle  assurance.  A 
cette  heure,  son  droit  n'est  douteux,  ni  pour 
lui-même,  ni  pour  les  autres.  D'ailleurs, 
pour  peu  qu'il  interroge  sa  conscience,  il  y 
trouve,  sous  la  conduite.de  Descartes,  une 
force  que  nulle  puissance  au  monde  ne  peut 
contraindre;  et,  sans  se  flatter,  il  peut  se  ré- 
péter, avec  le  poète,  que  la  ruine  même  de 
l'univers  n'ébranlerait  pas  son  cœur  invin- 
cible, comme  Pascal  nous  l'apprend  après 
Horace  :  .«  Quand  l'univers  l'écraserait, 
«  l'homme  serait  encore  plus  noble  que  ce 
a  qui  le  tue.  )>  Dans  la  nature  de  l'homme, 
c'est  la  philosophie  surtout  qui  peut  reven- 
diquer cette  fîère  parole,  que  le  Stoïcisme 
ancien  a  transmise,  et  fait  accepter,  à  l'humi- 
lité chrétienne.  Sous  une  autre  forme,  c'est 
l'axiome  Cartésien  ;  et  puisque  la  philoso- 
phie, grâce  à  la  méthode,  sait  qu'elle  doit 


ccxL  PRÉFACE. 

s'appuyer  désormais  sur  cette  base  inébran- 
lable, elle  a,  quand  elle  le  veut,  un  levier 
qui  peut  soulever  le  monde  de  la  pensée  et 
des  choses. 

Tels  sont  aujourd'hui,  plus  que  jamais, 
parmi  nous  plus  que  chez  aucune  autre  na- 
tion, les  motifs  de  l'imperturbable  assurance 
de  la  philosophie  ;  tels  sont  ses  titres  à  la 
confiance  que  l'esprit  humain  peut  placer  eh 
elle. 

Des  motifs  non  moins  graves  recom- 
mandent au  philosophe  une  circonspection 
et  une  réserve  qui  s'allient  fort  bien  aveô  de 
fermes  croyances,  aussi  éloignées  de  l'or- 
gueilque  du  scepticisme.  A  ses  débuts,  la 
philosophie  s'imaginait  pouvoir  expliquer 
l'univers;  et  c'est  une  illusion  qu'elle  se  fait 
encore  quelquefois,  malgré  l'avertissement 
de  tant  de  fameux  naufrages.  Elle  ne  doit 
plus  se  la  faire.  Se  connaissant  pour  ce 
qu'elle  est,  elle  doit  mieux  apercevoir  quelles 
sont  ses  infranchissables  limites.  C'est  bien 
toujours  l'ensemble  des  êtres,  la  totalité  de 
l'Être,  que  le  philosophe  essaie  de  com- 
prendre,' àjcommencer  par  son  être  propre; 


PRÉFACE.  ccxLi 

mais,  en  face  dç  Tinfini  et  de  l'absolu,  il  ne 
sent  que  trop  vivement,  sinon  sa  complète 
impuissance,  du  moins  son  infirmité  relative 
et  ses  justes  bornes.  C'est  pour  lui  person- 
nellement qu'il  s'efforce  de  pénétrer  le  mys- 
tère ;    et   comme,   nécessairement,   il   n'en 
pénètre  qu'une  faible  partie,  dans  la  mesure 
étroite  de  son  individu,  il  ne  doit  plus  avoir 
la  prétention  de  posséder  la  vérité  tout  en- 
tière, et  encore  moins  d'imposer  à  ses  sem- 
blables la  solution  qu'il  a  trouvée,  après  de 
longues  méditations,  et  qui  ne  regarde  que 
lui.    Le  philosophe  ne  peut  plus  se  croire 
un  révélateur.  Cet  aveuglement  des  premiers 
jours,  s4l  a  jamais  été  excusable,  a  cessé  de 
l'être  ;  ce  serait,  maintenant,  une  erreur  plus 
impardonnable  encore  que  dangereuse.  L'hu- 
manité n'en  est  pas  moins  prête  à  écouter  le 
philosophe,  quand  il  lui  apporte  le  tribut 
de  ses  pensées;   mais  il  ne  peut  pas  plus 
songer  à  dicter  la   loi  aux  autres  hommes 
qu'il  n'a,   comme  le  dit  Aristote,  à  la  rece- 
voir d'eux. 

Que  si  la  philosophie,  sortant  d'elle-même, 
jette  ses  regards  impartiaux  sur  ce  qui  l'en- 

T.  I.  P 


ccxLii  PRÉFACE. 

vironne,  elle  se  voit,  dans  notre  siècle,  aussi 
bien  que  parle  passé,  en  face  d'une  religion 
qui  exerce  un  immense  et  heureux  empire, 
et  en  face  de  la  science,  qui  a  pris  un  prodi- 
gieux développement.  L'une  mérite  le  res- 
pect ,  l'autre  l'admiration  ;  toutes  deux 
exigent  l'attention  la  plus  constante  du  phi- 
losophe. Il  peut  leur  demander  quelques 
lumières,  tout. en  jouissant  des  siennes,  que 
rien  ne  peut  remplacer. 

Malgré  lés  imperfections  inévitables  de 
toute  œuvre  humaine,  la  religion,  telle 
qu'elle  se  montre  dans  nos  sociétés  euro- 
péennes, est  encore  la  plus  grande  et  la!  plus 
vraie  de  toutes  celles  qui  ont  jamais  paru; 
il  Serait  peut-être  hasardeux  d'ajouter,  qui 
paraîtront  jamais.  Par  ses  origines  qui  re- 
montent, avec  la  Bible,  aux  premiers  âges 
de  l'histoire,  par  les  emprunts  qu'elle  a  faits 
à  l'Antiquité  grecque  et  romaine,  par  les  la- 
beurs incomparables  qui  l'ont  accrue  depuis 
les  Apôtres  et  lés  Pères  de  l'Eglise,  par  les 
Conciles  qui  ont  successivement  fixé  le 
dogme  et  la  jurisprudence  sacrée,  par  les 
docteurs  du  Moyen-âge,  et  même  par  les  am- 


PRÉFACE.  ccxLiii 

bitions  démesurées  de  certains  Papes,  la 
religion  chrétienne,  dont  le  Catholicisme  est 
le  véritable  héritier,  est  entourée  d'une  puis- 
sance et  d'une  majesté  dont  rien  n'approche 
dans  les  annales  du  genre  humain.  C'est  un 
édifice  colossal,  qu'ont  élevé  les  mains  les 
plus  habiles  et  les  plus  persévérantes,  qui  a 
duré  bien  des  siècles  déjà  parce  qu'il  est 
fondé  sur  la  foi  la  plus  sincère,  et  qui  pourra 
défier,  pendant  bien  des  siècles  encore,  «  la 
fuite  des  temps  ».  Comparé  à  toutes  les 
autres  religions,  le  Christianisme  les  domine 
à  une  hauteur  incommensurable,  autant  que 
notre  civilisation  et  nos  sciences  l'emportent 
sur  la  civilisation  de  toutes  les  autres  races, 
présentes  ou  éteintes. 

Cet  éclat  et  cette  gloire  seraient  peu  de 
chose  pour  la  raison  et  la  philosophie,  qui 
se  plaît  d'ailleurs  à  les  constater,  si  la  reli- 
gion chrétienne  n'avait  encore  d'autres  titres 
infiniment  plus  réels  et  plus  solides,  que 
n'apprécie  pas  le  vulgaire,  mais  dont  les 
penseurs  doivent  être  frappés,  si  ce  n'est 
convaincus  ou  éblouis.  Sur  tous  les  pro- 
blèmes qu'agite  la  Métaphysique,  le  Chris- 


ccxLiY  PRÉFACE. 

tianisme  a  des  solutions  ;  il  ne  laisse  ignorer 
à  rhomme  rien  de  ce  qui  peut  Tintéresser 
sur  sa  nature,  sur  son  origine,  sur  sa  des- 
tinée, sur  ses  espérances,  et  sur  Dieu.  Que 
ces  solutions  soient  définitives  et  indiscu- 
tables, il  n'y  a  que  les  fidèles  qui  puissent  le 
croire.  Mais  la  philosophie  se  manquerait  à 
elle-même,  si  elle  ne   les  étudiait  pas,  et  si 
elle  n'en  tenait  pas  le  plus  grand  compte. 
C'est  l'inspiration  qui  les  a  dictées;  l'inspi- 
ration est  loin  d'être  infaillible,  puisque  la 
raison  elle-même  ne  l'est  pas;  mais  quand 
la  spontanéité  des  esprits  a  de  tels  précé- 
dents, et  quand  elle  a  porté  de  tels  fruits, 
elle  est  digne  de  l'examcHle  plus  approfondi, 
qui  peut  devenir  un  enseignement  fécond. 
C'est  la  Judée,    la  Grèce  et  Rome  que   le 
Christianisme  résume  et  continue;  c'est  toute 
la  civilisation   moderne   qu'il   concentre   et 
qu'il  représente,  en  attendant  qu'il  la  fasse 
régner  sur  la  face  entière  du  globe  que  nous 
habitons. 

Le  philosophe  serait  bien  imprudent  de 
ne  pas  le  consulter  aussi  attentivement,  au 
moins,  qu'il  consulte  le  passé  philosophique. 


PRÉFACE.  ccxLV 

Sur  une  foule  de  points,  il  se  trouvera  d'ac- 
cord avec  la  religion;  et  il  pourra  joindre 
alors  aux  égards  que  conseillent  toujours  les 
convenances  sociales,  cette  adhésion,  bien 
autrement  intime,  d'un  cœur  qui  se  rend  li- 
brement à  la  vérité  partout  où  il  la  voit.  Il 
ne  saurait  désavouer,  sous  le  costume  chré- 
tien, les  principes  et  les  doctrines  qu'il  ad- 
mire dans  Platon.  Cette  conformité,  pour 
n'être  pas  tout  à  fait  celle  de  la  raison  et  de 
la  foi,  n'en  est  guère  moins  précieuse.  On  est 
heureux  de  pouvoir  accorder  l'approbation 
avec  le  respect;  et  la  philosophie,  sans  avoir 
besoin  de  ce  concours,  y  puise  néanmoins  des 
forces,  qui  n'ôtent  rien  à  son  indépendance, 
et  qui,  s'il  le  fallait,  la,  rendraient  encore 
plus  tolérante  qu'elle  ne  doit  toujours  l'être. 
On  peut  n'être  pas  chrétien;  c'est  le  droit 
que  réclame  la  libre  pensée  ;  mais  c'est  une 
témérité  aveugle  et  injuste  que  de  réprouver 
le  Christianisme,  sans  chercher  d'abord  aie 
bien  entendre.  Ou  il  faut  proscrire  toutes  les 
religions,  ce  qui  est  un  insupportable  mépris 
de  l'humanité;  ou  il  faut  écouter  celle-là,  et 
la  vénérer  plus  que  toutes  les  autres. 


CCXLVI  PRÉFACE. 

Les  relations  de  la  Métaphysique  avec  la 
science  contemporaine  sont  peut-être  moins 
faciles  et  moins  nettes  qu'avec  la  religion. 
Le  malentendu,  qui  dure  depuis  assez  long- 
temps déjà,  et  qui  remonte  tout  au  moins  à 
Bacon,  s'accroît  tous  les  jours  par  les  pro- 
grès incessants  que  font  les   sciences.  Pour 
sa  part,  la  Métaphysique  n'a  guère  à  espérer 
des  progrès  semblables;  et,  sauf  l'apparition 
de  quelque  génie  extraordinaire,  elle  ne  dé- 
passera pas  le  niveau  qu'elle  a  atteint  avec 
Socrate  et  Descartes.  Au  contraire,  les  con- 
quêtes scientifiques  semblent  de  plus  en  plus 
s'étendre;  les  découvertes  les  plus  inatten- 
dues s'accumulent,  dans  le  champ  de  l'infini. 
Elles  ont  un  retentissement  universel  ;  et  les 
sciences  aujourd'hui  remplissent,  à  peu  près 
seules,  le  théâtre  où  se  fixent  les  yeux  de  la 
foule.  Elles  y  ont  succédé  aux  lettres,  qui 
naguère  y  tenaient  une  place  exclusive;  et 
leur  vogue  n'est  pas  près  de  se  tempérer, 
bien  qu'un  jour  elle  doive  défaillir  à  son  tour, 
sous  l'ardeur  d'une  vogue  contraire.  La  phi- 
losophie assiste  à  ces  luttes  sans  les  craindre, 
parce  qu'elles  doivent  tourner  au  profit  de 


PRÉFACE.  ccxLvii 

rintelligence  commune.  Ce  triomphe  des 
sciences,  légitime  sous  bien  des  rapports, 
ne  la  trouble  pas;  elle  sait  dès  longtemps 
quelles  en  doivent  être  les  bornes,  de  même 
qu'elle  sait  aussi,  non  moins  sûrement,  quels 
sont  ses  droits  imprescriptibles,  que  les  vic- 
toires de  la  science  ne  font  qu'accroître,  loin 
de  les  réduire. 

D'ailleurs,  répétons-le  aux  savants,  sans 
intention  de  les  blesser  :  la  philosophie  a 
moins  besoin  des  sciences  que  les  sciences 
n'ont  besoin  de  la  philosophie.  Les  maîtres 
de  la  sagesse  ont  apparu  dans  des  temps,  et 
chez  des  peuples,  où  les  sciences  étaient  à 
peine  écloses.  Les  sages  n'en  ont  été,  ni 
moins  éclairés,  ni  moins  utiles.  Ainsi  que  le 
remarque  Aristote,  l'étonnement  et  l'admis 
miration  ont  été  pour  les  hommes  le  com- 
mencement de  la  science  et  de  la  philo- 
sophie. A  mesure  que  les  sciences  analysent 
les  phénomènes  et  en  découvrent  de  nou- 
veaux, de  plus  en  plus  admirables,  l'étonne- 
ment s'augmente;  mais  il  ne  change  pas  de 
nature.  On  pourrait  presque  croire  que,  plus 
on  a  lieu  d'être  étonné  et  plus  l'admiration 


ccxLviu  PRÉFACE. 

se  justifie^  moins  peut-être  on  comprend 
rinfinîtude  des  choses.  Il  est  à  douter  que 
Newton  admirât  les  cîeux  plus  que  ne  le  fai- 
sait David  ;  et  personne  encore,  parmi  les 
astronomes,  n'a  surpassé  en  enthousiasme 
les  psaumes  du  Roi-prophète.  Ce  n'est  pas  la 
science  qui  fait  la  vivacité,  ni  la  profondeur 
du  sentiment.  Après  plus  de  deux  mille  ans, 
la  philosophie  peut  encore  objecter  aux 
sciences  tout  ce  que  Socrate  objectait  à 
Anaxâgore,  qui,  lui  aussi,  après  avoir  essayé 
d'embrasser  l'ensemble  des  choses,  se  per- 
dait dans  des  détails  sans  (in  et  incohé- 
rents. 

Ce  qui  est  vrai  de  la  Métaphysique  en 
France  ne  l'est  pas  moins  pour  le  reste  de 
l'Occident.  La  situation  est  partout  la  même 
vis-à-vis  de  la  religion  et  de  la  science  ;  et  la 
noble  famille  européenne  garde  toujours 
l'unité  contractée,  dès  le  Moyen-âge,  sous  la 
discipline  de  la  Scholastique ,  que  Paris 
avait  enfantée  avec  Abélard  et  ses  succes- 
seurs. Sans  doute,  il  y  a  des  dissemblances 
très-notables  entre  la  philosophie  française, 
et  les  autres  philosophies  contemporaines, 


PRÉFACE.  ccxLix 

allemande,  italienne,  anglaise  et  américaine; 
mais,  dans  leurs  traits  généraux,  elles  sont 
de  la  même  race  ;  elles  se  sont  formées, 
elles  ont  grandi  sous  les  mêmes  influences  ; 
elles  sont  soumises  à  des  péripéties  ana- 
logues. Ce  qui  s'applique  à  la  nôtre  s'ap- 
lique  à  peu  près  aussi  bien  à  ses  sœurs.  Mais 
nous  pouvons,  sans  vanité,  penser  que  notre 
philosophie,  réglée  par  Descartes,  depuis 
plus  de  deux  siècles,  est  encore  la  plus  sage 
et  la  plus  pratique  de  toutes.  Si  elle  n'a  pas 
les  éclats  et  les  conceptions  gigantesques  de 
quelques  autres,  elle  n'en  a  pas  non  plus  les 
périls  et  les  chutes.  Contre  toute  attente, 
les  esprits  ont  été,  chez  nous,  beaucoup  plus 
audacieux  dans  le  monde  des  faits  que  dans 
celui  de  la  pensée  ;  et  la  furie  française,  qui 
s'est  donné  carrière  dans  une  révolution  qui 
a  bouleversé  tous  les  peuples,  disparaît  en 
philosophie.  Nous  y  sommes  d'une  sagesse 
exemplaire,  que  d'autres  auraient  pu  imiter, 
s'ils  l'avaient  comprise,  mais  dont  ils  n'ont 
fait  que  se  railler,  parce  qu'ils  en  étaient  in- 
capables. Selon  toute  apparence,  nous  res- 
terons fidèles  à  ces  habitudes  de  modération 


ccL  PRÉFACE. 

et  nous  ne  dépasserons  pas  la  mesure.  La 
clarté,  qui  esl  la  première  qualité  de  notre 
esprit  national,  et  que  nous  avons  reçue  de 
l'Antiquité,  nous  préserve  des  écarts  extrê- 
mes ;  le  bon  sens  est  chez  nous  un  frein  au- 
quel il  est  bien  difficile  de  se  soustraire. 
Ailleurs,  les  obscurités  de  l'esprit  aident 
beaucoup  aux  ténèbres  des  théories,  et  Ton 
y  paraît  quelquefois  d'autant  plus  profond 
qu'on  est  plus  inintelligible. 

On  le  voit  donc  :  considérée  dans  son 
état  actuel,  dans  sa  gloire  du  xvii*  siècle,  dans 
ses  défaillances  même  du  Moyen-âge,  dans 
ses  merveilleux  débuts  en  Grèce  ;  considérée 
dans  ses  représentants  les  plus  vrais,  ou 
bien  dans  ce  degré  inférieur  où  elle  se 
montre  parmi  les  peuples  de  l'Asie,  la  phi- 
losophie a  été  la  même,  ou  peu  s'en  faut,  à 
toutes  les  époques.  Sa  nature  n'a  pas  essen- 
tiellement varié,  quoique  ses  œuvres  aient 
été  bien  diverses;  son  procédé  est  resté 
identique.  Le  seul  progrès,  c'est  que  la 
conscience  qu'elle  en  a  eue  a  été  plus  ou 
moins  complète,  jusqu'à  ce  qu'enfin  elle  en 
arrivât  à  la  splendeur  Cartésienne,  que  nulle 


PRÉFACE.  ccLi 

autre  ne  peut  surpasser,  et  qui  ne  doit  plus 
s'éteindre.  Le  passé  de  la  philosophie  depuis 
Platon  et  Arîstote  nous  répond  de  son  avenir; 
et  cette  pérennité,  que  lui  souhaitait  Leib- 
niz, elle  Ta  toujours  possédée.  Quoi  qu'il 
puisse  arriver,  elle  en  jouira  à  jamais, 
appui  le  plus  solide  de  la  raison  humaine, 
son  honneur  suprême,  et  son  salut,  aujour- 
d'hui comme  jadis,  dans  les  siècles  futurs 
aussi  bien  qu'elle  l'a  été  dans  les  siècles 
écoulés. 


Avril  1879. 


DISSERTATION 


SDR   LA   COMPOSITION 


DE  LA  MÉTAPHYSIQUE  D'ARISTOTE 


Le  moyen  le  plus  simple  et  le  plus  sûr  de  juger  de 
la  composition  de  la  Métaphysique  d'Aristote,  c'est 
d'analyser  avec  exactitude  ce  monument  tel  qu'il  se 
trouve  dans  l'état  où  il  est  arrivé  jusqu'à  nous.  Il  n'a 
pas  changé  depuis  le  temps  d'Andronicus  de  Rhodes, 
c'est-à-dire,  depuis  près  de  vingt  siècles.  Les  généra- 
tions successives  de  commentateurs,  de  philosophes, 
de  philologues,  d'éditeurs,  qui  l'ont  étudié  sous  pres- 
que tous  les  aspects,  n'en  ont  jamais  modifié  l'arran- 
gement, quelque  défectueux  que  cet  arrangement  ait 
pu  leur  paraître.  Peut-être  serait-il  téméraire  d'affir- 
mQV({\x(AdLMétaphysique  soit  sortie  des  mains  d'Aristote 
sous  la  forme  même  où  nous  l'avons  ;  mais  il  est  cer- 
tain que  cette  forme  est  la  seule  qu'aient  connue 
l'Antiquité,  et,  après  elle,  le  monde  moderne,  à  remon- 
ter au  siècle  de  Sylla  et  de  Cicéron. 

Entre  Cicéron  et  Aristote,  il  y  a  près  de  trois  cents 
ans  ;  dans  cet  intervalle,  quelles  altérations  a  subies  le 
texte  de  la  Métaphysique?  C'est  là  une  question  dont 


ccLiv        DISSERTATION  SUR  LA  COMPOSITION 

nous  nous  occuperons  plus  tard.  Nous  toucherons 
d'abord  la  question  do  l'analyse,  qui  est  de  beaucoup 
la  plus  importante,  et  sur  laquelle  il  est  facile  d'être 
clair  et  précis. 

Voici  cette  analyse,  livre  par  livre,  et  presque  cha- 
pitre par  chapitre. 

Le  premier  livre  est  consacré  à  deux  choses  :  la  dé- 
finition de  la  philosophie  et  l'examen  des  systèmes 
antérieurs,  y  compris  celui  de  Platon,  sur  lequel  Aris- 
tote  s'arrête  ici,  comme  dans  toutes  ses  œuvres,  plus 
longtemps  que  sur  aucun  autre.  La  définition  de  la 
philosophie  remplit  les  trois  premiers  chapitres  à  peu 
près  exclusivement,  et  elle  se  termine  par  ce  magni- 
fique éloge  d'Anaxagore  que  l'on  a  répété  tant  de  fois, 
après  le  philosophe.  Quant  à  l'examen  des  systèmes, 
qui  tient  les  quatre  derniers  chapitres,  il  porte  plus 
particulièrement  sur  les  Pythagoriciens  et  sur  la 
Théorie  des  Idées.  Le  but  principal  de  l'auteur,  dans 
ce  premier  livre,  est  donc  de  tracer  une  esquisse  de 
la  science  qu'il  appelle  de  son  vrai  nom  la  Philosophie 
première,  et  que  nous  appelons  aujourd'hui  la  Méta- 
physique, expression  désormais  adoptée  sans  retour, 
bien  qu'elle  soit  beaucoup  moins  convenable.  En  ré- 
futant les  systèmes  qui  ont  précédé  le  sien,  Aristote 
se  propose  de  prouver  que  sa  théorie  des  quatre  causes 
est  à  la  fois  plus  originale  et  plus  complète  que  toutes 
celles  de  ses  devanciers. 

Tout  ce  premier  livre  est  d'une  régularité  à  peu  près 
irréprochable,  et  la  pensée  de  l'auteur  s'y  développe 
sans  lacune,  si  ce  n'est  sans  obscurité. 

Le  second  livre,  que  les  commentateurs  grecs  ont 


DE  LA  MÉTAPHYSIQUE  D'ARISTOTE.  cclv 

nommé  le  Petit  I"  livre,  ne  se  compose  que  de  trois 
chapitres.  On  dirait  que,  dans  le  premier  de  ces  cha- 
pitres, le  sujet  va  recommencer,  puisqu'on  y  trouve 
encore  quelques  généralités  sur  la  nature  de  la  science, 
sur  les  conditions  de  ses  progrès,  et  sur  la  philosophie. 
C'est  là  sans  doute  ce  qui  aura  porté  des  scholiastes, 
trop  peu  attentifs,  à  faire  de  ce  second  livre  une  an- 
nexe et  comme  un  supplément  du  premier,  tette 
haison  n'est  qu'apparente,  et  le  chapitre  qui  suit  doit 
dissiper  l'illusion,  si  on  l'a  conçue  un  instant.  Le  sujet 
de  ce  second  chapitre  n'a  pas  le  moindre  rapport  avec 
celui  qui  vient  d'être  exposé,  d'ailleurs  bien  superfi- 
ciellement, dans  le  chapitre  premier.  Cette  question 
toute  nouvelle,  c'est  de  savoir  si  une  série  infinie  de 
causes  est  possible,  et  s'il  ne  faut  pas  de  toute  néces- 
sité s'en  tenir  à  un  principe  unique  et  supérieur,  du- 
quel tout  le  reste  dérive,  ou  auquel  tout  le  reste  doit 
se  rattacher.  Dans  le  troisième  chapitre,  qui  succède  au 
second,  avec  la  mémo  incohérence,  surgit  une  ques- 
tion non  moins  inattendue  :  c'est  la  discussion  des 
méthodes  qu'un  maître,  ou  qu'un  écrivain,  doit  suivre 
pour  plaire  à  ses  auditeurs  ou  à  ses  lecteurs,  et  pour 
arriver  à  les  convaincre. 

Ainsi,  les  trois  chapitres,  qui  composent  le  second 
livre  s'appliquent  à  trois  sujets  différents,  qui  n'ont 
aucune  liaison  entre  eux,  non  plus  qu'avec  le  premier 
livre;  et,  en  outre,  le  dernier  de  ces  sujets  regarderait 
la  Rhétorique  bien  plus  que  la  Métaphysique. 

Le  livre  III  reprend  évidemment  et  poursuit  le  sujet 
traité  dans  le  I",  sans  tenir  compte  de  ce  livre  interca- 
laire, qui  est  venu  rompre  la  pensée  et  en  suspendre 


ccLvi      DISSERTATION  SUR  LA  COMPOSITION 

le  légitime  développement.  Avant  de  procéder  à  l'é- 
tude de  la  Philosophie  première,  l'auteur  conseille, 
avec  beaucoup  de  sagesse,  et  afin  de  ne  pas  faire  fausse 
route,  de  poser  tout  d'abord  aussi  clairement  que 
possible  les  questions  qu'on  doit  résoudre.  Il  énumère 
en  effet  celles  qu'il  a  l'intention  de  traiter  lui-même, 
et  il  établit  que  c'est  à  une  seule  et  même  science 
d'étudier  les  principes  des  choses  et  les  principes  de 
)a  démonstration.  Pour  soutenir  ces  assertions,  il 
réfute  quelques  opinions  contraires  avancées  par  les 
écoles  de  Pythagore  et  de  Platon,  qui  se  sont  perdues 
dans  de  vaines  abstractions.  Pour  lui,  les  vrais  prin- 
cipes de  la  science  sont  les  genres  les  plus  élevés  des 
choses,  les  Universaux,  que  l'esprit  conçoit  dans  les 
êtres  individuels,  sans  les  en  séparer. 

Sans  doute  on  peut  trouver  que  les  pensées  émises 
dans  ce  troisième  livre  ne  sont  pas  très  étroitement 
enchaînées  entre  elles,  et  que  la  marche  de  la  discus- 
sion n'est  pas  très  rigoureuse  ;  mais  ce  n'en  est  pas 
moins  une  suite  fort  acceptable  du  premier  livre.  Sans 
que  Tordre  soit  aussi  parfait  qu'on  pourrait  le  désirer, 
les  déviations  ne  sont  pas  très  fortes,  et  elles  ne  trou- 
blent pas  très  sensiblement  les  exigences  de  la  logique. 

Le  quatrième  livre  poursuit  cette  discussion  en 
l'approfondissant  ;  il  détermine  avec  plus  de  précision 
encore  la  nature  spéciale  de  la  Philosophie  première, 
comparativement  à  toutes  les  autres  sciences.  La  Phi- 
losophie première  étudie  l'Être  en  tant  qu'Ltre  ;  elle 
ne  l'étudié  pas  dans  les  modes  diversifiés  à  l'infini 
qu'il  peut  offrir  à  notre  observation,  mais  dans  ce  qui 
le  fait  être  ce  qu'il  est,  c'est-à-dire,  dans  son  essence. 


DE  LA  MÉTAPHYSIQUE  D'ARISTOTE.       cclvii 

Les  sciences  particulières  considèrent  TLtro  danis 
toutes  ses  propriétés,  si  différentes  les  unes  des  autres, 
et  dans  ses  formes  innombrables  ;  la  Philosophie  pre- 
mière le  considère  exclusivement  en  lui-même  ;  elle 
s'attache  à  TLtre  en  soi,  pour  découvrir  en  quoi  con- 
siste sa  substance,  indépendamment  de  toutes  ses 
attributions. 

Tel  est  le  sujet  de  la  première  partie  du  IV'  livre. 
La  seconde  partie,  plus  importante  et  plus  grave, 
traite  d'une  question  qui  est  très  voisine  de  celle-là,  et 
qui  se  lie  à  celle  de  TÉtre  en  soi.  Le  principe  le  plus 
élevé  et  le  plus  inébranlable  de  tous  les  principes, 
c'est  le  suivant  :  «  Une  même  chose  ne  peut  pas,  dans 
«  le  même  temps  et  sous  le  même  rapport,  être  et 
«  n'être  pas.  »  C'est  là  ce  qu'on  nomme  le  principe 
dé  contradiction;  et  Aristote  trouve  à  ce  principe  une 
telle  valeur  qu'il  essaie  de  le  mettre  dans  toute  sa 
lumière,  avec  une  sorte  de  complaisance  et  de  pro- 
lixité, qui  ne  lui  sont  pas  habituelles.  A  l'aide  du  prin- 
cipe de  contradiction,  il  réfute  le  Scepticisme,  qu'il 
accable  sous  des  objections  invincibles,  cent  fois  re- 
produites depuis  lors,  sans  qu'on  ait  pu  les  rendre 
plus  fortes  qu' Aristote  ne  l'a  fait  du  premier  coup. 
C'est  surtout  à  la  doctrine  de  Protagore  qu'il  s'adressej 
sans  oubher  celles  d'Heraclite  et  de  Cratyle;  il  les 
met  en  poussière  ;  et  à  ces  théories  sophistiques,  il 
oppose  la  pratique  constante  de  la  vie,  qui  les  contredit 
d'autant  plus  sûrement  qu'elle  les  ignore,  et  le  sens 
commun,  qui  ne  s'en  occupe  que  pour  les  repousser 
avec  le  plus  profond  dédain.  L'auteur  achève  cette 
défaite  du  Scepticisme  en  combattant  énergiquement 

T.  I.  a 


ccLvui        DISSERTATION  SUR  LA  COMPOSITION 

le  Sensualisme,  qui  prétend  faire  des  sens  de  rhomme 
la  mesure  de  la  vérité  ;  et  il  démontre  que,  sur  cette 
base  trop  peu  large,  il  est  absolument  impossible 
d'asseoir  Tédifice  de  la  science.  Tout  est  mobile  et 
sujet  à  un  changement  perpétuel  dans  le  monde  de  la 
sensation,  tandis  que  la  science  a  nécessairement  be- 
soin, pour  se  fonder,  de  Fimmuable,  de  Timmobile  et 
de  Fétomel. 

Cette  réfutation  du  Sensualisme  et  du  Scepticisme 
est  une  des  parties  les  plus  belles  et  les  plus  solides 
de  toute  la  Métaphysique.  Aristote  n'a  peut-être  rien 
écrit  de  plus  grand.  On  retrouve,  dans  ces  quatre  ou 
cinq  chapitres,  le  ton  du  premier  livre,  et  quelque 
chose  de  l'austère  majesté  qui  éclate  dans  plusieurs 
parties  du  douzième. 

Mais  tout  à  coup  le  sujet  s'arrête  de  la  manière  la 
plus  brusque  et  la  moins  justifiée.  Le  cinquième  livre 
ne  contient  que  des  définitions  de  mots,  au  nombre  de 
trente,  à  commencer  par  les  mots  de  Principe,  Cause, 
Élément,  Nature,  etc.,  et  à  finir  par  ceux  de  Genre  et 
d'Accident.  Le  plus  souvent,  ces  définitions  sont  justes 
et  délicates  ;  quelques-unes  même  sont  de  la  plus  rare 
précision.  Mais^  si  bon  nombre  de  ces  mots  sont  d'un 
emploi  fréquent  en  Métaphysique,  il  y  en  a  beaucoup 
aussi  dont  la  Métaphysique  ne  fait  presque  pas  d'u^ 
sage,  et  que  l'auteur  aurait  pu  s'abstenir  d'expliquer. 
En  outre-,  ces  définitions  se  succèdent  sans  aucun 
ordre  ;  et  l'on  pourrait  même  bien  des  fois  les  inter- 
vertir avec  avantage.  Enfin  le  caractère  le  plus  saillant 
du  cinquième  livre,  c'est  que,  comme  le  second,  il 
n'est  qu'une  intcrcalation  maladroite  et  absolument 


DE  LA  MÉTAPHYSIQUE  D'ARISTOTE.        ccLix 

déplacée  ;  il  figurerait  tout  aussi  bien  dans  un  traité 
de  Logique. 

Le  sixième  livre  revient  sur  la  définition  de  la  Phi- 
losophie première,  considérée*  comme  la  science  de 
l'Être  en  tant  qu'être  ;  et,  pour  éclaircir  cotte  défini- 
tion, il  analyse  l'idée  de  l'Être  dans  les  nuances  di- 
verses qu'elle  peut  revêtir,  et  qui  souvent  trompent 
les  philosophes  aussi  bien  que  le  vulgaire.  L'Être 
véritable  ne  se  trouve  que  dans  la  catégorie  de  la 
substance,  et  les  catégories  suivantes  ne  contiennent 
d'Être  que  dans  la  mesure  où  elles  se  rapportent  à  la 
première  d'entre  elles,  qui  est  la  seule  essentielle. 
Pour  que  l'Être  ait  une  quantité,  une  qualité,  une 
relation  quelconque,  un  lieu,  un  temps,  etc.,  il  faut 
d'abord  qu'il  soit,  d'une  manière  absolue  et  sans 
détermination. 

Le  septième  livre  semble  continuer  la  discussion 
sur  la  substance.  On  a  même  trouvé  que  ce  livre  était 
si  étroitement  lié  au  précédent  qu'on  s'est  étonné 
qu'on  ait  jamais  pu  les  séparer  en  livres  distincts,  au 
lieu  de  les  réunir  en  un  seul.  Cette  opinion  n'est  exacte 
qu'en  paAie  ;  elle  s'applique  bien  aux  quatre  premiers 
chapitres,  si  l'on  veut  ;  mais,  à  partir  du  cinquième, 
l'auteur  commence  une  théorie  générale  de  la  défini- 
tion, qu'il  poursuit  avec  peu  de  méthode  et  de  clarté 
pendant  huit  autres  chapitres,  du  cinquième  au  dou- 
zième compris.  Puis,  dans  le  treizième  et  le  quator- 
zième chapitres,  il  revient  à  la  définition  do  la  sub- 
stance, qui  pouvait  sembler  épuisée,  après  tant  de  ré- 
pétitions et  de  redites  peu  nécessaires.  Enfin,  il  quitte 
de  nouveau,  dans  les  deux  derniers  chapitres,  la  ques- 


ccLX      DISSERTATION  SUR  LA  COMPOSITION 

tion  de  la  définition,  pour  revenir  à  la  théorie  de  la 
substance  et  à  la  critique  du  système  des  Idées. 

Le  désordre  que  nous  venons  de  signaler  dans  le 
septième  livre  continue  dans  le  huitième,  où  il  est 
encore  plus  apparent.  Ce  livre  reproduit  une  bonne 
partie  des  discussions  précédentes,  sans  y  rien  ajouter 
qui  mérite  quelque  attention  ;  c'est  un  recueil  de  frag- 
ments plutôt  qu'un  ouvrage  proprement  dit.  Ces  frag- 
ments, traitant  des  mêmes  matières,  ont  été  mis  à  la 
suite  du  livre  septième,  où  ces  matières  avaient  été 
plus  complètement  exposées  ;  et  cette  ressemblance, 
du  reste  assez  éloignée,  parait  être  le  seul  motif  qui 
ait  fait  classer  le  huitième  livre  immédiatement  après 
Tautre.  Ce  motif  est  bien  léger;  mais,  dans  l'Anti- 
quité, les  scholiastes  n'apportaient  pas  à  ces  choses 
l'exactitude  que  la  critique  moderne  y  demandé  im- 
périeusement. 

La  théorie  de  l'acte  et  de  la  puissance  remplit  le 
neuvième  livre,  sans  que  d'ailleurs  cette  théorie,  une 
des  plus  originales  de  tout  le  Péripatétisme,  soit  ratta- 
chée expressément  à  aucune  de  celles  qui  la  précè- 
dent. L'Ltro  ne  se  comprend  bien  que  par  cette  dis- 
tinction profonde,  de  l'actuel  et  du  possible,  qui  est 
due  à  Aristote  ;  elle  est  indispensable  à  l'exacte  déter- 
mination de  la  substance.  Mais  l'auteur  n'a  pas  pris 
la  peine  de  relier  cette  discussion  à  Tensemble  de  son 
œuvre,  et  d'en  montrer  la  vraie  place.  Ce  ne  sont  pas, 
du  reste,  les  seules  traces  do  désordre  que  contient  le 
neuvième  livre.  Dans  le  chapitre  sixième,  on  remarque 
une  interpolation  qui  en  occupe  la  dernière  partie 
presque  tout  entière.  Du  moins,  Alexandre  d'Aphro- 


DE  LA  MÉTAPHYSIQUE  D*ARISTOTE.        cclxi 

• 

dise  n'a-tril  pas  commenté  ces  paragraphes,  qui  parais- 
sent avoir  été  ajoutés  postérieurement  et  n'être  qu'un 
hors-d'œuvrè  inexplicable.  A  la  suite  de  ce  passage, 
la  théorie  de  l'acte  et  de  la  puissance,  comparés  l'un  à 
l'autre  sous  divers  rapports,  s'achève  dans  trois  cha- 
pitres successifs.  Puis,  le  dixième  chapitre  aborde  un 
sujet  tout  à  fait  étranger,  et  discute  la  nature  de  l'Être 
considéré  comme  fondement  delà  vérité  et  de  l'erreur. 
Cette  étude  nouvelle  ne  fait  guère  que  répéter  ce  qui 
a  été  déjà  dit  plus  haut  dans  le  livre  sixième,  et  c'est 
avec  raison  que  des  commentateurs  ont  proposé  de  la 
rejeter  de  la  Métaphysique^  et  de  la  renvoyer  à  l'Or- 
ganon,  où  elle  serait  en  effet  en  son  lieu  véritable. 

Ce  qu'on  vient  de  dire  de  la  fin  du  neuvième  livre 
est  encore  plus  exact  pour  le  dixième  livre  tout  entier. 
Ce  livre  est  également  déplacé  ;  lui  aussi,  il  appar- 
tiendrait bien  plus  convenablement  à  l'Organon.  Il  est 
rempli  par  une  discussion  peu  régulière  sur  l'unité  et 
la  pluralité,  à  laquelle  se  mêle  une  autre  discussion 
sur  les  contraires,  étudiés  dans  les  genres  et  les  espè- 
ces, dans  la  privation  et  la  possession,  et  poursuivis 
jusque  dans  la  différence  des  sexes.  Pris  dans  sa  tota- 
lité, le  dixième  livre  est  encore  un  hors-d'œuvre,  dont 
rien  ne  justifie  la  présence  dans  le  lieu  où  le  hasard 
l'a  sans  doute  égaré.  Alexandre  d'Aphrodise  n'a  pas 
commenté  les  trois  derniers  chapitres  ;  et  il  est  très- 
probable  qu'il  ne  les  a  pas  connus. 

Le  désordre  est  encore  plus  évident,  s'il  est  pos- 
sible, dans  le  livre  suivant,  le  onzième.  Ce  livre  est  un 
des  plus  longs  de  la  Métaphysique^  puisqu'il  se  com- 
pose de  douze  chapitres,  tous  assez  développés.  Il 


ccLXii      DISSERTATION  SUR  LA  COMPOSITION 

• 

revient  d'abord  sur  la  définition  générale  de  la  philo- 
sophie, si  amplement  exposée  dès  le  premier  livre  ;  et 
il  continue,  en  analysant  sous  une  forme  quelquefois 
plus  claire  et  plus  brève,  les  matières  déjà  traitées 
dans  les  IIP,  IV  et  VP  livres  :  Définition  de  FÊtre  et 
de  la  substance,  nature  des  principes  et  des  entités 
mathématiques,  principe  de  contradiction,  réfutation 
du  système  d'Heraclite  et  de  celui  de  Protagore,  défi- 
nition de  la  science,  et  particulièrement  de  la  Théo- 
logie, confondue  avec  la  Philosophie  première,  etc.  ,etc. 
Puis,  cette  analyse  rétrospective  vient  à  cesser;  et 
dans  le  milieu  d'un  chapitre,  sans  aucune  transition, 
sans  la  moindre  explication,  commencent  une  suite  de 
fragments  empruntés  mot  pour  mot  à  la  Physique,  dont 
ils  reproduisent  le  texte  avec  une  entière  fidélité,  par- 
fois même  avec  quelques  améliorations  de  détail.  Ces 
fragments,  pu  plutôt  ces  extraits,  sont  fort  longs, 
puisqu'ils  remplissent  plus  de  quatre  grands  chapitres, 
c'est-à-dire  la  fin  du  huitième  et  les  suivants,  neu- 
vième, dixième,  onzième  et  douzième.  Il  est  vrai  que 
les  emprunts,  faits  à  la  Physique  avec  assez  peu  d'or- 
dre, s'adressent  à  des  sujets  qui  regardent  tout  aussi 
bien  la  Métaphysique^  l'acte  et  la  puissance,  l'infini,  le 
changement,  et  le  mouvement,  etc. 

Sur  ce  onzième  livre,  si  bizarrement  composé  de 
deux  parties,  l'une  de  redites,  et  l'autre  de  citations, 
on  s'est  posé  les  deux  questions  de  savoir  si  c'est  là 
le  premier  jet  d'une  pensée  peu  sûre  d'elle-même  et 
qui  se  cherche,  ou  si  ce  n'est  pas  plutôt  un  abrégé  fait 
par  une  main  plus  ou  moins  intelligente,  et  un  recueil 
de  morceaux  qui  auront  paru  dignes  d'une  attention 


DE  LA  MÉTAPHYSIQUE  D'ARISTOTE.      cclxiii 

spéciale,  et  qui  y  à  ce  titre,  auront  été  tirés  d'un  ouvrage 
étranger.  Cette  dernière  supposition  est  la  plus  vrai- 
semblable. Aristote  ne  s*est  pas  essayé,  dans  les  pre- 
miers chapitres  du  onzième  livre,  sur  des  sujets  qu'il 
devait  exposer  ailleurs  d'une  manière  si  magistrale. 
Ce  n'est  pas  lui  non  plus  qui  a  pris  à  son  ouvrage  de 
Physique  des  passages  entiers  pour  les  transporter 
dans  sa  Philosophie  première,  où  ils  sont  beaucoup 
moins  bien  placés.  Ce  qui  semble  le  plus  probable, 
c'est  que  le  résumé  contenu  dans  les  premiers  chapi- 
tres du  onzième  livre,  e^t  de  la  main  de  quelque  élève 
direct  du  philosophe,  ou  de  la  main  de  quelque  scho- 
liaste  antérieur  à  Alexandre  d'Aphrodise  ;  et  que  les 
extraits  qui  forment  les  derniers  chapitres  n'ont  pas 
une  origine  plus  relevée.  Ce  sont  bien  les  pensées  du 
maître,  ce  sont  même  ses  expressions;  mais  ce  ne 
peut  pas  être  Aristote  personnellement  qui  ait  senti  le 
besoin  de  s'abréger  lui-même,  ou  de  se  répéter.  Il  faut 
donc  considérer  tout  le  onzième  livre,  non  pas  comme 
apocryphe,  mais  comme  une  annexe  aussi  peu  néces- 
saire que  d'autres,  et  qui  a  été  mise  là  où  elle  est,  par 
hasard  ou  par  ignorance. 

Le  douzième  livre,  le  plus  important  de  tous,  sans 
comparaison,  puisqu'il  contient  la  théodicée  d'Aristote, 
peut  prêter  aussi  à  la  critique.  Les  cinq  premiers  cha- 
pitres, sans  être  une  répétition  ni  une  analyse  de  pen- 
sées déjà  exprimées,  traite  cependant  de  choses  qui 
peuvent  paraître  suffisamment  connues,  la  substance, 
le  changement,  la  forme,  la  matière,  la  privation,  les 
quatre  causes,  la  nature  des  principes.  Ces  débuts  du 
douzième  livre  sont  très  peu  réguliers,  et  ils  rappellent 


ccLxiv    DISSERTATION  SUR  LA  COMPOSITION 

d'une  façon  assez  fâcheuse  le  désordre  de  quelques  au- 
tres livres.  Mais  avec  le  sixième  chapitre  commence 
la  théorie  de  la  substance  éternelle,  qui  se  poursuit 
jusqu'à  la  fin  du  livre  avec  une  simplicité,  une  profon- 
deur et  une  sublimité  que  personne  n'a  dépassées,  et 
qu'Aristote  lui-même  n'a  guère  trouvées  que  cette 
seule  fois.  La  nécessité  absolue  d'un  premier  moteur 
étemel  et  universel,  la  spiritualité  de  Dieu,  réduit  à 
l'acte  pur,  l'unité  de  Dieu  régissant  le  monde,  où  il  ne 
faut  qu'un  seul  maître,  de  même  que  dans  un  état  bien 
ordonné  il  n'y  a  qu'un  seul  souverain  :  tels  sont  les 
objets  solennels  qui  terminent  le  douzième  livre,  et  sur 
lesquels  il  se  clôt. 

Il  semble  que  la  Philosophie  première  devrait  finir 
également  à  cette  limite,  au-delà  de  laquelle  il  n'y  a 
plus  rien,  et  que  la  Métaphysique^  après  être  montée 
jusqu'à  Dieu,  n'aurait  plus  qu'à  s'arrêter.  Mais  il  n'en 
est  rien;  et,  à  la  suite  du  douzième  livre,  il  s'en  trouve 
deux  autres  encore,  le  treizième  et  le  quatorzième,  qui 
sont  consacrés  en  presque-totalité  à  réfuter  la  théorie 
des  Nombres,  telle  que  l'avaient  présentée  les  écoles 
de  Pylhagore  et  de  Platon.  Cette  réfutation  est  bien 
l'objet  général  de  ces  deux  derniers  livres,  qui  sont 
assez  étroitement  liés  l'un  à  l'autre.  Pourtant,  s'ils 
forment  dans  leur  ensemble  une  œuvre  suffisanmient 
régulière,  les  détails  le  sont  souvent  bien  peu  ;  ce  sont 
encore  de  fréquentes  répétitions  de  choses  antérieu- 
rement élucidées;  et,  par  exemple,  dans  les  chapitres 
quatrième  et  cinquième  du  livre  treize,  on  retrouve 
une  reproduction  presque  textuelle  de  la  réfutation  de 
la  théorie  des  Idées,  telle  qu'elle  est  déjà  dans  le  cha- 


DE  LA  MÉTAPHYSIQUE  DARISTOTE.       cclxv 

pitre  septième  du  premier  livre.  Dans  le  chapitre  neu- 
vième d^ce  même  livre  treizième,  apparaît  tout  à  coup, 
et  pour  n'y  occuper  que  quelques  paragraphes,  la 
théorie  de  la  substance,  exposée  déjà  tant  de  fois. 
Enfin,  dans  le  quatorzième  et  dernier  livre,  le  premier 
chapitre,  qui  traite  des  Contraires,  n'a  pas  la  moindre 
relation  avec  la  fin  du  livre  treizième;  et  le  second 
cl&apitre  débute  par  des  considérations  sur  les  choses 
étemelles,  qui  n'ont  qu'un  rapport  très  lointain  avec 
la  théorie  des  Nombres.  Cette  discussion  spéciale  re- 
commence dans  le  chapitre  troisième,  en  y  mêlant  la 
théorie  des  Idées.  Le  quatrième  chapitre,  encore  moins 
régulier,  examine  jusqu'à  quel  point  les  notions  de 
bien  et  de  mal  sont  compatibles  avec  les  doctrines 
pythagoriciennes  et  platoniciennes.  Enfin,  les  deux 
chapitres  cinquième  et  sixième  reviennent  à  la  théorie 
des  Nombres  ;  et  ils  achèvent  la  Métaphysique  tout 
entière,  si  ce  n'est  selon  la  pensée  même  d'Aristote, 
du  moins  selon  l'ordre  où  elle  nous  est  parvenue , 
ordre  profondément  troublé  et  absolument  injusti- 
fiable, bien  qu'il  remonte  à  la  plus  haute  et  à  la  plus 
vénérable  antiquité. 

Telle  est  l'analyse  exacte,  si  ce  n'est  tout  à  fait  com- 
plète, de  ce  grand  monument  qu'on  appelle  la  Méta- 
jDhysique  d'Aristote.  Si  cette  analyse  est  aussi  claire 
que  nous  avons  désiré  la  faire,  les  résultats  qui  en 
sortent  sont  de  toute  évidence,  et  il  n'est  pas  même 
besoin  d'une  très  grande  attention  pour  voir  ce  qu'ils 
sont. 

1**  La  Métaphysique  d'Aristote  n'est  pas  un  ouvrage 
systématique  ;  et  l'examen  le  plus  superficiel  suffit  à 


i 


ccLxvi      DISSERTATION  SUR  LA  COMPOSITION 

prouver  qu'elle  n'est  qu'un  recueil  de  fragments  puisés 
à  diverses  sources. 

i!"  Le  contexte  ne  fournit  pas  les  indications  néces- 
saires pour  rétablir  un  peu  d'ordre,  ni  une  continuité 
un  peu  satisfaisante  dans  cet  amas  confus  de  maté- 
riaux. Cette  restauration,  qui  a  été  possible  pour 
quelques  autres  ouvrages  d'Aristote,  ne  Test  pas  pour 
celui-ci  ;  et  il  faut  se  contenter  de  ces  débris,  tels  qu'ils 
sont,  sans  essayer  de  reconstruire  un  édifice  qui  n'a 
jamais  été  construit,  et  qui  ne  pourrait  plus  l'être  par 
nous  que  de  la  façon  la  plus  arbitraire. 

3°  La  plupart  de  ces  fragments  sont  presque  infor- 
mes ;  mais  quelques-uns  sont  d'un  prix  inestimable, 
et  ils  peuvent  compter  parmi  les  trésors  les  plus  pré- 
cieux, non  pas  seulement  de  la  philosophie  grecque, 
mais  aussi  de  l'esprit  humain. 

4°  Quelque  déplorable  que  soit  l'état  où  ces  ruines 
nous  ont  été  transmises,  il  n'est  pas  possible  d'élever 
un  doute  un  peu  fondé  sur  l'authenticité  du  monu- 
ment. Sauf  peutrétre  deux  ou  trois  chapitres  peu  im- 
portants, on  sent  partout  la  main  d'Aristote  et  l'em- 
preinte manifeste  de  son  génie.  C'est  bien  là  son  style 
absolument  inimitable;  c'est  sa  concision  et. sa  pléni- 
tude extraordinaires.  C'est  partout  aussi  la  négligence 
d'une  rédaction  insuffisante;  mais  cette  négligence 
est  bien  la  sienne  ;  c'est  bien  la  même  que  celle  qu'on 
peut  remarquer  dans  le  Traité  de  F  Ame,  presque  au 
même  degré,  dans  la  Physique,  dans  le  Traité  du  Ciel, 
et  dans  tant  d'autres  œuvres  dont  l'authenticité  est 
inattaquable. 

8°  Selon  toute  apparence,  ces  ébauches,  dont  quel- 


DE  LA  MÉTAPHYSIQUE  D'ARISTOTE.     cclxvii 

ques-unes  sont  plus  avancées  que  d'autres,  se  ratta- 
chaient à  quelque  grand  dessein,  que  la  mort  est  venue 
interrompre.  Quel  était  précisément  ce  dessein?  C'est 
là  un  secret  que  le  philosophe  a  emporté  avec  lui  dans 
la  tombe,  et  que  nous  n'en  ferons  jamais  sortir  : 

«  Res  altâ  terr  et  caligine  mersas.  » 

Alexandre  d'Aphrodise,  vers  le  second  siècle  de 
notre  ère,  a  commenté  toute  la  Métaphysique  telle  que 
nous  l'avons  actuellement,  sauf  quelques  passages  peu 
nombreux;  et  son  commentaire,  qui  reste  encore  le 
meilleur  de  tous,  est  une  preuve  irréfragable  que 
l'Antiquité  a  cru  devoir  s'abstenir  de  tout  essai  de  res- 
titution, comme  nous  nous  en  abstenons  nous-mêmes. 
A  bien  des  passages  de  ce  commentaire  si  étendu,  et 
en  général  si  lumineux,  on  peut  croire  qu'Alexandre 
d'Aphrodise  ne  méconnaissait  pas  plus  que  nous  les 
défauts  si  frappants  du  livre.  Cependant  il  n'a  cherché 
en  aucune  manière  à  les  corriger  ;  il  a  suivi  l'auteur 
pas  à  pas,  se  bornant  à  élucider  sa  pensée,  sans  essayer 
de  la  rendre  plus  systématique  et  de  la  mieux  ordon- 
ner. Il  nous  faut  imiter  cette  sage  réserve,  qui  coûte 
sans  doute  beaucoup  plus  à  nos  habitudes  qu'elle  ne 
coûtait  à  celle  des  Anciens.  Bien  que  la  critique  litté- 
raire fût  née  dès  longtemps,  et  qu'Aristote  lui-même 
eût  puissamment  contribué  à  la  créer,  Térudition  telle 
que  nous  la  concevons,  minutieuse,  scientifique,  posi- 
tive, était  inconnue;  et  l'on  doit  même  dire,  sans  trop 
d'exagération,  qu'elle  ne  s'est  constituée  que  de  notre 
temps.  L'Antiquité  a  dû  être  choquée  aussi  de  Fin- 


ccLxviii    DISSERTATION  SUR  LA  COMPOSITION 

cohérence  de  la  Métaphysique  ;  mais  elle  l'a  acceptée  ; 
et,  le  respect  aidant,  elle  n'a  point  osé  porter  une  main 
téméraire  sur  un  ouvrage  qu'Aristote  lui-même  n'avait 
pu  compléter.  L'admiration  lui  a  suffi,  et  elle  a  sus- 
pendu son  jugement.  Le  Moyen-Age  tout  entier  l'a 
imitée,  et  il  n'a  pas  été  plus  hardi  qu'elle.  C'est  seule- 
ment dans  les  deux  derniers  siècles,  et  dans  le  nôtre, 
qu'on  a  fait  quelques  tentatives,  qui  n'ont  pas  été  cou- 
ronnées de  succès,  comme  il  était  facile  de  le  prévoir. 

Maintenant,  que  s'est-il  passé  durant  le  temps  qui 
s'est  écoulé  depuis  la  mort  d'Aristote  jusqu'à  la  trans- 
lation de  ses  ouvrages  à  Rome?  Dans  quel  état  l'au- 
teur lui-même  a-t-il  laissé  son  œuvre  ?  Lorsque  Aristo  te 
mourut,  la  Métaphysique  était-elle  dans  le  demi-chaos 
où  elle  nous  apparaît  à  cette  heure?  Il  n'est  guère 
permis  d'en  douter,  quand  on  consulte  les  témoignages 
des  deux  seuls  auteurs  de  l'Antiquité  qui  ont  touché, 
bien  qu'indirectement,  ce  point  délicat  et  obscur. 

Ecoutons  d'abord  Strabon.  Dans  son  livre  treizième, 
où  il  décrit  la  Troade,  il  rapporte  quelques  faits  de 
l'histoire  de  Scepsis,  une  des  principales  villes  de  la 
contrée,  et  il  ajoute  : 

«  C'est  à  Scepsis  qu'étaient  nés  les  philosophes  so- 
«  cratiques,  Ëraste  et  Coriscus,  ainsi  que  Nélée,  son 
«  fils,  qui  fut  un  des  disciples  d'Aristote  et  de  Théo- 
«  phraste.  Nélée  hérita  de  la  bibliothèque  de  Théo- 
ce  phraste,  où  se  trouvait  aussi  celle  d'Aristote.  En 
«  effet,  Aristote  avait  légué  sa  bibliothèque  person- 
«  nelle  à  Théophraste,  en  même  temps  que  son  école  ; 
«  et  c'est  lui  le  premier,  autant  que  nous  le  sachions, 
«  qui  eut  l'idée  de  rassembler  des  livres  et  qui  apprit 


DE  LA  MÉTAPHYSIQUE  D'ARISTOTE.         ceux 

«  aux  Rois  (l*Ëgypte  à  constituer  une  bibliothèque. 
«  Théophraste,  à  son  tour,  légua  la  bibliothèque 
«  d'Aristote  à  Nélée,  qui  la  transporta  à  Scepsis.  En 
«  mourant,  Nélée  la  transmit  à  ses  héritiers,  gens 
«  vulgaires,  qui  tinrent  les  livres  enfermés  et  entassés 
«  sans  beaucoup  de  soin.  Plus  tard,  quand  ils  virent 
«  les  rois  Attales,  auxquels  était  soumise  leur  ville, 
«  rechercher  avec  ardeur  des  livres  pour  en  composer 
«  une  bibliothèque  à  Pergame,  ils  cachèrent  les  leurs 
«  dans  un  caveau  souterrain.  Les  livres  y  furent  abî- 
w  mes  par  l'humidité  et  par  les  vers  ;  et  ce  fut  bien  du 
«  temps  après  que  la  famille  de  Nélée  vendit  très  cher 
«  à  Apellicon  de  Téos  les  livres  d'Aristote  et  ceux  de 
a  Théophraste.  Mais  Apellicon  aimait  plus  les  livres 
«  qu'il  n'avait  de  talent  philosophique;  et  quand  il 
«  essaya  de  réparer  les  dommages  des  vers  et  de  la 
«  moisissure,  et  de  publier  de  nouvelles  copies,  il  ne 
«  sut  pas  restituer  convenablement  les  lacunes,  et  il 
«  donna  des  exemplaires  remplis  de  fautes.  Voilà 
«  comment  les  anciens  péripatéticiens,  qui  succédè- 
«  rent  à  Théophraste,  n'ayant  quetrèspeude  ces  livres, 
«  et  ayant  surtout  des  livres  Ëxotériques,  ne  purent 
«  faire  de  philosophie  sérieuse,  et  se  bornèrent  à  des 
«  dissertations  de  rhétorique  sur  des  sujets  donnés. 
«  Les  Péripatéticiens,  qui  vinrent  postérieurement  et 
«  après  la  publication  de  ces  ouvrages,  purent  plus 
«  aisément  faire  de  la  philosophie  et  étudier  celle 
«  d'Aristote  ;  mais  ils  n'en  furent  pas  moins  forcés  de 
«  se  contenter  souvent  de  simples  conjectures,  à 
«  cause  de  la  multitude  des  fautes.  Rome  contribua 
»  beaucoup  à  en  augmenter  encore  le  nombre;  car 


ccLxx     DISSERTATION  SUR  LA  COMPOSITION 

«  Âpellicon  venait  à  peine  de  mourir  quand  Sylla, 
«  s'étant  rendu  maître  d'Athènes,  prit  aussi  la  biblio- 
«  thëque  d' Âpellicon,  et  la  fit  transporter  à  Rome. 
«  Là,  le  grammairien  Tyrannion,  qui  était  grand  par- 
ce tisan  d'Aristote,  et  qui  avait  gagné  le  Bibliothécaire, 
«  put  avoir  les  livres  à  sa  disposition,  ainsi  que  les  eu- 
«  rent  quelques  libraires,  qui  se  servirent  de  mauvais 
«  copistes,  et  ne  firent  pas  faire  de  collations.  C'est  là, 
«  du  reste,  un  défaut  qui  dépare  bien  des  livres  qu'on 
«  fait  transcrire  pour  les  vendre,  soit  à  Rome,  soit 
«  à  Alexandrie.  Mais  en  voilà  assez  sur  ce  sujet.  » 
(Strabon,  liv.  XIII,  ch.  i,  §  54,  p.  820,  édit.  Firmin- 
Didot.  ) 

Ce  récit  de  Strabon,  sans  doute  recueilli  sur  les 
lieux,  est  fort  intéressant  ;  mais  il  ne  touche  pas  di- 
rectement le  point  spécial  qui  nous  occupe.  Les  vers, 
la  moisissure  peuvent  altérer  profondément  des  ma- 
nuscrits ;  mais  ces  accidents,  tout  déplorables  qu'ils 
sont  pour  les  livres,  sont  fort  restreints  et  ne  font  rien 
à  la  composition  même  des  ouvrages.  Par  suite  de 
l'humidité  ou  par  l'érosion  des  insectes,  il  peut  s'in- 
troduire bien  des  lacunes  dans  un  texte  ;  et  plus  tard, 
il  est  dificile  certainement  de  rétablir  les  parties  alté- 
rées et  les  phrases  incorrectes,  par  une  variante  qui 
les  répare  ou  qui  les  complète.  Mais  si  la  Métaphysi- 
que nous  offre  dans  quelques  passages  des  difficultés 
de  cet  ordre,  ces  difficultés  sont  insignifiantes;  et 
elles  ne  nuiraient  point  absolument  à  l'ensemble  de 
l'œuvre,  ni  à  son  ordonnance  générale.  Or,  c'est  d'un 
désordre  incurable  que  nous  avons  à  nous  plaindre, 
dans  toute  l'étendue  des  quatorze  livres  de  la  Meta- 


DE  LA  MÉTAPHYSIQUE  DARISTOTE.       ccxxxi 

physique^  et  c'est  un  mal  sans  remède.  Plût  à  Dieu 
que  nous  n'eussions  à  combattre  que  Faction  dos 
vers  et  de  Thumidité  ! 

Un  reproche  qu'on  peut  adresser  à  Strabon,  c'est 
qu'il  n'a  pas  suffisamment  distingué  les  ouvrages  écrits 
par  Aristote  lui-même  et  les  livres  qui  composaient  sa 
bibliothèque.  Il  est  vrai  que  ce  n'est  pas  une  recherche 
littéraire  que  fait  Strabon;  c'est  une  étude  géogra- 
phique ;  et  comme  il  vit  trois  siècles  déjà  après  Aris- 
tote, la  tradition  lui  donne  des  renseignements  un  peu 
confus;  il  les  répète  tels  qu'on  les  lui  a  transmis, 
sans  tenir  beaucoup  à  les  éclaircir  et  à  les  préciser. 

Un  siècle  et  demi  après  Strabon,  Plutarque,  qui 
copie  son  récit,  l'abrège  ;  et  il  y  ajoute  cependant  de 
nouveaux  détails,  à  l'aide  desquels  on  peut  faire  faire 
à  la  question  un  pas^  de  plus. 

«  Sylla,  dit-il,  étant  parti  d'Éphèse  avec  toute  sa 
«  flotte,  arriva  trois  jours  après  dans  le  port  du  Pirée; 
<c  et  après  s'être  fait  initier  aux  Mystères,  il  s'empara, 
«  pour  son  usage  personnel,  de  la  bibliothèque 
«  d'Apellicon  de  Téos,  où  se  trouvaient  la  plupart 
«  des  livres  d' Aristote  et  de  Théophraste.  A  cette  épo- 
«  que,  ces  livres,  n'étaient  pas  encore  fort  répandus 
«  dans  le  public,  et  ils  en  étaient  à  peine  connus.  On 
<c  prétend  que  cette  bibliothèque  ayant  été  apportée 
«  à  Rome,  le  grammairien  Tyrannion  fut  chargé  de 
«  mettre  en  ordre  la  plupart  des  livres,  et  qu'Andro- 
<c  nicus  de  Rhodes,  ayant  pu  obtenir  de  lui  des  copies, 
«  les  livra  au  public,  et  y  ajouta  les  tables  dont  on  se 
«  sert  encore  aujourd'hui.  On  peut  croire  que  les  an- 
«  ciens  Pérîpatéticiens  ont  été  des  esprits  très-distin- 


ccLxxii    DISSERTATION  SUR  LA  COMPOSITION 

((  gués  et  amis  do  Tétude  ;  mais  ils  ne  possédaient 
«  qu'un  petit  nombre  des  ou\Tages  d'Aristote  et  de 
«  Théophrasle  ;  et  encore,  ils  les  connaissaient  assez 
«  mal,  parce  que  Néiée  de  Scepsis,  à  qui  Théophraste 
«  avait  légué  ses  livres,  n'avait  eu  pour  héritiers 
«  que  des  gens  aussi  négligents  qu'ignorants.  »  (Plu- 
tarque,  Vie  de  Sylla^  ch.  xxvi,  p.  589,  édit.  Firmin- 
Didot.) 

Ce  témoignage  de  Plutarque  sur  les  travaux  d'An- 
dronicus  de  Rhodes  est  confirmé  par  celui  de  Porphyre, 
qui  vivait  un  siècle  environ  après  Plutarque.  Porphyre, 
en  divisant  les  traités  de  Plotin  en  Ennéades,  «  prétend 
«  imiter  l'exemple  d'Andronicus  de  Rhodes,  qui  ran- 
«  gea  les  ouvrages  d'Aristote  et  de  Théophraste  en 
«  traités  séparés,  et  qui  eut  soin  de  réunir  ensemble 
«  les  écrits  qui  roulaient  sur  les  mêmes  matières.  » 
(Porphyre,  Vie  de  Plotin^  ch.  xxiv,  p.  28,  t.  P%  de  la 
traduction  des  Ennéades  par  Bouillet.) 

Quels  furent  précisément  les  travaux  d'Apellicon 
do  Téos  à  Athènes,  de  Tyrannion  le  grammairien  et 
d'Andronicus  de  Rhodes,  le  Péripatéticien,  à  Rome? 
C'est  un  problème  sur  lequel  il  est  presque  impossible 
de  rien  savoir.  Le  peu  que  Strabon  nous  apprend  sur 
Apellicon  n'est  pas  fait  pour  nous  donner  une  bien 
haute  idée  de  son  savoir.  Apellicon  aimait  passionné- 
ment les  livres  ;  c'était  là  son  seul  mérite,  et  il  parait 
qu'il  pouvait  les  payer  fort  cher  pour  satisfaire  sa 
passion  ;  mais  les  copies  qu'il  fit  faire  sur  les  origi- 
naux d'Aristote  et  de  Théophraste  étaient  des  plus 
fautives. 

Tyrannion,  le  grammairien,  est  un  personnage  beau- 


DE  LA  MÉTAPHYSIQUE  DARISTOÏE.     rxLxxiii 

coup  plus  connu,  et,  autant  qu'on  peut  en  juger,  beau- 
coup plus  éclairé.  Cicéron,  qui  était  lié  avec  lui,  en 
parle  souvent  dans  ses  Lettres,  non  sans  estime.  Tan- 
tôt, il  invoque  son  concours  pour  un  ouvrage  de 
géographie  qu'il  méditait,  sur  le  plan  suivi  par  Era- 
tosthènc  {ad  Atticum^  liv.  II,  lettre  VI,  p.  226,  édil. 
de  V.  Le  Clerc,  in-48);  tantôt,  il  le  loue  do  l'ordre 
admirable  qu'il  a  su  niettre  dans  la  Bibliothèque  donl 
(licéron  lui  avait  confié  le  rangementà  Antium  [id,,  I\\ 
lettre  IV,  p.  26,  ibid,).  D'autres  fois,  Cicéron  se  pro- 
pose d'entendre,  avec  son  ami  Atticus,  la  lecture  d'un 
ouvrage  de  Tyrannion  [id,^  XII,  lettre  II,  p.  414)  ;  et 
il  reproche  à  Atticus,  qui  admirait  vivement  l'ouvrage 
du  grammairien,  de  ne  l'avoir  pas  attendu  pour  jouir 
do  la  lecture  en  sa  compagnie  (irf.,  lettre  VI,  p.  424). 
Cicéron  ajoute,  sans  désigner  précisément  le  sujet  de 
cet  ouvrage,  si  fort  apprécié  par  Atticus,  que  ce  sujet 
était  assez  mince.  Mais  l'admiration  d'un  homme  qui 
avait  tant  de  goût,  lui  est  une  garantie  que  ce  travail 
est  excellent  en  son  genre  ;  et  Cicéron  n'hésite  pas  à 
demander  qu'on  le  lui  envoie,  pour  qu'il  puisse  le 
lire  tout  à  l'aise.  Enfin  Cicéron,  qui  a  chez  lui  le  fils 
do  Quintus,  son  frère,  fait  donner  à  l'enfant,  qui  est 
son  neveu,  des  leçons  par  Tyrannion,  et  il  se  loue  des 
progrès  que  le  grammairien  fait  faire  au  petit  garçon 
sous  ses  yeux  {Lettres  à  Qaintus,  liv.  II,  lettre  IV, 
p.  420).  On  peut  ajouter  que  Tyrannion  était  d'Ami- 
sos,  ville  du  royaume  du  Pont,  peu  éloignée  d'Ama- 
sée,  011  Strabon  étiiit  né.  Strabon  rappelle  qu'il  avait 
étudié  la  philosophie  avec  deux  de  ses  condisciples, 
Boëthus  do  Sidon  et  Diodotc,  frère  de  Boëthus,  et 

T.  1.  r 


..(.Lxxiv     DISSERTATION  SLK  LA  COMPOSITION 

selon  toute  apparence,  c'était  sous  la  conduite  de  Ty- 
rannion,  leur  professeur  commun  (Strabon,  liv.  XVI, 
ch.  XXIV,  p.  645,  édit.  Firmin-Didot) ;  car,  en  parlant 
d'Amisos,  sur  le  Pont-Euxin,  il  nous  apprend  que 
cette  ville  était  la  patrie  de  son  maître,  le  grammai- 
rien Tyrannion.  (Strabon,  liv.  XII,  ch.  ui,  p.  469. 
édit.  Firmin-Didot.) 

Quoi  qu'il  en  soit,  on  doit  regretter*  de  ne  pas  con- 
naître mieux  la  nature  des  travaux  de  Tvrannion  sur 
la  Métaphysique,  On  ne  peut  pas  douter  que  ses  étu- 
des ne  fussent  très-sérieuses  et  très-savantes.  Quel 
en  fut  le  résultat?  C'est  là  un  point  resté  tout  à  fait 
obscur;  et  on  ne  saurait  l'éclaircir  qu'à  Faide  de  cou-* 
jectures,  qu'il  est  plus  prudent  de  ne  pas  risquer. 

Quant  à  Andronicus  de  Rhodes,  ce  que  nous  en 
disent  Plutarque  et  Porphyre  est  fait  pour  piquer  notre 
curiosité  plus  que  pour  la  satisfaire.  Outre  les  copies 
qu'il  publia  des  ou\Tages  d'Aristote,  il  dressa  des  lu- 
dex;Q\,\\  répartit  les  manuscrits  selon  la  conformité 
des  matières.  Ccîs  Index,  ces  tables  dressées  par  lui 
étaient  toujours  en  usage  au  temps  de  Plutarque,  qui 
semble  en  parler  comme  s'il  les  avait  sous  les  yeux. 
L'arrangement  qu'Andronicus  introduisit  dans  les 
ouvrages  d'Aristote,  quel  était-il?  Nous  ne  le  savons 
pas;  mais,  sans  hasarder  une  hyj)othèse  téméraire, 
on  peut  admettre  que  la  disposition  actuelle  de  toutes 
les  œu\Tes  du  philosophe  vient  d' Andronicus ,  au 
moins  en  très-grande  partie,  et  que  la  Métaphysique 
notamment  nous  est  arrivée  telle  qu'il  la  connut  et 
l'arrangea,  avec  ses  défauts  d'incohérences,  de  répé- 
titions, et  d'emprunts  à  d'autres  ouvrages.  D'Andro- 


DE  LA  MÉTAPHYSIQUE  D'AHISTOTE.      ccLxxr 

nicus  de  Rhodes  à  Alexandi^e  d'Aphrodiso,  il  y  a  trois 
siècles  environ;  et  rien  ne  donne  à  penser  que,  du- 
l'ant  cet  intervalle,  aucun  changement  ait  été  intro- 
duit par  personne  dans  la  composition  de  la  Métaphy- 
sique. Le  commentaire  d'Alexandre  d'Aphrodiso  a 
fixé  le  texte  d'une  manière  définitive,  et  lui  a  donné 
une  sorte  de  caractère  sacré,  pour  tous  les  disci- 
ples du  Péripatétisme.  Alexandre  se  plaint  assez  sou- 
vent de  l'obscurité  de  rpu\Tage  qu'il  explique;  mais 
il  ne  cherche  pas  à  y  mettre  un  ordre  meilleur;  il  se 
contente  de  celui  que  la  tradition  lui  a  transmis,  et  il 
le  respecte  scrupuleusement. 

Pour  rencontrer  un  jugement  plus  sévère  et  plus 
juste,  il  faut  descendre  jusqu'au  vf  siècle.  Asclépius 
de  Tralles,  élève  d'Ammonius,  fils  d'Hermias,  se  pro- 
nonce sur  la  composition  de  la  Métaphysique  plus  net- 
tement qu'aucun  de  ses  prédécesseurs;  et  aujourd'hui 
même,  instruits  comme  nous  le  sommes  par  tant  de 
travaux,  il  ne  nous  serait  guère  possible  d'en  parler 
mieux.  Après  avoir  parcouru  les  titres  divers  qu'a 
reçus  l'ouvrage  d'Aristote,  y  compris  le  titre  de  Méta- 
physique^ Asclépius  ajoute  : 

«  Quant  à  la  manière  dont  cet  ouvrage  est  composé, 
«  on  peut  dire  qu'il  n'a  pas  été  rédigé  comme  le  sont 
«  les  autres  traités  d'Aristote  ;  il  ne  semble  pas  en 
«  avoir  la  régularité  et  l'enchaînement  habituels.  En 
<c  ce  qui  regarde  la  suite  des  pensées,  il  laisse  parfois 
«  à  désirer;  et  des  morceaux  entiers  tirés  d'ouvrages 
«  étrangers  y  ont  été  introduits.  Enfin,  il  y  a  de  fré- 
«  quentes  répétitions.  On  cherche  à  excuser  ce  dé- 
«  sordre,  et  l'excuse  n'est  pas  sans  valeur,  en  disant 


r. 


xLXXvi     DISSERTATION  SIK  LA  COMPOSITION 


i<  quWristote,  après  avoir  écrit  le  présent  ouvrage, 
((  l'avait  envoyé  à  Eudèmc  do  Rhodes,  son  amî.  En- 
«  dèmc  ne  jugea  pas  à  propos  de  publier  une  œuvre 
«<  de  celte  importance  dans  Tétat  oii  elle  se  trouvait. 
a  Plus  tard,  Eudème  mourut,  et  quelques  parties  du 
«  livre  furent  détruites.  Les  philosophes  postérieurs 
<«  à  Eudème  n'osèrent  i>as  y  rien  ajouter  de  leur 
«  chef;  et  comme  l'ouvrage  presque  entier  était  défec-» 
«  tucux  et  ne  rendait  pas  assez  complètement  la  pen- 
c<  sée  do  l'auteur,  ils  comblèrent  les  lacunes  par  de» 
c<  em])runts  faits  à  ses  autres  ouvrages,  raccordant 
«  le  tout  du  mieux  qu'il  leur  fut  possible.  »  (Voiries 
schoHes  sur  la  Métaphysique,  édit.  de  TAcadémie  de 
Berlin,t.  II,  p.  519,  h,  33.) 

Il  est  à  présumer  qu'une  opinion  aussi  fenne  sur 
la  composition  de  la  Métaphysique  w^i^oxiii^ni  à  FEcole 
plutôt  encore  qu'à  Asclépius  lui-même,  qui  n'est  qu'un 
élève,  écho  docile  de  ses  maîtres.  (A»tte  appréciation 
si  vraie  devait  s'être  formée  peu  à  peu,  par  suite  des 
éludes  incessantes  dont  Tœuvre  du  philosophe  était 
l'objet.  On  l'avait  d'abord  admirée  sans  réser\^e,  et 
l'on  peut  voir  qu'Alexandre  d'Aphrodise  ne  va  pas 
au-delà  de  quelques  remarques  timides  sur  l'obscu- 
rité de  certains  passages,  ou  sur  l'incorrection  de  cer- 
taines leçons.  Mais  les  esprits  devenaient  plus  indé- 
pendants à  mesure  (ju'ils  regardaient  de  plus  près  ce 
monument  grandiose  et  infoime ,  et  qu'essayant  d'en 
pénétr(»r  les  profonds  détours,  ils  s'apercevaient  que 
ce  labyrinthe  est  sans  issue.  Le  jugement  qu'a  porté 
Asclépius  doit  être  également  le  nôtre;  et  il  restera 
désormais  celui  de  lahbre  critique,  respectueuse  mais 


DK  LA  MÉTAPHYSIQUE  D'ARISTOTE.    cclxxmi 

rlairvoyanto,  signalant  des  défauts  trop  évidents,  qui 
ne  sont  pas  attribuables  h  Tautour,  mais  qui  sont  les 
effets  regrettables  de  la  mort,  du  hasard  et  du 
temps. 

Dans  toutes  les  considérations  qui  précèdent,  nous 
avons  négligé  à  dessein  les  preuves  intrinsèques  que 
la  Métaphysique  semble  renfermer  de  son  authenticité 
et  de  sa  composition.  Nous  avons  aussi  négligé  les 
preuves  qui  peuvent  s'appuyer  sur  les  citations  que 
la  Métaphysique  fait  d'autres  ouvrages  d'Aristote,  ou 
sur  les  citations  que  d'autres  ouvrages  d'Arislote  font 
de  la  Métaphysique. 

Les  preuves  intrinsèques  sont  les  références  que 
contient  la  Métaphysique  elle-même,  et  qui  se  rappor- 
tent soit  à  des  théories  antérieures  que  l'auteur  rap^ 
pelle,  soit  à  des  théories  postérieures  qu'il  annonce  à 
l'avance.  Elles  sont  très  nombreuses,  puisque,  do 
compte  fait,  elles  sont  une  cinquantaine  au  moins.  En 
général,  elles  sont  exactes,  bien  que  quelquefois  l'au- 
teur oublie  ses  promesses,  et  n'y  soit  pas  toujours 
très  fidèle  ;  mais,  hi  plupart  du  lemps,  il  les  tient.  Ses 
souvenirs  non  phis  ne  le  trompent  guère  ;  mais, 
comme  on  doit  le  penser,  ces  références  n'ont  jamais 
toute  la  précision  et  toute  la  netteté  que  nous  pour- 
rions désirer,  et  que  nous  sommes  habitués  à  porter 
aujourd'hui  dans  les  recherches  philologiques.  L1ri- 
dication  est  toujours  générale,  et  celle  qui  est  fournie 
au  lecteur  ne  spécifie  jamais  ni  le  livre,  ni  le  chapitre, 
ni,  à  plus  forte  raison,  le  paragraphe.  Mais,  quelque 
imparfaites  que  soient  ces  soudures,  elles  attestent 
que  des  efforts  multipliés  ont  été  faits  pour  relier, 


i:rL\XMii     DISSERTATION  SLH  LA  COMPOSITION 

autant  que  possible,  les  parties  disjointes  d'une  con- 
struction trop  peu  solide.  Pourtant,  en  voulant  faire 
croire  que  l'ouvrage  avait  reçu  d'Aristote  la  forme 
qu'il  nous  offre  maintenant,  les  antiques  éditeurs,  soit 
Apellicon,  soit  Tyrannion,  soit  Ândronicus  de  Rhodes 
ou  tout  autre,  sont  allés  beaucoup  trop  loin,  et  il  serait 
bien  imprudent  de  les  suivre  sur  ce  terrain.  L'anatyse 
des  quatorze  li\Tes  de  la  Métaphysique  faite  plus  haut 
a  démontré  surabondamment  que  ce  n'était  pas  là  une 
composition  régulière,  à  quelque  faible  degré  que  ce 
fût.  Les  références  même  ont  d'autant  moins  de  va- 
leur qu'elles  sont  plus  nombreuses.  On  les  conçoit 
jusqu'à  un  certain  point  do  la  part  des  scholiastes  ; 
mais  on  ne  saurait  admettre  qu'elles  puissent  venir 
de  l'auteur.  En  admettant  même,  comme  nous  le  fai- 
sons avec  une  pleine  conviction,  que  tous  les  mor- 
ceaux et  tous  les  fragments  sont  d'Aristote,  il  en  sen- 
tait lui-même  trop  clairement  l'imperfection  et  le 
désordre  pour  essayer  de  les  réunir  en  un  seul  corps. 
Un  commentateur  a  pu  se  hasarder  dans  une  entre- 
prise scabreuse,  où  l'engageait  le  respect  universelle- 
ment ressenti  pour  un  puissant  génie,  dominateur  de 
l'École,  et  où  l'engageait  peut-être  aussi  son  amour- 
propre  d'éditeur.  Les  renvois  accumulés  cachaient 
dans  une  certaine  mesure  la  dislocation  du  tout  pour 
des  yeux  trop  crédules.  Mais  quant  à  nous,  nous  ne 
pouvons  pas  nous  y  méprendre;  nous  ne  sommes 
pas  auditeurs  d'Alexandre  d'Aphrodise  ou  de  Simpli- 
cius,  et  nous  affirmons  que  les  citations  ne  sont  pas 
d'Aristote,  parce  qu'elles  supposent  que  la  Métaphy- 
qiip  formait  un  ensemble  systématique  qu'elle  ne  pré- 


I)K  LA  MÉTAPHYSIQI'E  D'ARISTOTE.     cclxxix 

sente  pas  réellement,  et  qu'elle  présentait  certaine- 
ment à  l'auteur  moins  encore  qu  à  personne. 

C'est  presque  avec  la  même  réserve  qu'il  faut  ac- 
cepter les  citations  que  la  Métaphysique  contient 
d'autres  ouvrages  aristotéliques.  Ces  citations  sont 
moins  nombreuses  que  les  premières  ;  mais  on  peut 
en  compter  jusqu'à  vingt  à  peu  près.  Parfois,  ces  indi- 
cations sont  formelles;  et  c'est  ainsi  que  la  Physique 
est  citée  jusqu'à  cinq  fois  dans  le  seul  premier  livre, 
et  autant  de  fois  peut-être  dans  les  livres  suivants. 
La  Morale  à  Nicomaqiie  et  les  Derniers  Analytiques  y 
sont  mentionnés  chacun  une  fois.  D'autres  indications 
plus  vagues  ne  nomment  pas  précisément  les  ouvra- 
ges ;  mais  elles  les  désignent  suffisamment  pour  que 
le  doute  ne  soit  pas  permis.  Il  n'est  pas  possible  d'ail- 
leurs d'en  tirer  des  renseignements  de  quelque  im- 
portance, sur  la  composition  et  l'authenticité  do  la 
Métaphysique. 

Reste  la  troisième  espèce  de  citations,  c'est-à-dire 
les  citations  de  la  Métaphysique  dans  d'autres  ouvrages 
d'Aristote,  reconnus  pour  parfaitement  authentiques. 
Ces  citations  seraient  peut-être  les  plus  décisives  de 
toutes;  mais  ici  encore  on  peut  élever  les  mêmes 
doutes  que  plus  haut.  Aristote  ne  peut  pas  avoir  per- 
sonnellement cité  la  Métaphysique,  et  cela  pour  deux 
raisons  :  la  première,  c'est  que  le  nom  de  Métaphysi^ 
que  lui  est  étranger,  puisque  ce  nom  n'est  venu  en 
usage  que  longtemps  après  lui  ;  la  seconde  raison  non 
moins  forte,  c'est  qu' Aristote  n'a  pu  citer  un  ouvrage 
qu'il  n'a  point  composé,  et  qui  n'a  pris  quelque  con" 
sistance  que  sous  la  main  de  ses  successeurs,  à  la  dis- 


ccLxxx    DISSERTATION  SUR  LA  COMPOSITION 

tance  de  plusieurs  siècles.  Seulement  il  se  peut  que, 
dans  cet  amas  de  fragments  qui  forment  la  Métaphjf^ 
que^  il  s'en  trouve  auxquels  Arislote  a  pu  quelquefois 
faire  allusion.  Mais  ceci  même,  en  supposant  que  ce 
fût  prouvé  positivement,  n'aurait  pas  grande  impor- 
tance. L'authenticité  de  la  Métaphysique  est  mani- 
feste et  même  indiscutable,  pour  tous  ceux  qui  se  sont 
familiarisés  avec  le  style  du  philosophe.  Une  citation 
de  plus  ou  de  moins  de  quelqu'un  de  ces  fragments, 
à  quoi  servirait-elle?  Si  la  Métaphysique  est  bien 
certainement  d'Aristote,  ce  qui  n'est  pas  de  lui,  c'est 
la  réunion  violente  de  tous  ces  matériaux,  qui  pou- 
vaient bien  être  destinés  à  un  seul  et  même  ouvrage, 
mais  qui  n'ont  jamais  été  rangés  dans  un  c^dre  métho- 
dique, par  la  main  qui  les  avait  produits. 

Nous  pouvons  donc  laisser  de  côté  comme  presque 
entièrement  inutiles  toutes  les  citations,  soit  de  la  Mé" 
taphysique  elle-même  par  elle-même,  soit  d'autres 
ouvrages  d'Aristote  par  la  Métaphysique^  soit  aussi 
de  la  Métaphysique  par  d'autres  ouvrages.  Toutes  ces 
concordances,  même  quand  elles  sont  exactes,  n'ont 
qu'un  très-faible  intérêt,  parce  qu'elles  ne  proviennent 
que  des  scholiastes,  et  que  Fauteur  sans  doute  n'y  est 
pour  quoi  que  ce  soit. 

Une  dernière  question  qu'il  convient  de  ne  point 
passer  tout  à  fait  sous  silence,  c'est  celle  qui  concerne 
le  mot  même  de  Métaphysique,  On  sait  qu'il  n'appar- 
tient point  au  pliilosophc,  et  que  pour  lui  la  science 
générale  qu'il  cherche  et  qu'il  définit  si  bien,  s'ap- 
pelle la  Philosophie  première  ou  la  Théologie.  C'est 
une  de  ces  deux  dénominations  qu'il  aurait  fallu  cou- 


DE  LA  MÉTAPHYSIQUE  DARISTOTE.    cclxxxi 

server,  d'abord  parce  qu'elles  viennent  d'Aristote,  et 
ensuite  parce  qu'elles  sont  les  plus  justes.  Un  autre 
nom  a  prévalu,  et  il  serait  trop  tard  désormais  pour 
protester  contre  l'usage  qui  a  en  sa  faveur  une  tradi- 
tion respectable  par  son  ancienneté.  Cette  tradition 
doit  remonter  tout  au  moins  jusqu'à  Andronicus  do 
Rhodes.  Il  paraîtrait  qu'après  avoir  mis  en  ordre  les 
autres  ouvrages  d'Aristote  et  notamment  la  Physique^ 
il  trouva  une  masse  de  fragments  presque  sans  suite, 
qui  se  rapportaient  tous  plus  ou  moins  directement  à 
la  Philosophie  première  ;  il  les  rassembla  ;  et,  pour  in- 
diquer  la  place  qu'il  leur  assignait  dans  son  classe- 
ment, plutôt  encore  que  pour  leur  appliquer  un  nom 
commun,  il  les  intitula  :  «  Morceaux  qui  viennent 
après  la  Physique  »,  ou  pour  traduire  littéralement  : 
Métaphysique.  Peut-être  aussi  ce  mot  équivoque  de 
Métaphysique  répondait-il,  dans  la  pensée  d' Andro- 
nicus, à  une  classification  qui  n'avait  plus  un  sens 
exclusivement  matériel.  Au-dessus  de  Tétude  de  la 
nature,  qui  ne  comprend  que  des  phénomènes  obser- 
vables à  nos  sons,  s'ouvre  une  étude  plus  générale  et 
plus  relevée  qui  dépasse  la  Physique,  et  qui  mérite  le 
nom  de  Métaphysique,  par  lequel  on  la  recommande 
à  l'attention  et  au  respect  des  hommes.  C'est  là  pour 
nous  désormais  la  signification  vraie  du  mot  de  Méta- 
physique ;  elle  est  à  nos  yeux  ce  que  la  Philosophie 
première  était  pour  Aristote,  la  science  des  principes 
et  des  causes,  s'adressant  d'abord  aux  choses  do  la  na- 
ture et  à  la  réalité  sensible,  mais  ensuite  les  dépas 
sant,  pour  s'élever,  dans  la  mesure  où  cette  ambition 
est  pennise  à  l'homme,  jusqu'à  la  cause  première,  in-. 


* 


.cLxxxii     DISSERTATION  SIR  LA  COMPOSITION 

finie,  immuable,  éternelle,  de  l'univers  entier,  jusqu'à 
l'intelligence  divine  elle-même.  Telle  est  la  portée  de 
la  Métaphysique  en  général,  et  spécialement  de  celle 
d'Aristote. 

Mais  il  est  temps  de  résumer  toute  cette  disserta- 
lion  ;  et  les  conclusions  qu'où  en  doit  tirer  peuvent 
être  exprimées  en  deux  mots  : 

Oui,  la  Métaphysique  d'Aristotc  est  dans  un  désor- 
dre absolument  irrémédiable. 

Oui,  ce  monument,  quelque  iri'égulier  qu'il  soit,  est 
parfaitement  authentique;  et  tel  qu'il  est,  il  appar- 
tient bien,  dans  son  ensemble,  à  qui  on  Fattribue. 

A  toutes  les  preuves  qu'on  a  précédemment  don- 
nées, ajoutons-en  deux  encore,  sur  lesquelles  il  est 
bon  que  l'esprit  du  lecteur  s'arrête  en  dernier  lieu. 
Les  théories  exposées  d'un  bout  à  l'autre  de  cette 
œu\Te  sont  en  un  constant  accord  avec  les  théories 
connues  du  philosophe;  et  cette  ressemblance,  qui  va 
jusqu'à  l'identité  dans  presque  tous  les  cas,  est  un 
témoignage  considérable.  Sans  doute  un  écrivain  pos- 
térieur aurait  pu  s'inspirer  d'Aristote  et  l'imiter  ;  mais 
ici  il  n'y  a  pas  trace  de  ces  faiblesses  qui  trahissent 
toujours  l'imitation  la  plus  habile.  Partout,  si  ce  n'est 
dans  deux  ou  trois  chapitres,  éclate  une  puissante 
originalité,  qui  ne  nous  laisse  pas  un  seul  instant 
d'hésitation.  Et  puis,  dans  tout  le  cours  de  la  Méta- 
physique^ nous  retrouvons  perpétuellement  la  réfuta- 
tion de  la  théorie  des  Jdées  ;  et  cette  réfutation  sem- 
ble être  le  but  principal,  ou  la  passion,  de  l'auteur.  Il 
n'y  a  qu'un  contemporain  de  Platon,  et  son  rival,  qui 
pût  mettre  une  telle  àpreté  à  cette  critique  incessante. 


DE  LA  MÉTAPHYSIQUE  D'ARISTOTE.    ncLXXxm 

Que  l'on  veuille  bien  peser  cet  argument  ;  il  n'y  en  a 
guère  de  plus  fort  pour  nous  convaincre  de  l'authen- 
ticité de  la  Métaphysique.  Enfin,  si  la  Métaphysique 
n'est  pas  d'Aristote,  de  qui  donc  pourrai t-elle  être? 
Et  l'heureuse  Grèce  aurait-elle  à  se  flatter  d'avoir 
produit,  à  côté  d'Aristote,  quelque  autre  génie  aussi 
profond  et  aussi  étendu  ? 


SOMMAIRES  DES  CHAPITRES 


DES  XIV  LIVRES 


DE    LA   MÉTAPHYSIQUE   D'ARISTOTE 


LIVRE  PREMIER 

Chapitre  premier.  —  Origine  de  la  philosophie;  répartition  des 
facultés  entre  les  diverses  classes  d'animaux  ;  rôle  de  la  mé- 
moire ;  supériorité  de  l'homme  ;  l'expérience  tirée  de  l'obser- 
vation; citation  de  Polus;  l'art  et  la  science;  débuts  et  piH)- 
ffrès  des  arts;  idée  générale  de  la  science,  fondée  sur  des 
notions  universelles;  apparition  successive  des  différentes 
sciences;  naissance  des  mathématiques  en  Egypte;  citation 
de  la  A/orale;  la  sagesse  ou  philosophie;  définition  prélimi- 
naire de  la  philosophie,  qu'on  peut  se  représenter  comme  la 
science  des  principes  et  des  causes. 

Chapitre  II.  —  Définition  plus  spéciale  de  la  sagesse  ou  philo- 
sophie; idées  qu'on  se  fait  habituellement  du  sage  ou  philo- 
sophe, au  nombre  de  quatre  principales;  analyse  de  cha- 
cune de  ces  idées;  en  résumé,  la  science  des  généralités  est 
le  but  particuHer  de  la  philosophie;  elle  est  la  science  des 
principes  pi^emiei-s  et  universels  ;  ce  n'est  pas  une  science 
pratique,  d'une  utilité  immédiate;  elle  est  la  demière  qui 
paraisse  entre  toutes  les  autres;  citation  de  Simonide;  gran- 
deur et  sublimité  presque  divine  de  celte  science  ;  elle  cher- 
che à  savoir  uniquement  pour  connaître  la  vérité. 

Chapitre  III.  —  La  philosophie  est  l'étude  des  causes  premières 
ou  principes  ;  quatre  espèces  de  causes  :  la  substance,  la  ma- 
tière, l'origine  du  mouvement  et  le  but  final  ;  citation  de  la 
Physique;  les  premiers  philosophes  s'attachèrent  à  l'idée  de 
la  matière;  ils  sont  unanimes  à  cet  égard;  mais  ils  diffèrent 


ficLxxxvi  SOMMAIRES  DES  CHAPITRES. 

sur  le  nombre  des  principes;  Thaïes  se  prononce  pour  Teau : 
les  Théologues,  Hippon,  Anaxiniène  et  Diogène  se  pronon- 
cent pouif  Tair;  Hippase  et  Heraclite,  pour  le  feu;  Enipédo- 
cle  admet  les  quatre  éléments  ;  insuffisance  de  ces  systèmes, 
a})Outissant  tous  à  Tunité  de  l'Être  ;  nécessité  d'une  recher- 
che plus  profonde,  et  d'une  cause  autre  que  la  matière;  Par- 
ménide  la  pressent  ;  Anaxagore  de  Clazomène  la  trouve  dans 
l'Intelligence  ;  immensité  de  cette  découverte  ;  Hermolimo 
de  Clazomène. 

Chapitre  IV.  —  Hésiode  et  Parménide;  puissance  de  l'Amour: 
Empédocle  admet  deux  principes  ;  l'Amour  et  la  Discorde  ; 
citation  de  la  Physique;  insuffisance  de  tous  ces  systèmes; 
critique  d'Empédocle ;  ses  défauts  et  ses  mérites;  Anaxagore; 
Leucippe  et  Démocrite  ;  leui's  systèmes  du  plein  et  du  vide  ; 
ils  expliquent  tous  les  phénomènes  à  l'aide  de  trois  diffé- 
rences; résumé  sur  les  deux  causes,  substance  et  mouve- 
ment. 

CuAHiTRE  V.  —  Philosophie  des  Pythagoriciens  ;  passionnés  pour 
les  mathématiques,  ils  font  des  nombres  les  principes  des 
choses;  leurs  travaux  sur  l'harmonie  musicale  ;  ils  appli- 
quent le  nombre  à  l'explication  des  phénomènes  célestes; 
leurs  hypothèses  hasardées:  l'Antichthôn:  ils  font  du  nombre 
la  cause  matérielle  des  êti'es;  théorie  de  quelques  autres 
Pythagoriciens;  la  double  série  des  dix  principes  opposés; 
.Vlcméon  de  Ci'otone,  plus  jeune  que  Pythagore  ;  infériorité 
de  son  système;  philosophie  de  l'unité,  Parménide  et  Mélis- 
sus;  Xénophane  admet  l'unité  en  Dieu;  citation  de  la  Phy- 
sique; Parménide  forcé  de  rompre  son  unité  et  de  reconnaître 
deux  causes;  résumé  de  toutes  les  philosophies  antérieures; 
mérites  et  défauts  des  Pythagoriciens. 

Chapitre  VI.  —  Philosophie  de  Platon;  ses  rapports  avec  les 
Pythagoriciens,  Heraclite  et  Cralyb»;  iniluence  de  Socrale 
sur  Platon  ;  la  théorie  des  Idées  sortie  de  ces  inlluences  diver- 
f*es;  exposition  de  cette  théorie;  com|>araisou  de;  Platon  et 
des  P}'thagoriciens  ;  leurs  différences. —  Résumé  des  recher- 
ches antérieures;  citation  de  la  Physique;  les  philosophes 
anciens  se  sont  attachés  presque  uniquement  à  la  cause  maté- 
rielle; ils  ont  traité  à  peine  la  question  de  l'essence  et  la 


LIVRE  11.  —  CHAPITRE  11.  cclxxxvii 

rausc  liiiale  ;  exactitude  de  la  théorie  deTauteur  pruuvée  par 
cette  histoire  du  passé;  examen  plus  détaillé  des  opinions 
des  philosophes  sur  les  quatre  causes. 

Chapitre  VII.  —  Critique  des  théories  antérieures  qui  n'admet- 
tent qu'un  seul  principe,  la  matière;  elles  négligent  les 
choses  incorporelles,  et  elles  ne  tiennent  compte,  ni  du  mou- 
vement, ni  de  Tessence  des  chos(;s,  ni  des  transformations 
des  éléments  entre  eux  ;  rôle  de  la  terre  dans  ces  théories  : 
citation  d'Hésiode  ;  théories  qui  admettent  plusieui's  élé- 
ments; critique  d'Empédocle;  critique  d'Anaxagore;  critique 
des  P}  thagoriciens  et  de  leur  théorie  des  nomhres  ;  ciitique 
générale  de  la  théorie  des  Idées  de  Platon;  cette  théorie 
nmltipUe  inutilement  les  êtres  sans  expliquer  la  réalité;  elle 
crée  des  homonymies  sans  substance  réelle  ;  elle  se  fonde 
sur  des  démonstrations  insuffisantes  et  des  définitions  arbi- 
traires ;  elle  suppose  entre  les  Idées  et  les  Êtres  un  terme 
commun,  qu'elle  ne  peut  désigner  ;  elle  ne  peut  rendre  com- 
pte du  mouvement,  ni  môme  des  idées  prises  pour  exemplai- 
res des  choses  ;  citation  du  Phcdon  ;  confusion  des  Idées  avec 
les  nombres  ;  oubli  du  mouvement,  des  longueurs,  des  surfa- 
ces et  des  solides  ;  les  Idées  ne  peuvent  ser\ir  à  expliquer  la 
science.  Résumé  général  de  cette  critique  des  philosophies 
antérieures;  citation  de  la  Physique;  conclusion. 

• 

LIVRE  II 

Chapitre  premiehI  —  Difficulté  de  découvrir  le  vrai,  le  progrès 
s'obtient  par  le  concours  des  efforts  réunis;  la  splendeur 
même  des  phénomènes  éblouit  notre  esprit  ;  reconnaissance 
due  à  tous  ceux  qui  cultivent  la  science;  chacun  a  son  utilité 
particulière;  la  philosophie  est  la  science  spéculative  de  la 
vérité  ;  elle  est  la  plus  vraie  de  toutes  les  sciences,  pai*ce  que 
c'est  par  elle  que  les  autres  peuvent  être  vraies. 

Chapitre  II.  -^Nécessité  absolue  d'un  premier  principe  en  toutes 
choses;  impossibilité  d'une  série  infinie  sous  le  rapport  de  la 
matière,  du  mouvement,  du  but  final  et  de  l'essence  ;  double 
sens  de  l'idée  de  génération  ;  simple  succession  dans  le  temps; 
conséquences  fâcheuses  de  la  doctrine  qui  admet  la  série  in- 
finie des  causes. 


i 


ccLxxxvm        SOMMAIHKS  DES  CHAPITRES. 

CiUÂPiTRE  III.  —  De  la  mélhode  à  suivre  eu  philosophie  et  dos 
diverses  modes  d'exposition  ;  iiillucnce  de  l'habitude  sur  les 
auditeurs  et  les  éh>ves;  exemple  des  lois;  les  formules  ma- 
thématiques; limites  dans  lesquelles  il  faut  les  employer;  on 
ne  doit  pas  confondre  la  science  et  la  méthode  qu'on  y  aj)- 
plique;  méthode  propre  à  l'étude  de  la  nature. 

LIVRE  ni 

(liiAPiTRE  pREMiEtt.  —  Llililc  de  bien  |»oser  les  questions  pour 
arriver  sûrement  aux  solutions  qu'on  cherche;  impartialité 
vis-à-vis  de  tous  les  systèmes;  énumération  des  questions 
préliminaires;  indication  spéciale  de  qu<»lques-unes  des  plus 
importantes,  el  notamment  de  la  nature  particulière  des  prin- 
cipes, selon  qu'on  les  sépare  des  choses  ou  qu'on  les  trouve 
dans  les  choses  njémes. 

Chapitre  II.  —  Énuméralion  des  questions  divei'ses  «|u*on  doit 
se  poser;  de  la  multiplicité  des  sciences  appliquées  à  l'étude 
des  principes;  caractère  propre  des  mathématiques,  aux- 
quelles ridée  du  Bien  est  étrangère;  critique  d'Aristippe;  im- 
portance supérieure  de  la  science  qui  s'occupe  du  but  ihial  et 
du  bien  dans  les  choses;  des  principes  de  la  réalité,  et  des 
principes  de  la  démonstration;  c'est  à  une  seule  science  de 
s'occuper  de  ces  deux  ordres  de  principes;  des  êtres  étudiés 
en  eux-nu*nies  et  dans  leurs  attributs  essentiels;  des  êtres 
en  dehors  des  étref*  sensibles;  critique  nouvelle  de  la  théo- 
rie des  Idées  et  de  la  théorie  des  êtres  intennédiaires; 
conséijuences  insoutenaliles  de  ces  deux  théories,  et  spécia- 
lement de  la  dernière,  cpii  mène  au  renversement  de  toutes 
les  sciences. 

Chapitre  III.  —  Discussion  nouvelle  sur  les  genres;  sont-ils  les 
principes  des  choses?  Ou  les  principes  des  choses  ne  sont-ils 
|)a8  plutôt  les  éléments  matériels  dont  les  choses  se  compo- 
sent? Arguments  en  sens  contraires:  les  genres  étant  néces- 
saires à  la  définition,  ils  senïblent  devoir  être  pris  pour  prin- 
cipes; réponse  à  celle  objection;  ITn  et  l'Être  ne  peuvent 
être  des  principes;  les  espèces  ne  i>euvent  pas  davantage 
être  des  principes;  en  résumé,  ce  sont  les  genres  les  plus 


LIVRE  IV.  —  CHAPITRE  IL  cclxxxix 

élevés  qui  peuvent  paraître  des  principes  plus  que  tout  le 
reste. 

Chapitbe  IV.  —  Nouvelles  objections  en  sens  opposés  pour  et 
contre  l'existence  des  genres  indépendante  et  séparée  des 
choses  ;  conditions  nécessaires  de  la  science  ;  il  faut  de  l'uni- 
versel et  de  Tétemel  ;  de  la  diversité  et  de  Tuniformité  des 
principes,  selon  que  les  choses  sont  périssables  ou  impéris- 
sables; citation  d'Hésiode;  idées  grossières  qu'on  se  fait  vul- 
gairement des  Dieux,  considérés  comme  auteurs  et  principes 
des  êtres;  citations  diverses  d'Erapédocle;  ses  contradictions; 
de  la  nature  des  principes;  de  l'Un  et  de  l'Être  pris  pour  la 
substance  des  choses;  Platon  et  les  Pythagoriciens;  impossi- 
bilités de  cette  théorie  ;  des  rapports  de  l'Unité  et  de  l'Être 
avec  les  Nombres  ;  réfutation  de  Zenon  sur  l'indivisibilité  de 
l'Un;  son  système  conduit  à  l'absolu  nihilisme;  il  ne  peut 
expliquer,  ni  la  multiplicité  des  êtres,  ni  les  grandeurs. 

Chapitre  V.  —  De  la  nature  des  points,  des  lignes  et  des  surfa- 
ces ;  on  a  essayé  de  les  prendre  aussi  pour  la  substance  des 
choses  ;  opinions  en  sens  contraires  ;  en  faire  des  substances 
réelles,  c'est  détruire  toute  idée  de  la  substance,  et  aussi  de 
la  production  et  de  la  destruction  des  choses;  les  points,  les 
lignes  et  les  surfaces  ne  sont  que  des  limites  et  des  divisions, 
ainsi  que  l'instant. 

Chapitre  VI.  —  Retour  à  la  critique  de  la  théorie  des  Idées; 
nouveaux  arguments  contre  et  pour  cette  théorie,  et  sur  la 
nature  des  êtres  mathématiques  ;  autres  questions  analogues 
sur  la  nature  des  principes,  qui  peuvent  être,  ou  simplement 
possibles,  ou  absolument  réels  ;  de  l'existence  des  Universaux  ; 
il  n'y  a  que  des  êtres  individuels. 

LIVRE  IV 

Chapitre  premier.  —  De  la  science  spéciale  de  l'Être  considéré 
uniquement  en  tant  qu'Être,  avec  ses  attributs  essentiels; 
cette  science  est  distincte  de  toutes  les  sciences  qui  étudient 
l'Être  sous  un  point  de  vue  particulier. 

Chapitre  IL  —  Des  acceptions  différentes  du  mot  Être;  exem- 


T.   I. 


ccxc  SOMMAIRES  DES  CHAPITRES. 

pies  à  l'appui  de  la  science  qui  étudie  FÊtre  en  tant  qu'Être  ; 
les  sciences  spéciales  n'étudient  que  des  espèces  de  l'Être  ; 
identité  de  l'Un  et  de  l'Être  ;  citation  du  Choix  des  contraires  ; 
une  même  science  connaît  les  contraires  opposés;  différence 
de  la  négation  et  de  la  privation  ;  réduction  de  toutes  les  op- 
positions à  celle  de  l'unité  et  de  la  pluralité  ;  rôle  de  la  phi- 
losophie dans  ces  questions,  à  côté  de  la  Dialectique  et  de  la 
Sophistique;  conclusion  sur  la  science  de  l'Être  considéré 
uniquement  comme  tel. 

Chapitre  III.  —  La  science  qui  étudie  l'Être  dans  toute  sa 
généralité  est  celle  aussi  qui  doit  connaître  les  axiomes 
mathématiques  ;  les  sciences  particulières  n'ont  point  à  ex- 
pliquer les  axiomes  dont  elles  se  servent;  erreur  du  Physi- 
cien, excusable  à  certains  égards  ;  c'est  à  la  philosophie  de 
s'occuper  des  axiomes  ;  importance  du  principe  de  contra- 
diction, le  plus  général  et  le  plus  ferme  de  tous  les  princi- 
pes; Heraclite. 

Chapitre  1Y.  —  Défense  du  principe  de  contradiction;  il  est 
évident  de  soi  et  n'a  pas  besoin  de  démonstration;  objec- 
tions qu'on  essaie  de  faire  contre  la  vérité  de  ce  principe  ; 
futilité  de  ces  objections  ;  méthode  à  suivre  pour  forcer  l'ad- 
versaire à  répondre  directement  à  la  question  qu'on  lui  a  faite; 
erreurs  monstrueuses  auxquelles  aboutit  cette  doctrine,  en  dé- 
truisant toute  idée  de  substance,  et  en  réduisant  l'Être  et  ses 
attributs  à  de  simples  qualités  ;  limite  nécessaire  des  attri- 
buts ;  il  n'y  a  pas  attributs  d'attributs  ;  confusion  de  toutes 
choses  ;  l'affirmation  et  la  négation  sont  également  vraies  et 
également  fausses  ;  critique  de  Protagore  ;  critique  d'Anaxa- 
gore;  scepticisme  universel;  danger  et  fausseté  de  ce  sys- 
tème ;  la  pratique  constante  des  choses  de  la  vie  démontre 
combien  il  est  erroné  ;  il  y  a  quelque  chose  d'absolu  dans  le 
monde  ;  il  y  a  tout  au  moins  du  plus  et  du  moins  dans  les 
choses;  condamnation  sévère  du  Scepticisme. 

Chapitre  V.  —  Critique  de  la  doctrine  de  Protagore  sur  le  témoi- 
gnage de  nos  sens  ;  objections  diverses  ;  erreur  de  Démocrite 
et  d'EmpédocIe  ;  citations  de  vers  d'Empédocle  et  de  Parmé- 
nide  ;  maxime  prêtée  à  Anaxagore  ;  Homère  ;  Épicharme  con- 
tre Xénophane  ;  causes  générales  de  leurs  fâcheuses  mépri- 


LIVRE  V.  —  CHAPITRE  II.  ccxci 

ses;  Heraclite  et  Cratyle;  idée  Traie  qu'on  doit  se  faire  du 
changement;  il  n'est  pas  universel;  du  témoignage  de  nos 
sens  ;  sa  valeur  propre  et  ses  limites  ;  impossibilité  du  Scep- 
ticisme et  son  absurdité;  citation  de  Platon;  il  y  a  dans  le 
monde,  outre  les  objets  sensibles,  quelque  chose  d'immua- 
ble et  de  nécessaire. 

Chapitre  VI.  —  Suite  de  la  critique  du  système  de  Protagore  ; 
principe  de  l'erreur  sur  laquelle  il  repose;  tout  n'est  pas 
démontrable  ;  tout  n'est  pas  relatif  dans  le  monde  ;  conces- 
sion que  sont  obligés  de  faire  les  partisans  de  cette  théorie  ; 
insuffisance  de  cette  concession  ;  elle  maintient  la  relativité 
universelle  et  détruit  toute  substance  ;  incertitude  du  témoi- 
gnage des  sens  ;  leurs  variations  dans  un  même  individu,  ou 
dans  des  individus  différents;  résumé  des  objections  contre 
la  théorie  de  Tapparence,  et  condamnation  définitive  de 
cette  doctrine. 

Chapitre  VII.  —  Les  contradictoires  n'admettent  point  entre 
elles  de  moyen  terme;  définition  de  la  vérité  et  de  l'erreur; 
conséquences  insoutenables  qui  sortent  de  la  théorie  de  l'in- 
termédiaire; double  cause  de  cette  erreur;  différence  entre 
les  théories  d'Heraclite  et  celles  d'Anaxagore. 

Chapitre  VIII.  —  Erreurs  des  opinions  exclusives  soutenant,  les 
unes,  que  tout  est  faux  ;  les  autres,  que  tout  est  vrai  ;  Hera- 
clite ;  opposition  nécessaire  des  contradictoires,  dont  l'une 
des  deux  est  absolument  vraie  ;  tout  n'est  pas  en  repos  ;  tout 
n'est  pas  en  mouvement;  nécessité  d'un  premier  moteur. 


LIVRE  V 

Chapitre  premier.  —  Définition  du  mot  Principe;  sept  accep- 
tions diverses  :  le  point  de  départ,  le  moyen  pour  faire  le 
mieux  possible,  le  début,  l'origine,  la  volonté,  l'art,  la  source 
de  la  connaissance.  Les  causes  sont  en  même  nombre  que 
les  principes;  conditions  communes  à  tous  les  principes; 
principes  intrinsèques;  principes  extérieurs;  exemples  divers; 
le  bien  et  le  mal,  principes  de  connaissance  et  d'action. 

Chapitek  n.  —  Définition  du  mot  Cause.  Quatre  espèces  de 


ccxcii  SOMMAIRES  DES  CHAPITRES. 

causes  :  la  matière,  la  forme,  le  mouvement  et  le  but  final  ; 
exemples  divers  de  ces  quatre  sortes  de  causes.  Une  seule  et 
même  chose  peut  avoir  plusieurs  causes,  le  mot  de  Cause 
ayant  des  acceptions  diverses  ;  réciprocité  des  causes  s'engen- 
drant  Tune  Tautre  ;  une  même  cause  peut  produire  des  effets 
contraires,  selon  qu'elle  est  présente  ou  absente;  nouveaux 
exemples  pour  faire  mieux  comprendre  les  différences  des 
quatre  espèces  de  causes.  Nuances  diverses  de  toutes  les 
causes,  moins  nombreuses  qu'on  ne  croirait;  causes  supé- 
rieures; causes  secondaires;  causes  directes;  causes  indirectes; 
Polyclète  et  la  statue;  causes  en  acte,  causes  en  puissance, 
agissant  effectivement  ou  pouvant  agir;  combinaison  ou  iso- 
lement des  diverses  causes;  six  causes  accouplées  deux  à 
deux  ;  différences  de  l'acte  et  de  la  puissance. 

Chapitke  III.  —  Définition  du  mot  Élément;  il  désigne  la  par- 
tie indivisible  des  choses,  ou  la  partie  spécifiquement  iden- 
tique; éléments  des  corps;  éléments  des  figures  géométri- 
ques; éléments  des  démonstrations;  sens  dérivés  du  mot 
Élément;  le  petit,  le  simple  sont  des  éléments;  les  Univer- 
saux  le  sont  plus  que  la  différence. 

Chapitre  IV.  —  Définition  du  mot  Nature.  Ce  mot  signifie  la 
production  et  le  développement  des  ôti'es,  leur  principe  in- 
trinsèque, leur  mouvement  propre,  qu'ils  tirent  d'eux  seuls, 
leur  matière  primordiale,  leurs  éléments,  leur  organisation 
mitiale,  malgré  ce  qu'en  a  dit  Empédocle,  qui  nie  cette  orga- 
nisation et  ne  reconnaît  que  mélange  et  séparation  d'élé- 
ments  ;  Nature  signifie  encore  la  matière  première  des  ^tres, 
leur  espèce  et  leur  forme,  fin  dernière  de  tout  développe- 
ment; enfin  la  Nature  est  la  substance  essentielle  de  tous  les 
êtres  doués  d'un  mouvement  spontané. 

Cbapitre  V.  —  Définition  du  mot  Nécessaire.  Il  signifie  coopé- 
ration indispensable  pour  la  vie  ou  l'existence  de  la  chose  ; 
condition  inévitable  ;  contrainte  ou  violence;  citations  d'Évé- 
nus  et  de  Sophocle  ;  l'idée  de  la  nécessité  s'applique  surtout 
à  un  état  de  choses  qui  ne  peut  pas  être  autrement  ;  néces- 
sités secondaires  ;  nécessité  dans  les  démonstrations  et  dans 
le  syllogisme  ;  propositions  nécessaires  par  elles-mêmes  ou 


LIVRE  V.  —  CHAPITRE  IX.  ccxcm 

par  intermédiaires  ;  il  n'y  a  pas  de  nécessité  pour  l'étemel 
et  l'immobile. 

Chapitre  VI.  —  Déûnition  du  mot  Unité.  Unité  accidentelle  et 
essentielle,  de  simple  attribution  ou  d'essence;  exemples 
divers  pour  expliquer  l'unité  ainsi  comprise  ;  unité  de  conti- 
nuité ;  ensemble  de  choses  réunies  ;  déflnition  de  la  continuité, 
et  de  l'unité  particulière  qu'elle  peut  former;  continuité  plus 
grande  dans  la  ligne  droite  que  dans  la  ligne  courbe  ;  unité 
d'espèce  ;  unité  de  genre  ;  termes  plus  ou  moins  compréhen- 
sifs  pour  représenter  cette  unité;  unité  de  définition;  unité 
par  indivisibilité  des  choses  ;  unité  par  identité  de  substance  ; 
unité  d'ensemble  et  de  composition  des  parties  régulièrement 
ordonnées  pour  former  un  tout;  unité  prise  pour  mesure 
dans  chaque  genre  ;  l'unité  est  toujours  nécessairement  indi- 
visible; le  nombre,  le  point,  la  ligne,  la  surface,  le  solide; 
subordination  des  termes  entre  eux,  les  inférieurs  étant  com- 
pris dans  les  supérieurs;  rapports  des  unités  entre  elles.  La 
pluralité  est  opposée  à  l'unité  ;  aspects  divers  de  la  plura- 
lité. 

Chapitre  VII.  —  Définition  du  mot  d'Être  ;  double  sens  de  l'idée 
d'Être,  indirect  ou  essentiel;  les  attributs  de  l'Être  n'ont 
qu'un  sens  indirect  et  accidentel;  les  attributs  d'attributs 
n'ont  encore  l'Être  que  plus  indirectement;  sens  essentiel  de 
l'idée  d'Être;  ce  sens  s'applique  à  toutes  les  catégories;  énu- 
mération  incomplète  des  catégories;  rijiée  d'Être  confondue 
parfois  avec  l'idée  de  la  vérité;  double  sens  de  l'Être  pris 
sous  tous  les  aspects  ;  Être  en  simple  puissance  ;  Être  en  réa- 
lité effective  et  actuelle  ;  exemples  divers.  Indication  d'études 
ultérieures  sur  la  puissance  et  sur  l'acte. 

Chapitre  VIII.  —  Définition  du  mot  de  Substance  ;  ce  mot  signi- 
fie d'abord  les  corps  simples,  les  éléments;  il  signifie  aussi 
les  corps  en  général,  les  êtres  individuels,  sujets  des  attri- 
buts; la  substance  se  confond  avec  l'essence  intrinsèque  des 
êtres,  avec  ce  qui  les  constitue  nécessairement;  rôle  du  nom- 
bre, pris  pour  la  substance;  l'idée  de  substance  est  le  fond 
de  la  définition  ;  deux  acceptions  principales  du  mot  de  Subs- 
tance :  le  sujet  et  la  forme. 

Chapitre  IX.  —  Définition  du  mot  Identité;  premier  sens  du 


cczav  SOMMAIRES  DES  CHAPITRES. 

mot  d'Identique,  pris  indirectement  par  rapport  aux  attri- 
buts d'un  même  être  ;  second  sens  du  mot  dldentique  appli- 
qué à  des  êtres  substantiels;  signification  du  mot  Autre; 
signification  du  mot  Différent  ;  signification  du  mot  Sembla- 
ble, et  du  mot  Dissemblable  ;  opposition  de  ces  deux  mots. 

Chapitre  X.  —  Définition  du  mot  Opposé;  contradiction,  con- 
traires, relatifs,  privation  et  possession;  définition  spéciale 
du  mot  Contraire  ;  quatre  espèces  diverses  de  contraires  ;  con- 
traires dérivés;  nuances  diverses  de  ces  mots  selon  les  nuan- 
ces de  rUn  et  de  l'Être;  définition  du  mot  Autre;  acceptions 
diverses  de  ce  mot;  l'identité  est  le  contraire  de  l'opposi- 
tion. 

Chapitre  XL  —  Définition  des  mots  Antérieur  et  Postérieur; 
antériorité  et  postériorité  de  lieu  ;  antériorité  et  postériorité 
de  temps;  antériorité  et  postériorité  de  mouvement,  de  puis- 
sance, d'ordre  et  de  position  ;  antériorité  et  postériorité  rela- 
tives à  la  connaissance,  selon  la  raison,  ou  selon  le  témoignage 
des  sens  ;  les  modifications  suivent  sous  ce  rapport  les  sujets 
auxquels  elles  s'appliquent;  antériorité  résultant  de  l'indépen- 
dance; citation  de  Platon;  le  sujet  est  antérieur  aux  attri- 
buts; la  puissance  est  antérieure  à  l'acte. 

Chapitre  XII.  —  Définition  du  mot  Puissance  ou  Possibilité; 
premier  sens  du  mot  de  Puissance  ;  c'est  le  principe  du  chan- 
gement produit  sur  un  autre  être;  puissance  signifie  aussi 
la  faculté  de  souffrir,  ou  la  faculté  d'achever  une  chose  selon 
une  volonté  réfléchie  ;  puissance  confondue  avec  l'immuabi- 

•lité;  puissance  d'action  et  de  repos;  puissance  venant  des 
quahtés  qu'on  possède  et  de  celles  dont  on  manque;  puis- 
sance du  bien;  impuissance  opposée  à  la  puissance;  condi- 
tions do  temps  et  de  lieu.  Puissance  prise  dans  le  sens  de 
possibilité  et  d'impossibilité;  définition  de  l'impossible;  le 
contraire  de  l'impossible  est  nécessairement  vrai;  sens  divers 

,du  mot  Possible;  la  puissance  en  géométrie  n'est  qu'une  ex- 
pression métaphorique  ;  résumé  sur  les  mots  de  Puissance  et 
de  Possibilité  ;  l'idée  première  de  la  puissance  est  la  faculté 
de  produire  un  changement  quelconque. 

Chapitre  XIII.  —  Définition  du  mot  Quantité  ;  quantité  en- 
tendue d'une  manière  générale;  le  nombre,  la  grandeur; 


*  • 


LIVRE  V.  -  CHAPITRE  XVIII.  ccxcv 

longueur,  largeur,  profondeur;  quantités  substantielles, 
quantités  indirectes;  nuances  et  modifications  delà  quantité; 
les  quantités  indirectes  ne  le  sont  que  par  les  objets  aux- 
quels elles  s'appliquent  ;  comment  le  mouvement  et  le  temps 
sont  des  quantités. 

Chapitre  XIY.  —  Définition  du  mot  Qualité  ;  la  qualité  est  d'a- 
bord la  différence  qui  caractérise  substantiellement  un  être  ; 
idée  de  la  qualité  dans  les  êtres  immobiles,  et  spécialement 
dans  les  nombres;  nombres  simples,  nombres  multiples; 
second  sens  du  mot  de  Qualité,  appliqué  aux  êtres  qui  chan- 
gent et  se  modifient;  rôle  du  bien  et  du  mal,  déterminant 
surtout  les  qualités  dans  les  êtres  animés  et  doués  de  libre 
arbitre. 

Chapitre  XV.  —  Définition  du  mot  Relatif  ;  relatifs  sous  le  rap- 
port de  la  quantité,  comme  les  multiples  et  les  sous-multi- 
plBs;  relatifs  sous  le  rapport  de  Faction  et  de  la  sou^rance; 
relatifs  numériques,  déterminés  ou  indéterminés  ;  relatifs  de 
piiissance  ;  relatifs  de  réalité  et  d'action  ;  relatifs  de  temps  ; 
relatifs  de  privation;  il  n'y  a  pas  de  réciprocité  entre  les 
relatifs;  un  terme  est  relatif  à  un  autre,  sans  que  cet  autre 
lui  soit  relatif  à  son  tour;  relatifs  en  soi;  relatifs  par  dériva- 
tion de  genre  ;  relatifs  indirects. 

Chapitre  XVI.  —  Définition  du  mot  Parfait  ;  parfait  représente 
toujours  quelque  chose  de  complet,  à  quoi  rien  ne  manque  ; 
perfection  de  temps  ;  perfection  de  mérite  ;  emploi  métapho- 
rique de  ce  mot  appliqué  au  mal,  quahd  le  mal  est  complet; 
perfection  relative  à  la  fin  des  choses  et  à  leur  pourquoi  ;  la 
mort  et  la  fin  des  choses  ;  perfection  essentielle  ;  perfection 
dérivée. 

Chapitre  XVII.  —  Définition  du  mot  Terme  ;  double  sens  du  mot 
Terme  ;  11  peut  être  aussi  bien  le  point  de  départ  que  le  point 
d'arrivée;  le  Terme  se  confond  avec  le  pourquoi  et  le  but 
final  ;  rapports  et  différences  du  Terme  et  du  Principe. 

Chapitre  XVIII.  —  Définition  de  l'expression  de  En  soi;  elle 
signifie  d'abord  la  forme  et  l'essence  des  choses;  puis,  leur 
matière  et  leur  sujet;  rapports  de  l'idée  de  En  soi  et  de  l'idée 
de  Cause  ;  application  de  cette  expression  à  la  position  et  au 


ccxcvi  SOMMAIRES  DES  CHAPITRES. 

lieu  ;  application  aux  éléments  essentiels  de  la  définition  ;  ap- 
plication au  primitif  du  genre,  et  à  ce  qui  n*a  pas  d'autre 
cause  que  soi. 

Chapitre  XIX.  —  Déflnition  du  mot  Disposition. 

Chapitre  XX,  —  Définition  du  mot  Possession  ou  État  ;  premier 
sens  dans  lequel  ce  mot  peut  être  pris  ;  second  sens  de  ce 
mot,  qui  se  confond  presque  entièrement  avec  celui  de  Dis- 
position ;  une  simple  partie  de  la  chose  suffit  pour  la  carac- 
tériser de  cette  façon. 

Chapitre  XXI.  —  Définition  du  mot  Passion  ;  en  un  premier  sens, 
c'est  la  qualité;  en  un  autre  sens,  c'est  la  réalisation  des 
qualités,  surtout  des  mauvaises  ;  passion  peut  avoir  aussi  le 
sens  de  malheur  et  de  grande  peine. 

Chapitre  XXll.  —  Définition  du  mot  Privation;  premier  sens, 
absence  d'une  qualité  qui  n'est  pas  naturelle  ;  second  sens, 
absence  d'une  qualité  de  nature,  relativement  au  temps,  à  la 
partie,  à  la  condition,  à  la  manière  ;  privation  signifie  aussi 
l'ablation  des  choses  ;  privations  exprimées  par  des  particu- 
les négatives;  privation  confondue  avec  la  petitesse  de  la 
chose,  sa  difficulté,  ou  sa  mauvaise  disposition;  sens  vrai  du 
mot  Privation. 

Chapitre  XXIII.  —  Définition  du  mot  Avoir  ;  d'abord  l'idée 
d'Avoir  peut  se  confondre  avec  l'idée  d'action;  dans  un 
second  sens,  Avoir  signifie  Servir  de  réceptacle  ;  Avoir  signi- 
fie aussi  la  contenance;  Avoir  dans  le  sens  de  soutenir,  ou 
dans  le  sens  de  tenir  en  cohésion  ;  significations  du  mot  Être 
correspondant  à  celle  du  mot  Avoir. 

Chapitre  XXIV.  —  Définition  du  mot  Provenir;  ce  mot  peut  se 
rapporter  à  la  matière  ou  au  mouvement;  il  se  rapporte 
aussi  au  composé  et  à  ses  parties;  ou  bien  à  l'inverse,  il  se 
rapporte  aux  parties  qui  forment  le  tout  ;  Provenir  se  rap- 
porte enfin  à  l'origine  et  au  temps. 

Chapitre  XXV.  —  Définition  du  mot  Partie  ;  partie  signifie,  en 
général,  une  division  d'une  quantité  quelconque  ;  en  particu- 
lier, la  division  qui  mesure  exactement  le  tout;  le  mot  de 
Partie  peut  être  pris  sans  aucun  rapport  à  la  quantité  ;  par- 
ties du  genre,  parties  de  l'espèce,  parties  de  la  définition. 


LIVRE  VI.  -  CHAPITRE  T.  ccxcvii 

Chapitre  XXVI.  —  Défînition  du  mot  Tout;  double  sens  de  ce 
mot,  pris  au  sens  numérique,  ou  au  sens  de  totalité  ;  le  con- 
tenant et  l'universel  ;  le  continu  et  le  fîni  ;  emploi  simultané 
des  deux  sens  du  mot  Tout  dans  certains  cas;  exemples 
divers  pour  éclaircir  ces  expressions  et  leurs  nuances. 

Chapitre  XXVII.  —  Défînition  du  mot  Mutilé  ou  incomplet;  ce 
mot  ne  s'applique  pas  indifféremment  à  une  quantité  quel- 
conque ;  conditions  de  l'application  régulière  de  ce  mot;  posi- 
tion essentielle  des  pai'ties;  continuité  et  choix  spécial  des 
parties;  exemples  d'une  coupe,  de  l'ablation  d'un  membre, 
et  de  la  calvitie. 

Chapitre  XXVIII.  —  Défînition  du  mot  Genre  ;  le  genre  est  d'a- 
bord la  succession  continue  d'êtres  de  môme  espèce,  l'auteur 
de  la  race  étant  un  homme  ou  une  femme  ;  idée  commune 
appliquée  à  plusieurs  espèces;  le  genre  dans  les  défînitions 
est  la  notion  essentielle;  en  résumé,  le  mot  de  Genre  a  trois 
sens  principaux  ;  conditions  qui  constituent  la  différence 
de  genre;  chaque  catégorie  forme  un  genre  particulier  de 
FÊtre. 

Chapitre  XXIX.  —  Défînition  du  mot  Faux  ;  deux  sens,  où  le 
mot  Faux  indique  ce  qui  ne  peut  pas  être  et  ce  qui  n'est  pas  ; 
fausseté  d'un  tableau;  fausseté  d'un  rêve;  défînition  fausse; 
citation  d'Antisthène  ;  fausseté  appliquée  au  mensonge;  cita- 
tion et  réfutation  de  VHippias;  théorie  insoutenable  qui  y 
est  exposée  sur  la  volonté  dans  l'homme  faux. 

Chapitre  XXX.  —  Défînition  du  mot  Accident  ;  l'accident  est  tou- 
jours dans  un  autre;  il  n'est  ni  nécessaire  ni  habituel;  le 
trésor  trouvé  en  faisant  un  trou  ;  l'accident  n'a  pas  de  cause 
déterminée  ;  c'est  un  effet  du  hasard  ;  la  tempête  poussant  à 
Égine,  ou  la  violence  des  pirates  y  conduisant,  sans  qu'on 
veuille  y  aller;  autre  sens  du  mot  Accident;  l'attribut  d'une 
chose  peut  être  même  éternel,  sans  faire  partie  de  l'essence  ; 
exemple  du  triangle. 

LIVRE  VI 

Chapitre  premier.  —  Retour  à  la  Philosophie  première,  qui  étu- 
die l'Être  dans  toute  sa  généralité  ;  différence  avec  les  scien- 


CGXcviii  SOMMAIRES  DES  CHAPITRES. 

ces  qui  ont  un  objet  spécial  ;  elles  admettent  toutes  Texis- 
tencc  de  leur  objet,  soit  sur  le  témoignage  des  sens,  soit  par 
hypothèse;  procédé  ordinaire  de  la  Physique;  Tobjet  qu'elle 
étudie  est  toujours  plus  ou  moins  matériel,  mobile  et  non 
isolé  ;  triple  division  des  sciences  ;  procédé  ordinaire  des 
Mathématiques,  qui  étudient  Timmobile,  mais  un  immobile 
qui  est  encore  matériel  ;  l'objet  de  la  Théologie  ou  Philoso- 
phie première  est  l'immobile,  éternel  et  séparé  de  la  matière  ; 
nécessité  et  supériorité  de. la  Philosophie  première. 

Chapitre  II.  —  Nuances  diveraes  du  mot  d'Être;  être  en  soi, 
être  par  accident;  analyse  et  définition  de  l'accident;  exem- 
ples de  Tarchitecture  et  de  la  géométrie;  citation  de  Platon, 
critiquant  justement  les  Sophistes  ;  l'accident  se  rapproche 
beaucoup  du  Non-étre;  nécessité  d'étudier  l'accident,  pour 
démontrer  qu'il  n'y  a  pas  pour  l'accident  de  science  possi- 
ble, et  que  la  science  ne  s'adresse  qu'à  ce  qui  est  toujours, 
ou  dans  la  plupart  des  cas;  le  froid,  dans  la  Canicule,  est  un 
accident,  parce  que  c'est  contraire  à  l'ordre  habituel  des 
choses;  autres  exemples  de  l'accident;  les  choses  éternelles^ 
ou  du  moins  les  plus  habituelles,  sont  l'objet  de  la  science  ; 
et  c'est  là  ce  qui  fait  qu'il  n'y  a  pas  de  science  pour  l'acci- 
dent. 

Chapitre  m.  —  Tout  n'est  pas  nécessaire  dans  le  monde;  il  y  a 
des  causes  nécessaires;  mais  il  y  en  a  qui  ne  le  sont  pas;  et 
il  y  a  des  causes  indéterminées  de  l'accidentel  et  du  fortuit. 
De  l'Être  considéré  en  tant  que  vrai  ou  faux;  ce  caractère 
résulte  toujours  en  lui  d'une  simple  vue  de  l'esprit,  qui  com- 
bine ou  divise  les  choses  ;  il  n'y  a  pas  à  étudier  l'Être  en 
tant  qu'accidentel  ;  retour  à  la  véritidile  étude  de  l'Être  con- 
sidéré uniquement  en  tant  qu'Être;  annonce  de  quelques 
autres  recherches  postérieures. 

LIVRE  VII 

Chapitre  premier.  —  Véritable  sens  du  mot  d'Être  ;  l'Être  con- 
sidéré en  lui-même  et  dans  ses  attributs;  l'Être  est  d'abord 
indispensable,  et  les  modes  de  l'Être  ne  viennent  qu'à  la 
suite;  la  catégorie  de  la  substance,  ou  de  l'individuel,  est  la 
première  de  toutes,  et  les  autres  s'appuient  sur  celle-là;  l'Être 


LIVRE  VII.  —  CHAPITRE  V.  ccxcix 

premier  est  la  substance,  qui  a  la  priorité  en  définition,  en 
connaissance,  en  temps  et  en  nature  ;  la  substance  seule  est 
séparable;  les  autres  catégories  ne  le  sont  pas;  la  question 
de  rÊtre,  si  ancienne  et  si  controversée,  se  réduit  à  celle  de 
la  substance. 

Chapitre  II.  —  La  Substance  se  manifeste  surtout  dans  les  corps 
naturels  ;  les  animaux,  les  plantes,  le  feu,  Feau,  la  terre,  le 
ciel  avec  les  étoiles,  le  soleil  et  la  lune  sont  des  substances; 
questions  à  se  poser;  opinions  diverses  des  pbilosopbes;  Pla- 
ton et  Speusippe  ;  les  Idées  et  les  nombres  considérés  comme 
principes  des  substances;  méthode  à  suivre  dans  cette  étude; 
énumération  des  problèmes. 

Chapitre  III.  —  Quatre  sens  du  mot  Substance  :  Essence,  Uni- 
versel, Genre  et  Sujet;  analyse  du  sujet;  la  matière  et  la 
forme;  le  composé  qu'elles  constituent  en  se  réunissant;  la 
substance  n'est  jamais  un  attribut;  c'est  elles  qui  reçoit  tous 
les  attributs;  elle  ne  peut  se  confondre  avec  la  matière,  non 
plus  qu'avec  le  composé  résultant  de  la  matière  et  de  la 
forme;  analyse  de  la  forme;  théorie  des  substances  sensi- 
bles annoncée. 

Chapitre  IV.  —  Retour  sur  l'idée  de  Substance  ;  condition  géné- 
rale de  la  science;  sens  absolu  de  l'expression:  En  soi;  dif- 
férences ^de  la  catégorie  première,  de  la  substance,  et  des 
autres  catégories;  définition  de  l'Être  pris  individuellement 
et  en  lui-même,  ou  pris  avec  une  modification  quelconque; 
la  définition  s'applique  surtout  aux  substances;  il  ne  faut 
pas  la  confondre  avec  la  simple  appellation;  elle  s'adresse 
toujours  au  primitif;  l'Être  est  surtout  dans  la  catégorie  de 
la  substance  ;  mais  il  est  aussi  dans  les  autres  d'une  façon 
déterminée  ;  le  Non-Être  lui-môme  Est,  mais  à  l'état  de  Non- 
être  ;  les  autres  catégories  n'ont  d'Être  que  par  homonymie  ; 
objet  primitif  et  essentiel  de  la  définition;  unité  absolue  de 
l'être  qu'elle  fait  connaître. 

Chapitre  V.  —  De  la  définition  appliquée  à  des  termes  com- 
plexes; exemple  de  l'idée  de  Camus,  qui  implique  nécessai- 
rement l'idée  de  Nez  ;  l'idée  de  mâle  ou  de  femelle  implique 
nécessairement  celle  d'animal;  et  l'idée  d'impair,  celle  de 
nombre  ;  difficulté  de  la  définition  dans  ces  cas  ;  il  n'y  a  de 


CGC  SOMMAIRES  DES  CHAPITRES. 

définition  véritable  que  pour  les  substances  ;  pour  les  autres 
catégories,  il  faut  toujours  recourir  à  une  addition  quelcon< 
que;  le  mot  do  Défînition  ne  peut  avoir  qu'une  seule  signifi- 
cation ;  il  s'applique,  ainsi  que  Tessence,  aux  substances  seu- 
les, ou  du  moins  plus  qu'à  tout  le  reste,  et  d'une  manière 
primitive  et  absolue. 

Chapitre  VI.  —  De  l'identité  de  l'essence  d'une  chose  avec  la 
chose  même;  distinction  nécessaire  de  la  chose  et  de  ses 
attributs;  objection  contre  la  théorie  des  Idées;  impossibi- 
lité de  la  science  dans  ce  système,  et  destruction  nécessaire 
des  êtres;  identité  de  l'Être  en  soi  et  de  quelques-uns  de  ses 
attributs  essentiels;  ne  pas  créer  inutilement  des  êtres  qui 
n'ont  rien  de  réel  ;  il  faut  prendre  garde  d'aller  à  l'infini  ; 
la  définition  de  l'Être  et  celle  de  ses  attributs  essentiels 
sont  identiques;  réponse  aux  objections  sophistiques.  Ré- 
sumé. 

Chapitre  VU.  —  Les  phénomènes  sont  de  trois  espèces,  selon 
que  la  nature,  l'art  ou  le  hasard  les  produisent;  phénomènes 
naturels;  phénomènes  que  l'art  produit;  conception  de  l'es- 
prit nécessairement  antérieure  à  la  production  de  la  chose  ; 
succession  de  raisonnements  dans  l'esprit  du  médecin  avant 
d'agir;  cette  conception  s'adresse  précisément  à  l'essence 
des  choses;  idée  des  phénomènes  que  produit  le  hasard; 
pour  tout  phénomène,  il  faut  toujours  admettre  quelque  chose 
de  préexistant;  la  notion  de  matière  est  presque  toujours 
impliquée  dans  la  définition  ;  appellation  des  choses  dérivée 
du  nom  de  celles  d'où  elles  sortent;  exemples  divers  de  la 
statue  et  de  la  maison;  cette  dérivation  est  indispensable 
pour  expliquer  la  notion  de  changement. 

m 

Chapitre  VIII.  —  Tout  phénomène  est  soumis  à  deux  conditions  : 
la  cause  et  la  matière;  exemple  de  la  sphère  d'airain;  la 
forme  ne  se  produit  pas  à  proprement  parler,  parce  qu'il 
faudrait  qu'elle  fût  distincte  de  l'objet  dont  elle  est  la  forme  ; 
elle  n'existe  jamais  que  dans  cet  autre  objet,  c'est-à-dire, 
dans  la  matière  à  laquelle  on  donne  une  figure  nouvelle; 
objections  contre  la  théorie  des  Idées  ;  elles  n'expliquent  pas 
la  production  des  êtres;  elles  ne  font  que  l'obscurcir;  il 
suffit  d'un  être  qui  engendre  pour  comprendre  l'être  engen- 


LIVRE  Vil.  —  CHAPITRE  XI.  ceci 

dré,  même  quand  le  cas  n'est  pas  conforme  à  la  nature;  le 
cheval  et  le  mulet;  différence  de  la  matière;  identité  de 
Tespèce. 

Chapitre  IX.  —  Certaines  choses  peuvent  être  indifféremment 
le  produit  de  l'art  ou  le  produit  du  hasard  ;  d'autres  ne  le  peu- 
vent  pas;  explication  de  cette  différence,  qui  tient  à  la  ma- 
tière des  choses,  douée  ou  privée  d'un  mouvement  propre, 
ou  de  telle  espèce  particulière  de  mouvement;  homonymie 
des  causes  productives  avec  l'être  produit;  comparaison  avec 
les  syllogismes;  action  du  germe  analogue  à  celle  de  l'ar- 
tiste; pour  une  production  quelconque,  il  faut  toujours  une 
matière  et  une  forme  préexistantes  ;  condition  spéciale  de  la 
catégorie  de  la  substance. 

Chapitre  X.  —  Rapport  de  la  définition  du  Tout  à  la  définition 
des  parties;  question  de  l'antériorité  du  Tout  ou  des  par- 
ties ;  sens  divers  du  mot  Partie  ;  la  partie  est,  d'une  manière 
générale,  la  mesure  de  la  quantité  ;  union  de  la  matière  et 
de  la  forme  pour  composer  l'être  réel;  dans  la  défmition, 
c'est  la  forme  qu'on  exprime  et  non  la  matière;  exemples 
divers  :  la  ligne,  la  syllal)e,  Tangle  droit.  —  Nouvelle  exposi- 
tion des  mêmes  théories;  parties  de  la  définition  qui  sont 
antérieures  au  défini  ;  parties  qui  y  sont  postérieures  ;  exem- 
ple de  l'angle  aigu,  qui  implique  la  notion  de  l'angle  droit; 
le  cercle  et  ses  segments  ;  exemple  de  l'âme  dans  l'être 
animé;  elle  est  antérieure  à  l'animal,  ou  tout  entière,  ou 
par  quelques-unes  de  ses  parties  ;  fonctions  du  cœur  et  du 
cerveau,  essentielles  à  la  notion  de  l'être  animé,  et  compri- 
ses dans  sa  définition  ;  il  n'y  a  pas  de  défmition  pour  les 
individus;  il  n'y  a  pour  eux  que  le  témoignage  des  sens; 
obscurité  de  la  matière  ;  la  matière  se  distingue  en  matière 
sensible  et  en  matière  intelligible  ;  le  Tout  n'est  pas  anté- 
rieur à  ses  parties  d'une  manière  absolue;  résumé  de  la 
question,  et  solution  générale. 

Chapitre  XI.  —  Des  parties  de  la  définition  et  de  la  forme; 
importance  de  cette  discussion  ;  distinction  des  parties  ma- 
térielles et  des  parties  non  matérielles;  abstraction  des  par- 
ties matérielles;  objection  contre  la  théorie  des  Idées  et 
contre  les  Pythagoriciens,    qui  réduisent  tout   à  l'unité; 


cccii  SOMMAIRES  DES  CHAPITRES. 

erreur  du  jeune  Socrate  dans  la  déflnition  de  l'animal  ;  défi- 
nition de  lliomme  composé  de  l'âme  et  du  corps;  il  n  j  a 
pas  de  substance  séparée  des  substances  sensibles;  du  rôle 
de  la  Physique,  qui  peut  aussi,  dans  une  certaine  mesure, 
s'occuper  des  définitions;  il  lui  importe  de  savoir  ce  que 
sont  les  choses  en  elles-mêmes;  dans  la  définition  de  l'es- 
sence, il  n'y  a  plus  de  matière,  parce  que  la  matière  elle- 
même  est  toujours  indéterminée  ;  résumé  de  cette  partie  de 
la  théorie. 

Chapitre  XII.  —  Théorie  de  la  définition,  destinée  à  compléter 
celle  des  Analytiques  ;  de  l'unité  que  forme  la  définition  ; 
comment  se  forme  cette  unité  ;  définition  par  la  méthode  de 
division  ;  exemple  de  la  définition  de  l'animal;  divisions  suc- 
cessives des  différences  qu'il  présente  ;  la  dernière  différence 
de  la  chose  est  son  essence  et  sa  définition  ;  répétitions  inévi- 
tables; ligne  directe  des  divisions  successives;  divisions  in- 
directes et  accidentelles;  la  définition  est  la  notion  des  dif- 
férences; impossibihté  d'intervertir  l'ordre  où  les  divisions 
se  succèdent;  résumé  de  cette  première  théorie. 

Chapitre  XIII.  —  Théorie  de  l'universel  et  du  rôle  qu'il  joue  dans 
la  définition;  l'universel  ne  peut  jamais  être  une  substance; 
c'est  un  terme  commun,  et  c'est  un  attribut;  de  la  présence 
de  l'universel  dans  la  définition;  il  parait  être  une  qualité 
plutôt  qu'une  substance;  la  substance  ne  peut  être  composée 
de  plusieurs  substances  actuelles  ;  elle  peut  l'être  de  substan- 
ces qui  seraient  à  Tétat  de  simple  puissance  ;  citation  et  ap- 
probation d'une  théorie  de  Démocrite  ;  les  atomes,  selon  lui, 
sont  les  substances.  Objection  contre  la  théorie  précédente  ; 
il  n'y  a  plus  de  définition  possible  pour  quoi  que  ce  soit,  si 
la  définition  est  indécomposable;  annonce  d'une  étude  ulté- 
rieure de  cette  question. 

Chapitre  XIV.  —  Critique  de  la  théorie  des  Idées  ;  les  Idées  ne 
peuvent  pas  être  des  substances;  l'universel  ainsi  conçu 

-  aurait  simultanément  les  contraires;  l'Idée  se  multiplie  à 
l'infini,  avec  les  individus  même  dans  lesquels  on  la  trouve  ; 
objections  diverses  contre  les  Idées  ;  impossibilités  plus  gra- 
ves encore  si  l'on  applique  cette  théorie  aux  choses  sensi- 
bles. 


LIVRE  VII    —  CHAPITRE  XVII..  ccciii 

Chapitre  XV.  —  La  substance  peut  s'entendre  tout  à  la  fois  de 
la  notion  de  l'objet  et  de  sa  matière  réunies,  ou  de  sa  notion 
pure  et  immatérielle  ;  il  n'y  a,  ni  défmition,  ni  démonstration 
pour  les  substances  sensibles  ;  raison  de  cette  impossibilité  ; 
il  n'y  a  ni  science  ni  définition  du  particulier,  quand  bien 
même  le  particulier  est  éternel  ;  défmition  du  soleil  prise 
pour  exemple  ;  on  se  trompe  en  croyant  le  définir  quand  on 
ne  fait  qu'ajouter  à  sa  notion  des  épithètes,  qui  n'éclaircis- 
sent  rien;  critiques  diverses  contre  la  théorie  des  Idées; 
impossibilité  absolue  de  définir  les  Idées  prises  individuelle- 
ment; on  s'en  convaincrait  aisément  en  essayant  d'en  faire 
une  définition  régulière. 

Chapitre  XVI.  —  Il  ne  faut  pas  confondre  les  substances  vérita- 
bles et  actuelles  avec  celles  qui  ne  sont  qu'à  l'état  de  simple 
possibilité  ;  cette  confusion  pourrait  s'appliquer  surtout  aux 
parties  des  animaux  ;  l'Un  et  l'Être  ne  sont  pas  la  substance  ; 
les  Universaux  le  sont  encore  moins  ;  objections  diverses  con- 
tre la  théorie  des  Idées  ;  éternité  des  Astres,  que  perçoivent 
nos  sens  et  qu'affirme  notre  raison. 

Chapitre  XVII.  —  Exposition  nouvelle  de  l'idée  de  la  substance  ; 
théorie  spéciale  de  l'auteur  ;  la  substance  est  à  la  fois  prin- 
cipe et  cause  ;  il  faut  admettre  préalablement  l'existence  de 
la  chose,  avant  de  rechercher  ce  qu'elle  est  ;  ce  qu'elle  est  se 
distingue  de  la  chose  même  ;  la  vraie  recherche  est  celle  de 
la  cause  ;  la  cause  peut  être,  ou  le  but  auquel  la  chose  est 
destinée,  ou  le  principe  initial  du  mouvement;  au  fond,  cela 
revient  toujours  à  rechercher  la  cause  de  la  matière  ;  exem- 
ples divers;  composition  de  la  chair;  composition  de  la  syl- 
labe ;  les  éléments  de  la  chair,  les  lettres  de  la  syllabe,  sub- 
sistent même  après  que  la  chair  et  la  syllabe  ne  subsistent 
plus;  ce  quelque  chose  qui  forme  la  syllabe  et  la  chair  est  la 
substance;  ce  n'est  pas  un  élément,  ni  un  composé  d'élé- 
ments ;  à  un  certain  point  de  vue,  la  nature  pourrait  être 
prise  pour  la  substance  des  choses,  comme  l'ont  cru  quelques 
philosophes. 


i 


ccav  SOMMAIRES  DES  CHAPITRES. 


LIVRE  VIII 

Chapitre  premier.  —  Conséquences  et  résumé  de  ce  qui  pré- 
cède ;  substances  admises  par  tous  les  systèmes  :  les  corps 
simples  de  la  nature,  les  plantes,  les  animaux,  le  ciel,  etc.  ; 
quelques  philosophes  y  joignent  les  Idées  et  les  êtres  mathé- 
matiques; des  substances  sensibles;  matière  et  forme; 
composé  résultant  de  l'une  et  de  Tautre  ;  explication  détaillée 
de  ce  qu'il  faut  entendre  par  Sujet;  citation  de  la  Physique, 

Chjipitre  il  —  De  la  substance  sensible;  Démocrite  ne  recon- 
naît que  trois  différences  dans  les  choses;  il  y  en  a  bien 
davantage;  énumération  de  quelques  différences  des  choses; 
.  la  substance  a  tous  ces  aspects  divers;  et  cependant  elle  ne 
se  confond  pas  avec  ses  différences;  Tacte  des  choses 
diffère  en  même  temps  que  la  matière  ;  exemples  de  quel- 
ques définitions:  un  seuil  de  porte,  une  maison,  un  accord 
musical  ;  exemple  d'une  définition  matérielle  ;  exemple  d'une 
définition  relative  à  l'acte  mémo  de  la  chose  et  à  sa  forme 
spécifique;  définitions  d'Archytas  réunissant  les  deux  carac- 
tères; définition  du  temps  serein;  déOnition  du  calme  de  la 
mer  ;  résumé  de  cette  discussion  ;  distinction  des  trois  élé- 
ments de  la  substance  :  la  matière,  la  forme,  et  le  composé 
réel  résultant  des  deux. 

Chapitre  III.  —  Incertitude  sur  la  signification  du  nom  des 
choses,  qui  peut  exprimer  la  substance  seule,  ou  la  sub- 
stance mêlée  à  la  matière  ;  exemples  divers  de  cette  incerti- 
tude; de  la  substance  des  choses  périssables;  elle  est  insé- 
parable de  ces  choses;  la  nature  est  plutôt  leur  substance; 
réfutation  des  théories  de  l'école  d'Antisthène  sur  l'impossi- 
bilité de  définir  quoi  que  ce  soit  ;  on  peut  toujours  définir 
la  substance  concrète  ;  comparaison  de  la  définition  et  du 
nombre;  leurs  rapports  et  leurs  différences;  critique  de 
quelques  théories. 

Chapitre  IV.  —  De  la  substance  matérielle  ;  chaque  chose  a  sa 
matière  propre  ;  exemple  du  phlegine  dans  le  corps  humain  ; 
une  chose  peut  venir  d'une  autre  de  plusieurs  façons  ;  né- 
cessité absolue  de  certaine  matière  pour  certains  objets;  une 


LIVRE  IX.  —  CHAPITRE  I.  x:ccv 

scie  ne  peut  être,  ni  en  bois,  ni  en  laine  ;  pour  Içi  cause  des 
I^énomènes,  il  faut  distinguer  les  acceptions  diverses*  du 
mot  Cause  ;  exemple  de  la  cause  matérielle  de  Thiomme  ; 
des  substances  naturelles  et  éternelles;  souvent  elles  n*ont 
pas  de  matière;  cause  de  l'éclipsc  de  lune;  phénomène  du 
sommeil. 

Chapitre  V.  —  Tous  les  contraires  ne  peuvent  pas  venir  les  uns 
des  autres;  il  y  a  des  choses  sans  matière;  de > la  matière 
des  contraires  et  de  son  rappoi^  à  chacun  d'eux  ;  rapports  de 
Tean  au  vin  et  au  vinaigre;  loi  de  la  transformation- inter- 
médiaire de  Tun  des  contraires,  avant  qu'il  ne  passe  à  son 
contraire  opposé;  rapports  du  vivant  et  du  mort;  passage 
de  Tun  à  l'autre,  comme  la  nuit  vient  du  jour  ;  le  vinaigre 
redevient  eau  avant  de  devenir  vin. 

I 

Chapitre  VI.  —  De  l'unité  des  définitions  et  des  nombres  ;  la 
cause  spéciale  de  l'unité  de  la  définition ,  c'est  l'unité  môme 
du  déflni;  exemple  de  la  définition  et  de  l'unité  de  l'homme; 
critique  de  la  théorie  des  Idées,  qui  ne  peut  pas  fournir  une 
définition  exacte  des  choses  ;  pour  établir  une  définition  so- 
lide, il  suffît  de  distinguer  la  matière  et  la  forme  ;  distinction 
également  nécessaire  de  la  matière  intelligible  et  de  la  ma- 
tière sensible  ;  pour  les  choses  sans  matière,  on  sait  immé- 
diatement ce  qu'elles  sont,  et  sans  l'intermédiaire  d'une  défi- 
nition; critique  de  la  théorie  de  la  participation  et  d'autres 
explications  aussi  vaines;  Lycophron;  résumé  de  cette  dis- 
cussion. 


LIVRE  IX 

Chapitre  premier.  —  De  la  puissance  ou  simple  possibilité  op- 
.  posée  à  l'acte  et  à  la  réalité  ;  de  la  puissance  ;  idée  qu'on 
doit  se  faire  de  la  puissance  prise  au  vrai  sens  du  mot  ;  éli- 
mination des  homonymies  ;  sens  multiples  du  mot  de  Puis- 
.  sance;  il  s'entend  aussi  bien  au  sens  passif  qu'au  sen?  actif; 
puissance  de  souffrii*,  ou  de  fairo,  l'action  qui  vient  d'un 
autre,  ou  qui  s'exerce  sur  un  autre;  l'être  ne  peut  rien  souf- 
frir de  lui-même;  de  l'impuissance  et  de  la  privation. 

T.    I.  t 


k 


cccvi  SOMMAIRES  DES  CHAPITRES. 

Chapitre  H.  —  Des  diverses  espèces  de  Puissances  ;  les  unes  sont 
douées  de  raison;  les  autres,  irraisonnables;  les  arts  et  les 
sciences  ;  les  puissances  rationnelles  peuvent  produire  tour  à 
tour  les  contraires  ;  les  puissances  sans  raison  ne  produisent 
jçpi'un  seul  et  même  effet;  supériorité  de  la  science;  action 
et  procédé  de  Fesprit;  faire  bien,  suppose  la  puissance  de 
faire;  mais  la  réciproque  n'est  pas  toujours  vraie. 

Chapitre  III.  —  Réfutation  des  Mégariques,  qui  identifient  l'acte 
et  la  puissance  ;  conséquences  fausses  de  cette  théorie  ;  c'est 
revenir  au  système  de  Protagore  et  ramener  tout  à  la  sensa- 
tion ;  c'est  supprimer  le  mouvement  et  la  production  des 
choses;  distinction  nécessaire  de  l'acte  et  de  la  puissance; 
traie  signification  du  mot  d'Acte  ;  il  ne  faut  pas  confondre 
l'acte  et  le  mouvement^  qui  ne  peut  jamais  appartenir  à  ce 
qui  n'est  pas. 

Chapitre  IV.  —  Le  possible  dans  son  sens  véritable  doit  toujours 
pouvoir  se  réaliser  ;  exemple  du  diamètre,  qui  est  toujours 
incommensurable  ;  disthiction  de  l'erreur  et  de  l'impossible  ; 
l'impossible  est  ce  qui  ne  peut  jamais  être  sous  quelque  rap- 
port que  ce  soit  ;  enchaînement  nécessaire  des  choses  corré- 
latives; démonstration  littérale  de  la  solidarité  de  l'un  des 
.'termes  avec  l'autre. 

Chapitre  V.  —  Puissances  ou  facultés  naturelles  ;  facultés  ac- 
quises ;  exercées  avec  réfiexion,  ou  sans  raison  ;  les  facultés 
instinctives  ont  un  champ  d'action  très  limité  et  toujours  le 
même;  les  facultés  rationnelles  peuvent  faire  les  contraires; 
mais  elles  ne  peuvent  pas  les  faire  à  la  fois  ;  conditions  géné- 
rales pour  l'exercice  des  facultés. 

Chapitre  VI.  —  De  l'Acte  et  de  ses  nuances  diverses;  distinc- 
tion de  l'acte  et  de  la  puissance  ;  exemples  de  différents  actes 
opposés  à  la  simple  faculté;  puissances  corrélatives  aux 
actes;  application  spéciale  des  mots  d'Acte  et  de  Puissance 
à  l'infini  ;  des  différentes  sortes  d'actions  qui  supposent  tou- 
jours le  mouvement;  des  actions  qui  ne  le  supposent  pas; 
tout  mouvement  est  nécessairement  incomplet;  distinction 
qu'on  doit  faire  entre  l'acte  et  le  mouvement;  résumé  de 
cette  discussion. 


LIVRE  IX.  —  CHAPITRE  X.  cccvii 

CflAPiTas  VII.  —  Étude  de  la  notion  de  Puissance;  cas  précis  où 
une  chose  est,  ou  n*est  pas,  en  puissance  ;  il  faut,  pour  que  la 
chose  soit  dite  en  puissance,  que  lien  ne  la  sépare  de  l'acte  ; 
exeinpies  divers  cités  à  Tappui  de  la  théorie  ;  on  peut  tou- 
jours remonter  à  un  primitif,  qui  n*est  pas  lui-même  en 
puissance,  mais  qui  est  la  source  d'od  rient,  par  intermé- 
diaire, l'objet  qui  est  vraiment  et  directement  en  puissance. 

Chapitre  VIII.  —  Antériorité  de  l'Acte  sur  la  Puissance  ;  dé- 
monstration de  ce  principe  au  point  de  vue  de  la  raison,  et 
au  point  de  vue  du  temps  ;  Têtre  en  puissance  rient  toujours 
d'un  être  actueUement  réel  ;  réfutation  d'un  sophisme  qui 
nie  la  possibilité  de  la  science  ;  l'acte  est  antérieur  à  la  puis- 
sance sous  le  rapport  de  la  substance;  la  postériorité  de 
génération  n'empêche  pas  l'antériorité  d'espèce  et  de  sub- 
stance ;  prbcédé  de  la  nature  ;  l'Hermès  de  Pauson  ;  étymo- 
logie  du  mot  d'Acte  et  sens  précis  qu'il  faut  y  donner  ;  actes 
qui  n'ont  pas  de  conséquences  hors  d'eux-mêmes  ;  actes  qui 
produisent  des  conséquences  extérieures  ;  on  peut  quelque- 
fois remonter  d'acte  en  acte  jusqu'au  moteur  premier  et 
étemel  ;  rien  d'étemel  n'est  en  puissance  ;  ou  du  moins,  il 
n'est  en  puissance  que  partiellement  ;  toutes  les  choses  éter- 
nelles sont  en  acte  ;  le  soleil,  les  astres,  le  ciel  entier,  sont 
toujours  en  action  ;  critique  des  philosophes  physiciens,  qui 
redoutent  la  fin  des  choses  ;  mouvement  indéfectible  de  la 
terre  et  du  feu  ;  critique  de  la  théorie  des  Idées  ;  résumé  de 
cette  discussion. 

Chapitre  IX.  —  L'acte  du  bien  vaut  mieux  que  la  simple  puis- 
sance du  bien;  la  puissance  peut  être  l'un  ou  l'autre  des  con- 
traires ;  et  comme  l'un  des  deux  contraires  est  le  bien,  il  est 
supérieur  à  ce  qui  pourrait  aussi  être  le  mal  ;  en  fait  de  mal, 
l'acte  est  pire  que  la  puissance  ;  le  mal  ne  peut  se  trouver, 
ni  dans  les  principes,  ni  dans  les  choses  étemelles  ;  en  réali- 
sant les  choses,  on  peut  se  convaincre  que  l'acte  est  au-dessus 
de  la  puissance  ;  exemples  divers  pris  dans  la  géométrie. 

Chapitre  X.  —  Le  caractère  éminent  de  l'Être,  c'est  le  vrai  on 
le  faux;  la  nature  de  la  vérité  ou  de  l'erreur  consiste  à 
réunir,  ou  à  séparer,  certaines  notions;  les  choses  ne  chan- 
gent pas  avec  l'idée  qu'on  s'en  fait;  mais  nous  devons  régler 


cccviii  SOMMAIRES  DES  CHAPITRES. 

nos  pensées  d'après  les  choses  ;  Tanité  immobile  des  choses 
empêche  qu'il  n'y  ait  pour  elles  alternative  de  vérité  et  d'er- 
reur; il  faut  simplement  les  percevoir;  si  on  ne  les  perçoit 
pas,  il  n'y  a  pas  d'erreur,  il  n'y  a  qu'ignorance  ;  les  choses 
immobiles  n'ont  pas  d'alternative  de  temps;  les  propriétés 
du  triangle  sont  constantes,  et  elles  ne  changent  jamais. 


LIVRE   X 


Chapitre  prkmier.  —  Acceptions  diverses  du  mot  cl'Unilé  :  quatre 
nuances  principales  ;  l'idée  de  continuité  est  impliquée  dans 
celle  d'unité;  conditions  du  continu  et  du  mouvement;  unité 
substantielle  ;  unité  de  déflnition  ;  unité  individuelle  ;  unité 
par  attribut  universel  ;  distinction  nécessaire  des  objets  qu'on 
appelle  Uns,  et  de  l'unité  considérée  dans  son  essence;  ap- 
plication de  cette  distinction  aux  deux  mots  de  Cause  et 
d'Élément  ;  l'unité  se  rapporte  à  la  quantité  plus  spéciale- 
ment qu'à  toute  autre  catégorie  ;  idée  générale  de  la  me- 
sure ;  la  mesure  est  toujours  homogène  à  l'objet  mesuré  ; 
exemples  divers,  des  grandeurs,  des  mouvements,  de  la 
science  et  de  la  sensation  ;  mesure  des  choses  ;  réfutation  de 
Protagore. 

Chapitre  II.  —  De  l'essence  de  l'unité;  elle  est  une  substance 
réelle,  selon  les  Pythagoriciens  et  Platon;  l'opinion  des  Phy- 
siciens est  plus  près  de  la  vérité  ;  l'universel  ne  peut  être  une 
réalité  en  dehors  des  choses  ;  rappoils  et  identité  de  l'Être 
et  de  l'Un;  ils  ne  sont  substances,  ni  l'un,  ni  l'autre;  ce  sont 
de  siniplcs  universaux  ;  exemples  divers  des  couleurs,  des 
sons  musicaux,  des  articulations  du  langage;  démonstra- 
tion de  l'identité  de  l'Être  et  de  l'Un;  ils  accompagnent 
toutes  les  catégories,  sans  être  dans  aucune. 

Chapitre  III.  —  Opposition  de  l'unité  et  de  la  pluralité  ;  la  pre- 
mière répondant  à  l'indivisible;  et  la  seconde,  au  divisible* 
caractères  de  l'unité  ;  caractères  de  la  pluralité;  l'identité, 
la  ressemblance  et  l'égalité;  le  môme  et  l'autre;  différent  et 
hétérogène  ;  nuances  diverses  de  toutes  ces  expressions  ;  les 
choses  ne  peuvent  différer  que  par  le  genre  ou  l'espèce  ;  les 


LIVRE  X.  —  CHAPITRE  VIL  cccix 

contraires  ne  sont  au  fond  que  des  différences  ;  résumé  de 
ces  théories,  indiquées  déjà  ailleurs. 

Chapitre  IV.  —  L'opposition  par  contraires  est  la  plus  grande 
différence  possible  ;  c*est  la  différence  parfaite  et  flnie  ;  défi- 
nition de  cette  différence;  elle  a  lieu  surtout  dans  les  genres 
et  les  espèces;  nuances  diverses  de  Topposition  par  con- 
traires :  la  contradiction,  la  privation,  l'opposition  par  con- 
traires, et  les  relatifs  ;  distinction  de  la  privation  et  de  la 
contradiction;  rapports  de  ces  deux  termes;  privation  ab- 
solue ou  partielle  ;  le  contraire  est  toujours  la  privation  de 
Tautre  contraire. 

Chapitre  V.  —  De  l'opposition  de  Tunité  et  de  la  pluralité  ;  de 
l'opposition  de  l'égal  au  plus  grand  et  au  plus  petit  ;  ma- 
nières diverses  de  concevoir  la  relation  de  l'égal  aux  deux 
autres  termes;  l'égal  est  la  négation  privative  des  deux, 
puisqu'il  n'est  l'égal,  ni  de  l'un,  ni  de  l'autre  ;  application  de 
cette  théorie  aux  couleurs  différentes;  pour  être  réellement 
opposées  et  avoir  un  intermédiaire,  les  choses  doivent  être 
dans  le  même  genre. 

GHAPriRE  VI.  —  Suite  de  l'opposition  de  l'unité  et  de  la  pluralité; 
cette  opposition  n'est  pas  absolue;  opposition  de  Peu  et  de 
Beaucoup;  opposition  de  Un  et  de  Deux;  la  première  plura- 
lité, c'est  Deux;  réfutation  d'Anaxagore;  de  Tunité  et  de  la 
pluralité  numériques;  leur  opposition  est  celle  des  relatifs; 
rapports  de  la  science  à  l'objet  su  ;  différence  de  ce  rapport 
avec  le  rapport  de  l'unité  à  la  pluralité  ;  dans  les  nombres, 
l'unité  est  toujours  la  mesure. 

Chapitre  VIL  —  De  la  nature  des  intermédiaires  ;  ils  tirent  tou- 
jours leur  origine  des  contraires  ;  ils  sont  dans  le  même 
genre  qu'eux  ;  exemples  des  sons  et  des  couleurs  ;  les  inter- 
médiaires sont  toujours  placés  entre  des  opposés  ;  il  n'y  a 
pas  d'intermédiaires  pour  la  contradiction  ;  rôle  des  inter- 
médiaires dans  les  relatifs,  dans  les  privatifs,  et  dans  les' 
contraires  proprement  dits;  exemples  du  blanc  et  du  noir 
pris  pour  extrêmes;  nature  spéciale  des  intermédiaires;  leur 
rapport  aux  contraires  et  aux  différences;  résumé  de  la 
théorie  des  intermédiaires  et  des  contraires. 


cccz  SOMMAIRES  DES  CHAPITBBS. 

Chapitre  VIII.  —  Rapports  du  genre  et  de  Tespèce;  la  différence 
d*espëce  implique  Tidentité  du  genre  ;  c*est  la  différence  qui 
fait  la  vérité  du  genre  ;  la  différence  est  une  opposition  par 
contraires  ;  Topposition  par  contraires  est  la  différence  par- 
faite ;  les  contraires  sont  toujours  dans  le  môme  ordfe  de 
catégorie  ;  et  ils  sont  les  extrémités  du  genre,  pnisqa'*il  y  a 
entre  eux  la  plus  grande  distance  possible;  les  espèces  ne 
peuvent^  ni  être  identiques  au  genre,  ni  différer  de  lui  spé- 
cifiquement. 

Chapitre  IX.  —  La  différence  des  sexes  n*est  pas  une  différence 
d'espèce,  bien  qu'elle  soit  essentielle  ;  origine  des  différences 
spécifiques  ;  distinction  de  la  définition  essentielle  d'une 
chose  et  de  sa  matière  ;  il  n'y  a  de  différence  d'espèce  que 
dans  le  cas  où  la  définition  esaentielle  est  différente  ;  la  ma- 
tière n'y  importe  pas  ;  les  qualités  accidentelles  des  êtres  ne 
sont  pas  des  différences  d'espèce;  exemples  divers;  solution 
de  la  question  relative  aux  sexes  ;  résumé  de  cette  théorie. 

r 

Chapitre, X.  —  Opposition  des  contraires,  comme eelle  du  péris- 
sable et  de  l'impérissable  ;  ce  ne  sont  pas  là  des  contraires 
accidentels  ;  ils  font  partie  de  l'essence  des  êtres,  et  ce  sont 
des  attributs  nécessaires  partout  où  ils  apparaissent;  a^gu* 
ment  nouveau  tiré  de  cette  théorie  contre  le  système  des 
Idées. 


LIVRE  XI 


Chapffre  premier.  —  De  la  nature  de  la  philosophie  :  forme- 
t-elle  une  science  unique,  ou  se  compose-t-elle  de  plusieurs 
sciences?  De  la  science  qui  s'occupe  de  la  démonstration  des 
choses;  la  philosophie  s'occupe-t-elle  de  toutes  les  sub- 
tances, ou  de  certaines  d'entre  elles?  S'occupe-t-elie  des  ac- 
cidents? Citation  de  la  Physique;  critique  de  la  théorie  des 
Idées  ;  de  la  nature  des  êtres  mathématiques  ;  la  philosophie 
peut  être  définie  la  science  des  Universaux,  c'est-à-dire  des 
genres  les  plus  généraux,  l'Un  et  l'Être. 

Chapitre  II.  —  Questions  diverses  sur  la  possibilité  d'une  sub- 
stance en  dehors  des  substances  sensibles  [et  individuelles  ; 


LIVRE  XL  —  CHAPITRE  VL  cctxi 

difficultés  des  deux  solutions  en  sens  contraire;  TÊtre  et 
rUn  ne  peuvent  pas  servir  de  principes  Universels  ;  les  lignes 
ne  peuvent  pas  davantage  être  prises  pour  principes;  de  la 
nature  de  la  science  et  des  objets  sur  lesquels  elle  peut 
porter  ;  du  rôle  de  Tespèce  et  de  la  forme  ;  il  y  a  des  ^as  où 
l'espèce  et  la  forme  ne  peuvent  point  subsister  en  dehors 
des  objets;  identité  et  diversité  des  principes. 

Chapitre  IIL  —  La  philosophie  est  la  science  de  TÉtre  en  tant 
qu'Être;  acceptions  diverses  du  mot  Être,  ainsi  que  d'autres 
mots:  Médical,  Hygiénique;  l'Être  et  TUn  peuvent  se  con- 
fondre ;  relations  des  contraires,  opposés  et  dénommé»  par 
privation  ;  le  procédé  d'abstraction  qu'emploient  les  Mathé- 
matiques peut  s'appliquer  à  l'étude  de  l'Être  en  tant  qu'Être  ; 
on  considère  l'Être  en  soi,  sans  regarder  à  ses  attributs  et  à 
ses  conditions  ;  c'est  le  rôle  propre  de  la  philosophie. 

Chapitre  IV.  —  Dififérents  points  de  vue  des  Mathématiques,  de 
la  Physique  et  de  la  Philosophie  ;  la  science  mathématique 
et  la  Physique  ne  s'occupent  que  de  certains  accidents  de 
l'Être  ;  la  Philosophie  première  est  la  seule  qui  s'occupe  de 
l'Être  en  taut^  qu'Être,  dans  ioute  sa  généralités 

Chapitre  V.  —  Importance  du  principe  de  contradiction  énoncé 
sous  cette  forme  :  u  Une  même  chose  ne  peut  en  un  même 
temps  être  et  n'être  pas  »  ;  il  n'y  a  pas  de  démonstration  pos- 
sible pour  ce  principe,  parce  qu*il  n'y  en  a  pas  de  plus  certain; 
réfutation  du  principe  contraire;  méthode  à  suivre  pour 
cette  réfutation;  argument  personnel;  nécessité  de  définir 
clairement  les  mots  dont  on  se  sert;  Heraclite  combattu  par 
sa  propre  doctrine  ;  on  arrive,  avec  un  tel  système,  à  con- 
fondre toutes  choses,  et  à  rendre  toute  discussion  absolu* 
ment  impossible. 

Chapitre  VI.  —  Réfutation  du  système  de  Protagore,  faisant  de 
l'homme  la  mesure  des  choses  ;  origine  de  cette  doctrine  ; 
citation  de  la  Physique;  causes  de  la  différence  des  sensa- 
tions d'un  homme  à  un  autre  homme;  expérience  de  l'œil 
qui  voit  les  objets  doubles,  sous  certaine  pression  ;  il  ne  fkut 
chercher  la  vérité  que  dans^les  choses  immuables;  les  corps 
célestes  ;  contradictions  dans  la  doctrine  de  Protagore,  prou- 
vées par  la  théorie  du  mouvement  ;  ces  philosophes  se  con- 


cccxii  SOMMAIRES  DES  CHAPITRES. 

tredisent  eiix-mômes  ;  et,  dans  la  pratique,  ils  se  conduisent 
comme  s*i]s  ne  croyaient  pas  à  leur  propre  système;  exem- 
ples de  Talimentation  ;  effets  des  maladies  sur  nos  sensa- 
tions; vice  de  méthode  dans  ces  systèmes  philosophiques; 
HéracUte  et  Anaxagore  également  condamnés;  tout  n'est 
pas  dans  tout  ;  deux  propositions  contraires  ne  peuvent  être 
également  vraies. 

Chapitre  VIÏ.  —  Définition  du  but  de  la  science  ;  procédés  de 
toutes  les  sciences;  division  et  différences  des  sciences;  objet 
propre  de  la  Physique  ;  sa  méthode  et  sa  nature  ;  objets 
et  méthode  des  sciences  productrices,  pratiques  et  théori- 
ques; science  de  la  substance  séparée  et  immobile;  trois 
principales  sciences  d'observation  théorique  :  la  Physique, 
les  Mathématiques,  et  la  Théologie  ;  cette  dernière  est  la  plus 
plus  haute  des  sciences  théoriques,  c'est  la  science  du  divin  ; 
et  elle  est  universelle,  puisqu'elle  étudie  l'Être  en  tant  qu'Être. 

Chapitre  VlII.  —  Théorie  de  l'Être  pris  au  sens  accidentel  ;  la 
science  ne  peut  jamais  s'appliquer  à  l'accident;  exemples 
de  diverses  sciences  ;  rôle  particulier  de  la  Sophistique,  Jus- 
tement définie  et  blâmée  par  Platon  ;  définition  de  l'accident; 

•  causes  et  principes  particuliers  de  l'accident;  autrement, 
tout  serait  nécessaire  dans  le  monde;  notion  exacte  de 
l'Être  en  soi  et  non  accidentel,  combinée  avec  la  pensée  ou 
en  dehors  d'elle  ;  limites  du  hasard  ;  il  n'y  a  pas  de  hasard 
dans  la  nature,  ni  dans  l'Intelligence  ;  les  causes  du  hasard 
sont  indéfinies  comme  lui  ;  elles  restent  toujours  obscures 
pour  l'homme;  l'Intelligence  et  la  nature  sont  antérieures 
et  supérieures  au  hasard. 

Chapitre  IX.  —  Distinction  de  l'acte  et  de  la  puissance,  appli- 
cable à  toutes  les  catégories;  théorie  du  mouvement;  il  est 
nécessairement  dans  les  choses,  et  ses  espèces  sont  aussi 
nombreuses  que  celles  de  l'Être;  définition  du  mouvement; 
il  est  l'acte  du  possible  en  tant  que  possible;  justification  de 
cette  théorie;  exemples  divers;  réfutation  des  théories  con- 
traires ;  on  ne  saurait  définir  le  mouvement  autrement  qu'on 
'  ne  le  fait  ici;  cause  de  la  difficulté  qu'on  trouve  à  bien  défi- 
•  nir  le  mouvement;  c'est  qu'il  est  indéterminé  ;  il  n'est  préci- 
sément, ni  en  puissance,  ni  en  acte  ;  il  n'est  qu'un  acte  in- 


LIVRE  XI.  —  CHAPITRE  XI.  cccxiii 

complet,  acte  obscur,  mais  réel;  le  mouvement  est  dans  le 
mobile  ;  le  mouvement  est  tout  à  la  fois  l'acte  du  mobile  et 
Facte  du  moteur  ;  il  n'y  a  qu'un  seul  et  même  acte  pour  les 
deux  ;  exemples  divers  de  cette  unité,  dans  les  nombres  et 
dans  l'espace. 

Chapitre  X.  —  De  l'infini;  définitions  diverses  qu'on  en  peut 
donner;  l'infini  n'est  pas  perceptible  à  la  sensation;  il  est 
indivisible  au  sens  où  l'on  dit  de  la  voix  qu'elle  est  invisible  ; 
l'infini  est  en  soi  et  non  par  accident;  il  n'est  jamais  actuel  ; 
il  ne  peut  avoir,  ni  parties,  ni  divisions  ;  il  ne  peut  pas  y 
avoir  de  corps  sensible  qui  soit  infini  ;  l'infini  ne  peut  être, 
ni  composé,  ni  simple;  il  n'est  pas  composé,  parce  que  les 
éléments  sont  en  nombre  fini  ;  il  ne  peut  pas  davantage  être 
simple,  parce  qu'alors  il  serait  seul  des  éléments  et  rem- 
plirait le  monde  ;  citation  d'Heraclite  ;  l'infmi  ne  peut  être 
un  corps,  parce  qu'alors  il  aurait  un  lieu;  il  ne  peut  être, 
ni  homogène,  ni  composé  de  parties  hétérogènes  ;  le  lieu 
des  corps  ne  peut  pas  être  infini,  non  plus  que  le  corps  lui- 
même  ;  l'infini  ne  peut  être  afifecté  dans  aucune  de  ses  par- 
ties; il  ne  peut  avoir  non  plus  de  position;  aucune  des  six 
espèces  du  lieu  ne  peut  lui  convenir;  toutes  les  directions 
sont  finies  ;  et  celles  de  l'infini  ne  le  sont  pas  ;  l'infini  n'a,  ni 
antérieur,  ni  postérieur. 

Chapitbb  XI.  —  Définition  du  changement;  le  changement  peut 
être  absolu  ou  partiel  ;  rapport  du  changement  au  mouve- 
ment ;  différence  du  mobile  ;  différence  du  moteur  ;  le  mobile 
et  le  moteur  peuvent  êtce  absolus,  ou  partiels,  ou  primitifs; 
le  changement  n'a  lieu  que  dans  les  contraires,  dans  les  ter- 
mes moyens  et  dans  la  contradiction  ;  il  n'y  a  que  trois 
changements  possibles  d'un  sujet  à  un  sujet,  de  ce  qui  n'est 
pas  sujet  à  un  sujet,  et  enfin  d'un  sujet  à  ce  qui  n'est  pas 
sujet;  il  n'y  a  pas  de  changement  possible  de  ce  qui  n'est 
pas  sujet  à  ce  qui  n'est  pas  sujet;  le  changement  de  sujet  à 

'  siget,  par  contradiction,  est  une  génération  absolue;  le 
changement  de  sujet  en  ce  qui  n'est  pas  sujet  est  une  des- 
truction absolue  ;  le  Non-Être  et  le  possible  ne  peuvent  avoir 
de  mouvement;  la  destruction  n'est  pas  non  plus  un  mouve- 
ment; la  destruction  et  la  génération  sont  des  termes  de  la 
contradiction;  rôle  de  la  privation.  • 


cccxiv  SOMMAIRES  DES  CHAPITRES. 

CHAnTRE  XII.  —  Le  moutement  ne  pent  être  que  dans  les  trois 
catégories,  de  la  qualité,  de  la  quantité,  et  da  lieu;  il  n*y  a 
pas  mouvement  de  mouvement,  changement  de  change- 
ment, production  de  production;  un  mouvement  ultérieur 
suppose  l'antérieur;  nécessité  d'une  matière  où  se  produit 
le  changement;  il  n'y  a  de  mouvement  quQ  dans  les  catégo- 
ries où  il  peut  j  avoir  opposition  de  contraires;  définition 
de  plusieurs  termes  indispensables  dans  ces  théories  ;  immo- 
bile, repos,  simultanéité  de  lieu,  contact,  conséquence,  con- 
tinuité, contiguïté,  combinaison,  succession  sans  contact  ni 
contiguïté  ;  différence,  des  points  et  des  unités  ;  les  p^jnts  se 
touchent;  les  unités  ne  se  touchent  pas;  les  uns  ont  des  in- 
termédiaires ;  les  autres  ne  peuvent  en  avoir. 


LIVRE  XII 


Chapitre  premier.  —  De  la  substance  ;  son  importance  dans  le 
monde;  la  qualité  et, la  quantité  ne, viennent  qu^en  aous- 
ordre,  et  elles  n'ont  qu'une  réalité  secondaire  ;  recherches  des 
anciens  philosophes  supérieures  à  celles  des  philosophes 
plus  récents,  en  ce  qu'elles  étaient  pins  particoUères  ;  trois 
substances  :  l'une  sensible  et  étemelle  ;  l'autre  sensible  et 
périssable  ;  la  troisième  immobile,  comprenant  les  espèce^ 
et  les  entités  mathématiques  ;  division  des  écoles  ;  les  deux 
premières  substances  sont  étudiées  pair  la  Physique;  la  troi- 
sième est  l'objet  d'une  science  spéciale. 

(Chapitre  II.  —  Condition  essentielle  du  changement;  il  faut 
qu'il  y  ait  un  sujet  qui  soit  permanent  pour  que  le  change- 
ment puisse  s'y  opérer  d'un  contraire  à  l'autre  ;  c'est  la  ma- 
tière; quatre  espèces  de  changement  dans  quatre  des  caté- 
gories seulement;  le  changement  est  le  passage  de  la  puis- 
sance à  la  réalité;  citations  d'Anaxagore,  d'Empédocle, 
d'Anaximandre,  de  Démocrite  ;  ^  des  diverses  espèces  de 
Non-Être  ;  trois  causes  :  la  forme,  la  privation  et  la  matière. 

Chapftre  III.  —  La  matière  et  la  forme  sont  constantes  ;  trois 
conditions  du  changement;  nécessité  d'un  point  d'arrêt  pour 
ne  pas  se  perdre  dans  l'infini  ;  toute  substance  dans  la  nature 


LIVRE  XII.  —  CHAPITRE  VI.  cccxv 

Tient  d'une  antre  substance  de  même  nom  ;  trois  substances 
distinctes,  matière,  forme  naturelle, individualité;  citation  et 
louange  de  Platon;  probabilité  de  substance  permanente; 
rôle  de  l'âme,  et  surtout  dans  l'entendement  ;  réfutation  du 
système  des  Idées,  en  ce  qui  concerne  les  individus  dans  la 
nature  ;  simultanéité  de  la  définition  et  du  défini. 

Chapitre  FV.  —  Les  principes  et  les  causes  ne  peuvent  être  iden- 
tiques pour  toutes  choses;  exemple  des  substances  et  des 
relatifs,  dont  les  principes  ne  peuvent  être  les  mêmes  ;  sens 
où  Ton  peut  dire  que  les  principes  sont  communs  ;  différence 
du  principe  et  de  l'élément  ;  principes  généraux  au  nombre 
de  trois  :  forme,  privation  et  matière  ;  on  peut  compter 
aussi  trois  causes  ;  mais  on  peut  aussi  en  compter  quatre, 
principes  ou  causes,  en  y  ajoutant  le  moteur  premier,  qui 
meut  tout  l'univers. 

Chapitre  V.  —  Rôle  des  substances  ;  elles  sont  les  premières 
entre  toutes  les  choses;  identité  et  diversité  des  principes; 
rapjiort  de  l'acte  et  de  la  puissance  ;  la  matière  n'est  jamais 
qu'en  puissance,  afin  de  recevoir  tour  à  tour  les  contraires; 
exemple  des  causes  et  des  éléments  de  l'homme;  des  Uni- 
versaux  ;  c'est  Tindividu  qui  produit  l'individu  ;  l'universel 
n'a  pas  d'existence  réelle  ;  principes  généraux  ;  diversités 
d'applications  qu'ils  peuvent  recevoir;  les  primitifs  sont  né- 
cessairement en  acte. 

Chapitre  VI.  —  Nécessité  d'une  substance  étemelle  et  immobile  ; 
le  mouvement  est  éternel,  ainsi  que  la  durée  ;  le  temps  et  le 
mouvement  se  mesurent  mutuellement  et  se  confondent; 
l'acte  est  indispensable  ad  mouvement;  la  puissance  n'y 
suHit  pas  ;  critique  de  la  théorie  des  Idées  ;  il  faut  une  subs- 
tance éternelle  et  immatérielle  ;  question  de  l'antériorité 
entre  l'acte  et  la  puissance  ;  opinions  des  Théologues  et  des 
Naturalistes  ;  Leucippe  et  Platon  soutiennent  l'éternité  de 
l'acte  ;  question  du  premier  principe  ;  lacune  dans  la  théo- 
rie de  Platon  ;  l'antériorité  de  l'acte  sur  la  puissance  est  sou- 
tenue par  Anaxagore,  Empédocle  et  Leucippe;  uniformité 
et  régularité  périodique  de  l'univers;  condition  de  la  pro- 
duction et  de  la  destruction  étemelles  des  choses;  nécessité 
d'un  premier  principe  actuel  et  agissant  sur  un  autre  prin- 


cccxvi  SOMMAIRES  DES  CHAPITRES. 

cipe;  les  deux  principes  réunis  sont  causes  de  la  diversité 
éternelle  des  phénomènes. 

Chapitbe  VII.  —  Conséquences  de  Téternité  du  mouvement; 
nécessité  d*nn  être  étemel  qui  le  produise  et  le  maintienne  ; 
opinion  qu'on  peut  se  faire  de  ce  mouvement  produit  par  un 
être  immobile  ;  action  qu*exerce  l'objet  désiré  sur  les  êtres 
qui  le  désirent;  nécessité  de  diverses  nuances;  nécessité  de 
l'absolu,  principe  auquel  sont  suspendus  Tunivers  et  la  na- 
ture ;  la  vie  de  Dieu,  autant  que  l'homme  peut  la  concevoir 
d'après  la  sienne  propre  ;  comment  l'intelligence  et  l'intelli- 
gible peuvent  se  confondre  ;  définition  de  Dieu  ;  son  étemelle 
félicité  de  contemplation  ;  erreur  des  Pythagoriciens  et  de 
Speusippe,  qui  font  le  germe  antérieur  à  l'être  d'où  le  germe 
est  sorti.  Le  principe  étemel  ne  peut  avoir  aucune  grandeur, 
ni  finie,  ni  infinie. 

Chapitre  YIII.  —  Théorie  de  la  substance  étemelle;  insuffisance 
du  système  des  Idées  sur  cette  question;  unité  de  la  subs- 
tance étemelle  ;  rôle  des  astres  et  des  planètes  ;  il  y  a  autant 
de  substances  étemelles  que  de  planètes  diverses  ;  caractère 
spécial  de  l'astronomie,  entre  toutes  les  sciences;  recher- 
ches particulières  de  l'auteur;  système  d'Eudoxe  sur  le 
soleil  et  la  lune,  sur  les  planètes  et  les  étoiles  fixes;  système 
analogue  de  Callippe  ;  nombre  des  sphères  élevé  à  quarante- 
sept;  multiplicité  des  substances  étemelles  ;  unité  du  ciel,  et 
unité  du  moteur;  traditions  vénérables  de  l'antiquité;  les 
astres  sont  des  Dieux,  et  la  divinité  enveloppe  la  nature 
entière;  utilité  de  ces  grandes  croyances,  dégagées  des 
fables  dont  elles  sont  obscurcies. 

Chapitre  IX.  —  Théorie  de  l'intelligence  divine  ;  Dieu  doit  penser 
sans  cesse,  et  c'est  là  sa  dignité  propre  ;  il  doit  penser  à  ce 
qu'il  y  a  de  plus  grand,  et  il  ne  doit  jamais  changer;  l'intel- 
ligence ne  peut  que  se  penser  elle-même,  puisqu'elle  est  ce 
qu'il  y  a  de  plus  grand  dans  Tunivers  ;  la  pensée  et  l'objet 
pensé,  tous  deux  immatériels,  se  confondent  dans  l'intefii- 
gence  de  Dieu  ;  comparaison  de  l'intelligence  humaine  avec 
l'intelligence  divine. 

Chapitre  X.  —  Du  bien  et  de  la  perfection  dans  l'univers;  néces- 
sité de  l'ordre  dans  le  monde;  organisations  diverses  des 


LIVRE  XIII.  —  CHAPITRE  IL  cccxvii 

différents  êtres  ;  comparaison  de  Tunivers  et  d*une  famille 
bien  réglée;  harmonie  de  Tensemble  des  choses;  opinions 
des  philosophes  sur  ce  sujet  ;  erreurs  insoutenables  d*Empé- 
docle,  d*Anaxagore,  et  de  quelques  autres;  la  théorie  de 
deux  principes  contraires  dans  l'univers  est  fausse;  insuf- 
fisance de  la  théorie  des  Idées;  supériorité  de  la  théorie 
nouvelle  ;  opinions  des  Théologues  et  des  Physiciens  ;  néces- 
sité absolue  d*un  principe  premier,  supérieur  k  tous  les 
autres;  sans  lui,  Tensemble  des  choses  n'est  qu'une  succes- 
sion d'épisodes  qui  n'ont  aucun  lien  entre  eux  ;  Tunivers 
est  régi  par  un  seul  principe  souverain  ;  citation  d'un  vers 
d*Homère. 


LIVRE  XIII 


Chapitre  premier.  —  Citation  de  la  Physique;  utilité  de  l'examen 
des  opinions  antérieures  sur  la  substance  immobile  et  éter- 
nelle, en  dehors  des  choses  sensibles;  deux  doctrines  diffé- 
rentes sur  cette  question;  théorie  des  êtres  mathématiques, 
et  théorie  des  Idées,  tantôt  distinctes  l'une  de  l'autre  et  tantôt 
confondues  ;  étudier  d'abord  les  êtres  mathématiques,  et 
ensuite  les  Idées;  citation  des  Traités  Exotériques;  opinions 
diverses  sur  les  êtres  mathématiques. 

Chapitre  IL  —  Citation  des  Questions  antérieurement  énoncées  ; 
de  la  nature  des  êtres  mathématiques  ;  ils  sont  indivisibles  ; 
ils  ne  peuvent  être  isolés  des  choses  sensibles  ;  démonstra- 
tion de  cette  proposition  par  l'étude  des  surfaces,  des  lignes 
et  des  points,  et  par  l'étude  des  nombres;  exemples  des 
diverses  sciences,  astronomie,  géométrie,  optique,  harmo- 
nie; impossibilité  de  comprendre  l'unité  dans  les  êtres 
mathématiques  ;  formation  des  êtres  mathématiques  ;  suc- 
cession des  dimensions  qui  les  forment;  antériorité  et  pos- 
tériorité logiques  et  substantielles  ;  différence  de  la  Logique 
et  de  la  réalité  ;  les  êtres  mathématiques  ne  sont  pas  des 
substances  ;  ils  ne  sont  pas  séparés  des  choses  sensibles,  et 
ils  n'en  font  point  partie;  ils  n'existent  que  dans  un  sens 
indirect  et  tout  relatif. 


cccxYiii  SOMMAIRES  DES  CHAPITRES. 

Chapitre  III.  —  De  là  nature  propre  des  Mathématiques;  point 
de  vue  exclusif  d'où  elles  considèrent  les  choses  ;  pi*océdés 
des  autres  sciences  ;  procédés  de  la  Géométrie  ;  exactitude  et 
simplicité  des  Mathématiques,  à  cause  de  la  simplicité 
même  des  objets  abstraits  qu*elles  étudient;  méthode  géné- 
rale des  Mathématiques;  méthodes  spéciales  de  THarmonie, 
de  rOptique  et  de  la  Mécanique;  hypothèses  permises  à 
Tarithméticien  et  au  géomètre;  critiques  injustes  élevées 
contre  les  Mathématiques;  elles  s'occupent  aussi  à  leur  ma- 
nière du  bien  et  du  beau  ;  indication  de  nouvelles  recherches 
sur  la  nature  des  Mathématiques;  certitude  des  êtres  dont 
les  Mathématiques  s'occupent. 

« 

Chapitre  IV.  —  Critique  de  la  théorie  des  Idées  ;  cette  théorie 
est  venue  de  celle  d'Heraclite  sur  le  Ûux  perpétuel  de  toutes 
choses;  le  rôle  de  Socrate  a  été  surtout  moral;  Démocrite 
et  les  Pythagoriciens;  deux  grands  mérites  de  Socrate;  il 
emploie  l'induction  et  la  définition  ;  il  n'a  jamais  admis  que 
les  Universaux  fussent  séparés  des  choses  ;  erreurs  des  fon- 
dateurs de  la  théorie  des  Idées;  ils  multiplient  les  êtres 
inutilement;  insuffisance  de  leurs  démonstrations;  contra- 
dictions où  ils  tombent;  objections  diverses;  de  la  participa- 
tion des  Idées. 

Chapitre  Y.  —  Suite  de  la  critique  de  la  théorie  des  Idées  ;  les 
Idées  ne  peuvent  servir  en  rien  à  fcûre  comprendre  les 
choses  sensibles,  éternelles  ou  périssables;  elles  n'en  sont 
pas  la  substance;  réfutation  d'Anaxagore  et  d'Eudoxe;  les 
Idées  ne  peuvent  pas  être  les  exemplaires  des  choses,  et  ce 
sont  là  de  vains  mots  et  de  simples  métaphores  ;  les  choses 
auraient  ainsi  plusieurs  modèles  ;  la  substance  d'une  chose 
ne  peut  être  séparée  de  cette  chose,  comme  on  le  fait  pour 
les  Idées;  citation  du  Phédon;  condamnation  générale  de  la 
théorie  des  Idées. 

Chapitre  VI.  —  Critique  de  la  théorie  des  Nombres  ;  diverses 
manières  de  comprendre  la  nature  du  nombre  ;  explication 
du  nombre  mathématique;  trois  espèces  de  nombres;  opi- 
nions des  philosophes  sur  cette  question;  doctrine  particu- 
lière des  Pythagoriciens;  ils  font  des  nombres  la  substance 
des  choses  sensibles;  théorie  contraire  du  nombre  idéal: 


LIVRE  XIII.  ~  CHAPITRE  IX.  cccxix 

théorie  dui  nombre  appliquée  également  aux  longueurs, 
aux  surfaces  et  aux  solides  ;  réfutation  générale  de  toutes 
ces  doctrines  sur  les  Nombres. 

Chapithe  vil  —  Suite  de  la  critique  de  la  théorie  des  Nombres; 
question  de  savoir  si  les  unités  peuvent  ou  ne  peuvent  pas  se 
combiner  ;  les  Idées  ne  peuvent  pas  être  des  nombres  ;  de  la 
formation  des  nombres;  réfutation  de  quelques  erreurs;  in- 
suffisance de  la  théorie  qui  fait  sortir  tous  les  nombres  de 
Tunité  et  de  la  Dyade  indéterminée  ;  conséquences  insoute- 
nables qui  en  résultent  \  difflcultés  réelles  de  la  théorie  des 
Nombres  ;  ou  peut  soutenir  que  les  unités  sont  différentes  les 
unes  des  autres,  ou  qu'elles  ne  présentent  aucune  diffé- 
rence; nature  particulière  des  unités  dont  le  nombre  se 
compose;  elles  sont  sans  aucuii^e  différence;  réponse  aux 
systèmes  contraires. 

Chapitre  VIIL  —  De  la  différence  du  nombre  et  de  l'unité  ;  rap- 
ports des  unités  entré  elles  ;  erreur  de  la  théorie  des  Idées 
et  de  la  théorie  des  êtres  mathématiques  ;  citation  de  Platon  ; 
on  ne  peut  identifler  le  nombre  idéal  et  le  nombre  mathé- 
matique; réfutation  des  théories  des  Pythagoriciens;  le 
nombre  né  peut  pas  être  séparé  des  choses;  ccfmme  on  le 
prétend;  objections  diverses;  de  la  nature  de  l'unité,  prise 
pour  prinèipe  des  nombres  ;  les  Pythagoriciens  ont  eu  tort 
de  vouloir  étudier  à  la  fois  les  êtres  mathématiques  et  les 
Universaux  ;  ils  en  arrivent  à  faire  le  nombre  Detix  antérieur 
au  nombre.  Un. 

CHAPrrRË  IX.  —  De  la  formation  des  nombres;  fausse  explication 
'  de  quelques  philosophes  ;  notion  dé'  la  grandeur  ;  difflcultés 
4}ùe  ^iréséntent  tbùtés  ces  théories  ;'  rapports  vrais  de  l'unité 
et  de  la  pluralité  ;  de  la  notion  du  point  géométrique  ;  le 
nombre  et  la  grandeur  ne  peuvent  être  séparés  des  choses  ; 
différence  du  nombre  '  idéal  et  dii  nombre  mathématique  ; 
confusion  des  Idées  et  des  êtres  mathématiques;  critique 
spéciale  de  la  théorie  des  Idées;  citation  d'Épicharme; 
origine  réelle  de  la  théorie  des  Idées;  rôle  de  Socrate, 
qui  n'adopta  pas  cette  théorie,  en  ce  qu'elle  sépare  les 
Idées  et  les  '  choses  sensibles  ;  notion  fausse  de  la  réalité 
des  choses. 


cccxx  SOMMAIRES  DES  CHAPITRES. 

Chapitre  X.  —  Suite  de  la  critique  de  la  théorie  des  Idées;  égale 
difficulté  de  les  admettre  et  de  les  repousser;  objections 
dans  les  deux  sens;  démonstration  sur  les  lettres  prises 
comme  éléments  des  mots;  par  les  Idées,  on  multiplie  les 
éléments  des  choses  à  Tinfini,  et  Ton  rend  dès  lors  la  science 
impossible;  nécessité  absolue  des  Universaux  pour  consti- 
'  tuer  1&  science  ;  double  sens  des  mots  Science  et  Savoir,  en 
simple  puissance  et  en  acte  ;  la  puissance  est  la  matière  de 
runiversel,  et  elle  est  indéterminée  ;  Tacte  est  toujours  dé- 
terminé dans  un  objet  individuel;  exemples  de  la  vue. et  de 
la  couleur;  les  principes  sont  nécessairement  universels;  les 
deux  aspects  de  la  science. 

LIVRE   XIV 

Chapitre  premier.  —  Retour  sur  la  théorie  des  Contraires  ;  il 
leur  faut  toujours  un  sujet  substantiel,  dans  lequel  s*opère 
le  passage  d*un  contraire  à  l'autre;  théories  diverses  qui 
cherchent  dans  les  contraires  Torigine  des  nombres  ;  le  grand 
et  le  petit,  Tégal  et  Tinégal,  le  surpassant  et  le  surpassé  ;  le 
peu  et  le  beaucoup  ;  Tunité  et  la  multiplicité  ;  Tunité  est  la 
véritable  mesure  ;  son  rôle  essentiel  ;  tout  le  reste  n'est  que 
du  relatif;  nature  véritable  de  la  relation;  elle  a  moins  de 
substance  que  toute  autre  catégorie  ;  le  nombre  ne  peut  pas 
n'être  qu'une  relation. 

Chapitre  II.  —  De  la  composition  des  choses  étemelles;  elles 
sont  sans  éléments;  de  la  nature  éternelle  des  nombres;  ex- 
plications diverses  qui  en  ont  été  données;  erretirs  de  quel- 
ques philosophes;  objection  de  Parménide,  et  réponse  à 
cette  objection  ;  acceptions  diverses  du  mot  d'Être  ;  ce  qu'on 
doit  entendre  par  le  Non-Être  ;  distinction  du  Non-Être  et  de 
l'Être  en  puissance  ;  nuances  des  diverses  catégories  ;  ques- 
tion de  la  nmltiplicité  des  êtres,  au  point  de  vue  de  chacune 
des  catégories  successives;  solutions  incomplètes  qu'a  es- 
sayées le  système  des  Idées;  les  nombres  ne  sont  pas  des 
idées;  et,  comme  tels,  ils  ne  sont  pas  causes  des  choses;  inu- 
tilité du  nombre  idéal;  caractère  véritable  des  théories 
arithmétiques. 


LIVRE  XIV.  —  CHAPJTRE  VI.  cccxxi 

Chapitbe  ni.  —  Suite  de  la  critique  de  la  théorie  des  Idées  ; 
doctrine  et  erreur  des  Pythagoriciens;  ils  sont  dans  le  vrai 
quand  ils  ne  séparent  pas  les  nombres  et  les  choses  ;  théo- 
ries diverses,  où  ils  ne  tiennent  pas  assez  compte  des  faits 
tels  que  nos  sens  les  observent  en  ce  monde;  opinion  de 
quelques  philosophes  sur  le  rôle  des  limites  dans  la  composi- 
tion des  corps  ;  les  limites  ne  peuvent  pas  être  des  substances  ; 
ordre  et  régularité  des  œuvres  de  la  nature  ;  théories  des 
premiers  philosophes,  qui  ont  admis  le  nombre  idéal  et  le 
nombre  mathématique;  défauts  de  toutes  ces  théories;  on 
peut  leur  appliquer  le  mot  de  Simonide  sur  les  discours  sans 
fin  ;  les  Pythagoriciens  essaient  d'expliquer  Torigine  des  cho- 
ses; leurs  recherches  sur  l'univers  sont  surtout  physiques; 
et  Ton  ne  peut  s'en  occuper  qu'indirectement  dans  la  pré- 
sente étude. 

CHAPrTRE  rV.  —  Suite  de  la  critique  de  la  théorie  des  Idées  et 
des  Nombres  ;  question  nouvelle  sur  le  rapport  du  bien  et  du 
beau  avec  les  principes  ;  opinion  des  Théologues  contempo- 
rains et  des  plus  anciens  poètes  sur  l'unité  dans  l'ordre  uni- 
versel des  choses;  citations  de  Phérécyde,  des  Mages,  d'Em- 
pédocle,  d'Anaxagore  ;  difflculté  de  comprendre  ce  que  c'est 
que  le  bien  dans  la  théorie  des  Idées  ;  confusion  fâcheuse  du 
bien  et  du  mal  dans  plusieurs  systèmes  ;  causes  générales  de 
ces  erreurs. 

Chapitee  V.  —  Suite  de  la  critique  de  la  théorie  des  Nombres  ; 
les  nombres  ne  sont  pas  les  premiers  éléments  des  choses; 
dans  quelle  mesure  on  peut  dire  que  le  nombre  se  mêle  aux 
choses  ;  le  nombre  ne  peut  pas  venir  des  contraires  ;  le 
nombre  est  impérissable,  tandis  que  les  contraires  sont  es- 
sentiellement périssables  ;  erreur  d'Eurytus  ;  les  nombres  ne 
peuvent  être  à  aucun  titre  causes  des  choses  ;  ils  ne  sont^  ni 
cause  substantielle,  ni  cause  efficiente,  ni  cause  finale. 

Chapitre  VI.  —  Suite  et  fin  de  la  critique  de  la  théorie  des  Nom- 
bres ;  rapport  du  Bien  au  nombre  ;  importance  de  la  pro- 
portion dans  la  composition  des  choses;  de  la  vraie  nature 
du  mélange;  application  des  nombres  au  mouvement  des 
corps  célestes  ;  vanité  de  ces  théories  ;  les  nombres  ne  peu- 
vent être  causes;  et'souvent  l'identité  de  nombre  dans  les 

T  I.  u 


cccxiii  LIVRE  XIV.  —  CHAPITRE  VI. 

choses  les  plas  dissemblables  n'est  qa*une  coïncidence; 
exemples  divers;  obscurité  impénétrable  de  ces  questions; 
le  Bien  existe;  mais  il  faut  l'expliquer  tout  autrement;  des 
effets  de  Tanalogie  dans  toutes  les  catégories  de  TÉtre  ;  il  ne 
faut  pas  s'y  laisser  tromper;  réfutation  nouvelle  de  la  théorie 
des  Nombres  idéaux.  —  Conclusion  générale  ;  les  êtres  ma- 
thématiques ne  sont  pas  séparés  des  choses  sensibles  ;  et  ce 
ne  sont  pas  des  principes. 


MÉTAPHYSIQUE 

D'ARISTOTE 


MÉTAPHYSIQUE 

D'ARISTOTE 


LIVRE    PREMIER 


CHAPITRE  PREMIER 

Origine  de  la  philosophie  ;  répartition  des  facultés  entre  les  di- 
verses classes  d'animaux  ;  rôle  de  la  mémoire  ;  supériorité  de 
l'homme;  l'expérience  tirée  de  l'observation;  citation  de  Polus; 
l'art  et  la  science  ;  débuts  et  progrès  des  arts  ;  idée  générale 
de  la  science,  fondée  sur  les  notions  universelles;  apparition 
successive  des  différentes  sciences  ;  naissance  des  mathémati-* 
ques  en  Egypte;  citation  de  la  Morale;  la  sagesse  ou  philoso- 
phie ;  définition  préliminaire  de  la  philosophie,  qu'on  peut  se 
représenter  comme  la  science  des  principes  et  des  causes. 

*  L'homme  a  naturellement  la  passion  de  con- 
naître; et  la  preuve  que  ce  penchant  existe  en 
nous  tous ,  c'est  le  plaisir  que  nous  prenons  aux 


%  i,  La  passion  de  connaître. 
Cette  observation  d'Âristote  est 
très-yraie;  le  désir  de  savoir  est 
naturel  en  nous  ;  et  c'est  là  un  des 
caractères  essentiels  qui  distin- 
guent rhomme  de  la  brute.  La 
philosophie  fait  bien  d*y  insister. 

T.  I. 


Il  semble  que,  dans  la  Genèse, 
cette  passion  instinctive  de  con« 
naître  soit  jugée  mauvaise,  puis- 
que la  chute  de  l'homme  est  attri« 
buée  à  sa  désobéissance  et  à  son 
désir  de  connaître  le.  bien  et  le 
mal,  Genèse,  eh.  u  et  m.  L7mt- 

i 


2  MÉTAPHYSIQUE  D*ARISTOTE. 

perceptions  des  sens.  Indépendamment  de  toute 
utilité  spéciale,  nous  aimons  ces  perceptions 
pour  elles-mêmes;  et  au-dessus  de  toutes  les 
autres,  nous  plaçons  celles  que  nous  procurent 
les  yeux.  Or,  ce  n'est  pas  seulement  afin  de  pou- 
voir ag*ir  qu'on  préfère  exclusivement,  peut-on 
dire,  le  sens  particulier  de  la  vue  au  reste  des 
sens;  on  le  préfère  même  quand  on  n'a  absolu- 
ment rien  à  en  tirer  d'immédiat  ;  et  cette  prédi- 
lection tient  à  ce  que,  de  tous  nos  sens,  c'est  la 
vue  qui,  sur  une  chose  donnée,  peut  nous  four- 
nir le  plus  d'informations  et  nous  révéler  le 
plus  de  différences. 


tation  de  J.-C.  traduit  mot  à  mot, 
liv.  I,  ch.  II,  §  1,  cette  pensée  (l'A- 
ristote,  qu'elle  parait  s'approprier 
en  la  citant  :  u  Omnis  homo  na- 
«  turaliter  scire  desiderat.  »  Ceci 
prouve  que  V Imitatiofi  a  dû  être 
écrite  au  plus  tôt  après  l'introduc- 
tion de  la  Métaphysique  dans  les 
écoles,  c'est-à-dire  vers  la  fin  du 
règne  de  saint  Louis.  Bossuet  dit 
aussi,  non  sans  quelque  nuance 
de  blâme  :  «  Entre  toutes  les  pas- 
ce  sions  de  l'esprit  humain,  l'une 
«  des  plus  violentes,  c'est  le  dé- 
tt  sir  de  savoir.  »  Sermon  sur  la 
Mort,  p.  393.  —  Peut-on  dire.  Il 
faut  remarquer  cette  restriction  ; 
Aristote  ne  prétend  pas  donner  à 
la  vue  une  supériorité  exclusive, 
quoique  bien  des  fois  il  en  ait 
fait  l'éloge  dans  ses  divers  ou- 
vrages. Dans  le  Traité  de  la  sen- 


sation et  des  choses  sensibles,ch..  I, 
§  10,  p.  24  de  ma  traduction, 
il  dit  en  propres  termes  :  «  De 
«  toutes  les  facultés,  la  plus  im- 
«  portante  pour  les  besoins  de 
«  l'animal  ainsi  qu*en  elle-même, 
«  c'est  la  vue;  mais  pour  Tintel- 
((  ligence,  bien  qu'indirectement, 
«  c'est  Toule.  »  Aristote  justifie 
cette  prédominance  intellectuelle 
de  l'oule  par  le  langage,  qu'elle 
seule  perçoit,  et  qui  est  le  lien 
entre  les  hommes.  C'est  par  là 
qu  il  explique  comment  les  aveu- 
gles-nés sont  plus  intelligents  que 
les  sourds-muets.  Dans  le  Timée, 
p.  148,  traduction  de  M.  Victor 
Cousin,  Platon  fait  un  éloge  non 
moins  magnifique  do  la  vue,  à 
laquelle  nous  devons  la  philoso- 
phie elle-même,  par  la  raison 
qu'en  donne  Aristote. 


LIVRE  I,  CHAP.  1,  §    3.  3 

*  La  nature,  on  le  sait,  a  doué  les  animaux 
de  la  faculté  de  sentir.  Mais,  chez  quelques-uns, 
la  sensation  ne  produit  pas  le  souvenir,  tandis 
que  chez  d'autres  elle  le  produit.  C'est  là  ce  qui 
fait  que  ces  derniers  sont  plus  intellig*ents,  et 
qu'ils  sont  susceptibles  de  s'instruire  infini- 
ment plus  que  ceux  qui  n'ont  pas  la  faculté 
de  la  mémoire.  *  Les  animaux,  qui,  tout  en 
étant  intelligcents,  ne  peuvent  rien  apprendre, 
sont  en  g*énéral  ceux  à  qui  la  nature  a  refusé 
un  organe  pour  percevoir  les  sons,  comme 
l'abeille  et  les  autres  espèces,  s'il  y  en  a  qui 
soient  à  cet  ég*ard  dénuées  comme  elle.  Au  con- 
traire,, ceux  des  animaux  qui,  à  la  mémoire, 
peuvent  ajouter  le  sens  de  l'ouïe  sont  en  état 
de  s'instruire. 


§  2.  Delà  faculté  de  sentir.  Dans 
le  Traité  fie  Vâme,  liv.  II,  ch.  ii, 
§  4,  p.  174  de  ma  traduction, 
Aristotd  a  établi  que  c'est  la  sen- 
sibilité qui  constitue  essentielle- 
ment ranimai.  C'est  là  un  prin- 
cipe, parfaitement  exact.  —  Ces 
derniers  sont  plus  intelligents. 
J'emprunte  cette  leçon  à  l'édi- 
tion de  M.  Bonitz  et  à  celle  de 
M.  Schwegler,  qui  l'ont  prise  dans 
quelques  bons  manuscrits;  elle 
est  confirmée  par  le  commentaire 
d'Alexandre  d' Aphrodise  ;  et  elle 
est  très-préférable  à  la  leçon  vul- 
gaire. 

§    3.    Comme   tabeille.   Dans 


V Histoire  des  animaux ,  Ht.  IX , 
ch.  XL,  p.  200,  édition  Firmin- 
Didot,  Aristote  est  moins  affir- 
matif;  il  regarde  la  surdité  de 
l'abeille  comme  peu  prouvée;  il 
cite  même  certains  faits  qui  sem- 
blent démontrer  le  contraire.  — 
Les  autres  espèces.  Dans  le  Traité 
de  Pâme,  liv.  II,  ch.  m,  §  7, 
p.  187  de  ma  traduction,  Aris- 
tote se  borne  à  dire,  comme  ici. 
que  plusieurs  espèces  d'animaux 
sont  privées  de  certains  sens,  et, 
entre  autres^  de  Toule  ;  mais  il 
n'indique  pas  particulièrement 
quelles  sont  ces  espèces,  et  il  ne 
cite  pas  l'abeille. 


4  MÉTAPHYSIQUE  DARfSTOTE. 

*  Ainsi,  les  animaux  autres  que  Thomme  ne 
vivent  que  sur  des  représentations  sensibles  et 
sur  des  souvenirs  ;  mais  ils  ne  proBtent  que 
médiocrement  de  Texpépience,  tandis  que  Tespèce 
humaine  a,  pour  se  conduire  dans  la  vie,  Tari 
et  la  réflexion.  *  C'est  la  mémoire  qui  forme 
Texpérience  dans  Tesprit  de  Thomme;  car  les 
souvenirs  d'une  même  chose  constituent,  en  se 
multipliant  pour  chaque  cas,  Texpépience  dans 
toute  son  énerg^ie;  et  Texpérience  est  bien  près 
de  valoir  la  science  et  Tart,  auxquels  elle  ressem- 
ble beaucoup.  C'est  Texpérience  en  eflet  qui  a 
enfanté  l'art  et  la  science  chez  les  hommes,  at- 
tendu que,  comme  le  dit  si  bien  Polus,  «C'est 
«  l'expérience  qui  eng^endre  l'art,  tandis  que 
«  l'inexpérience  ne  doit  le  succès  qu'au  hasard 


§  4.  Lart  et  la  réflexion.  Il 
faut  rapprocher  ce  passage  de  la 
théorie  toute  pareille  qui  se  trouve 
à  la  fin  des  Derniers  Analytiques^ 
liv.  II,  ch.  XIX,  §  5,  p.  288  de  ma 
traduction.  Les  idées  sont  abso- 
lument les  mêmes,  et  les  expres- 
sions aussi  sont  parfois  identiques. 

§  5.  Cest  la  mémoire  qui  for- 
me Vexpérience  dans  l'espint  de 
l'homme^  parce  que  la  mémoire 
chez  rhomme  est  plus  développée 
que  chez  les  animaux.  Entre  les 
hommes  eux-mêmes,  la  diffé- 
rence de  torce  et  d'étendue  dans 
la  faculté  de  la  mémoire  est  une 
cause  très  puissante  d'infériorité 
ou  de  supériorité.  —  Comme  le 


dit  si  bien  Polus,  Dans  le  Gorgias 
de  Platon,  p.  186»  t.  III,  traduc- 
tion de  M.  Cousin,  Polus  ex- 
prime la  même  pensée  dans  des 
termes  plus  explicites  :  «  L*expé- 
«  rience  fait  que  notre  vie  marche 
«  avec  ordre,  et  l'inexpérience  fai  t 
H  qu'elle  marche  au  hasard  ».  La 
citation  telle  que  la  fait  Aristote 
est  plus  courte  et  moins  claire. 
Comme  Polus  avait  écrit  un  ou- 
vrage de  rhétorique,  ainsi  que 
l'atteste  un  autre  passage  du 
Gorgias j  ibid.y  p.  226,  on  peut 
croire  que  les  deux  citations  de 
Platon  et  d' Aristote  sont  tirées 
de  cet  ouvrage.  Mais  laquelle 
des  deux  est  la  plus  fidèle? 


LIVRE  I,  GHAP.  I,  §  8.  5 

«  qui  la  favorise  ».  *Le  moment  où  l'art  apparaît 
est  celui  où,  d*un  g*rand  nombre  de  notions 
déposées  dans  Tesprit  par  rexpérience,  il  se 
forme  une  conception  g'énérale,  qui  s'applique  à 
tous  les  cas  analogues.  Ainsi,  avoir  cette  notion 
que  Gallias,  atteint  de  telle  maladie,  a  été  sou- 
lagée par  tel  remède,  et  que  Socrate  et  une  foule 
d'autres  personnes  qui  souffraient  du  même  mal, 
ont  été  soulagées  de  la  môme  manière,  c'est  là 
un  fait  d'expérience  et  d'observation.  '  Mais 
concevoir  que,  pour  toutes  les  personnes  qui 
peuvent  être  rangées  dans  une  même  classe 
comme  ayant  la  même  affection  maladive,  in- 
flammation, mouvement  de  bile,  fièvre  ardente, 
etc.,  le  jnême  remède  a  eu  la  même  efficacité, 
c'est  là  une  conception  qui  appartient  au  do- 
maine  de  l'art  *  Dans  la  pratique,  l'expérience 
semble  se  confondre  avec  l'art,  dont  elle  ne  se 


§  6.  Déposées  dans  Cesprit.  Voir 
le  passage  des  Derniers  Analyti- 
ques ^  cité  plus  haut  sur  le  §  4. 
—  D'expérience  et  d'observation. 
Il  n*y  a  qu  un  seul  mot  dans  le 
texte.  —  Callias,.,  Socrate.  Le  mê- 
me exemple  est  reproduit,  à  Tap- 
pui  de  la  même  pensée,  dans  la 
Rhétorique  t  liv.  I,  ch.  ir,  §  H, 
p.  22  de  ma  traduction. 

§  7.  Toutes  les  personnes.  Il  faut 
remarquer  la  généralité  de  Tex- 
pression  dont  se  sert  Âristote  : 
Toutes.  Cette  généralité  constitue 


à  elle  seule  la  difîérence  entre 
l'expérience  et  Tart  tel  qu'il  le 
conçoit  ;  en  d'autres  termes,  en- 
tre l'empirisme  et  la  science.  C'est 
ce  qu'il  dit  lui-même  au  §  suivant. 
—  Au  domaine  de  fart,  qui,  à  ce 
point  de  vue,  se  rapproche  beau- 
coup de  la  science,  de  même  que 
l'expérience  se  rapproche  beau- 
coup de  l'art. 

§  8.  Qui  n'ont  pour  eux  que 
rexpérience.  On  pourrait  traduire 
d'un  seul  mot  :  «  les  empiri- 
ques ^,  si  ce  mot  n'avait  dans  no- 


6 


MÉTAPHYSIQUE   DARISTOTE. 


(listing*ue  pas  ;  et  même  on  peut  remarquer  que 
les  gens  qui  n'ont  pour  eux  que  Texpérience,  pa- 
raissent réussir  mieux  que  ceux  qui,  sans  les 
données  de  Texpérience,  n'interrogent  que  la 
raison.  Le  motif  de  cette  différence  est  manifeste; 
c'est  que  l'expérience  ne  fait  connaître  que  les 
cas  particuliers,  tandis  que  l'art  s'attache  aux 
notions  générales,  aux  universaux.  *  Or,  quand 
on  agit  et  qu'on  produit  quelque  chose,  il  ne 
peut  jamais  être  question  que  de  cas  particuliers. 
Le  médecin,  qui  soigne  un  malade,  ne  guérit  pas 
l'homme,  si  ce  n'est  d'une  façon  détournée;  mais 
il  guérit  Gallias,  Socrate,  ou  tel  autre  malade 
affligé  du  même  mal,  et.  qui  est  homme  indirec- 
tement, dans  le  sens  général  de  ce  mot.  *^  Il 
s'ensuit  que,  si  le  médecin  ne  possédait  que  la 
notion  rationnelle,  sans  posséder  aussi  Texpé- 
rience,  et  qu'il  connût  l'universel  sans  connaître 


tre  langue  un  sens  défavorable.  — 
Que  ta  raison.  Ou  peut-être  plus 
exactement  :  «  Que  la  notion  géné- 
rale qu^ils  ont  de  la  chose  ». — Uart 
s'attache  aux  notions  générales. 
C'est  aussi  le  caractère  essentiel 
de  la  science.  —  Aux  universaux. 
J'ai  ajouté  ces  mots;  ils  para- 
phrasent les  précédents  sous  une 
forme  qui  nous  est  plus  familière, 
dans  la  langue  bien  connue  de  la 
Scholastique. 

§  9.  Quand  on  agit.  C'est  tou- 
jours le  caa  de  l'expérience  et  de 
Tart.  La  science  proprement  dite 


est  plutôt  contemplative.  —  ^i  ce 
n'est  (fune  façon  détournée.  Mot 
à  mot  :  «  par  accident  »,  ou  bien 
encore  :  «  indirectement». —  Dans 
le  sens  général  de  ce  mot.  J'ai 
ajouté  cette  sorte  de  complément 
pour  rendre  toute  la  force  du 
texte. 

§10.1/1  notion  rationnelle.  Voir 
plus  haut,  §  8.  —  Il  courrait... 
le  risque.  Observation  profonde, 
dont  on  peut  tous  les  jours  vérifier 
la  justesse.  —  Se  méprendre  dans 
sn  médication.  Les  erreurs  des 
médecins  les  plus  soigneux  n'ont 


LIVRE  I,  ICHAP.  I,  §  42.  7 

également  le  particulier  dans  le  général,  il 
courrait  bieji  des  fois  le  risque  de  se  méprendre 
dans  sa  médication,  puisque,  pour  lui,  c'est  le 
particulier,  Tindividuel,  qu'avant  tout  il  s'ag'it 
de  guérir. 

"  Néanmoins  savoir  les  choses  et  les  com- 
prendre est  à  nos  yeux  le  privilège  de  Tart  bien 
plus  encore  que  celui  de  l'expérience  ;  et  nous 
supposons  que  ceux  qui  se  conduisent  par  les 
règles  de  l'art  sont  plus  éclairés  et  plus  sages 
que  ceux  qui  ne  suivent  que  l'expérience  seule, 
parce  que  toujours  la  sagesse  nous  semble  bien 
davantage  devoir  être  la  conséquence  naturelle 
du  savoir.  **  Gela  vient  de  ce  que  ceux  qui  sont 
guidés  par  les  lumières  de  l'art  connaissent  la 
cause  des  choses,  tandis  que  les  autres  ne  s'en 
rendent  pas  compte.  L'expérience  nous  apprend 
simplement  que  la  chose  est  ;  mais  elle  ne  nous 


pas  souvent  d'autre  cause  ;  ils  con- 
naissent bien  le  général  ;  mais  ils 
connaissent  moins  bien  le  cas 
particulier,  qu'ils  n'ont  pu  étu- 
dier suffisamment.  —  Dans  le  gé- 
néral. J'ai  encore  ajouté  ces  mots 
pour  rendre  le  texte  dans  toute  sa 
force. 

§  11.  Pltis  éclairés  et  plus  sa- 
ges. Il  n'y  a  que  ce  dernier  mot 
dans  le  texte  ;  mais,  dans  notre 
langue,  il  n'aurait  pas  suffi;  j'ai 
dû  y  ajouter. 

§  12.  Connaissent  la  cause  des 
choses.  On  sait  que,  dans  les  théo- 


ries d'Aristote,  la  connaissance 
des  causes  est  la  condition  essen- 
tielle de  la  science. — L*art  au  con- 
traire nous  en  révèle  le  pourquoi 
et  la  cause.  L'art  est  alors  l'égal 
de  la  science  ;  voir  un  peu  plus 
bas,  §  15.  Sur  l'importance  de  la 
connaissance  par  la  cause,  on 
pourrait  citer  une  foule  de  pas- 
sages où  cette  théorie  est  répé- 
tée sous  des  formes  presque  iden- 
tiques. Je  me  borne  aux  deux  sui- 
vants de  la  Métaphysique  elle- 
même,  liv.  I,  ch.  III,  §  1,  et  liv.  II, 
ch.  II,  §  14,  plus  loin. 


8 


MÉTAPHYSIQUE   D*ARISTOTE. 


dit  pas  le  pourquoi  deschoses.  L'art,  au  contraire, 
nous  en  révèle  le  pourquoi  et  la  cause.  "Aussi, 
en  chaque  genre,  ce  sont  les  hommes  supérieurs, 
les  architectes,  que  nous  estimons  le  plus,  et  à 
qui  nous  supposons  plus  de  science  qu'aux  ou- 
vriers, qui  ne  font  que  travailler  de  leurs  mains. 
Si  les  premiers  nous  paraissent  plus  savants  et 
plus  éclairés,  c'est  qu'ils  connaissent  les  causes 
de  ce  qu'ils  produisent,  tandis  que  les  autres,  à 
la  manière  de  certains  corps  sans  vie,  agpissent 
certainement,  mais  agissent  sans  aucune  con- 
naissance de  ce  qu'ils  font,  comme  le  feu,  qui 
brûle  et  ne  le  sait  pas.  **  Il  est  vrai  que,  si  c'est 
par  suite  d'une  org*anisation  naturelle  que  les 
corps  inanimés  produisent  chacun  leur  action 


§  13.  Les  hommes  supérieurs  ^ 
les  architectes.  Il  n'y  a  dans  le 
texte  que  le  dernier  mot;  j*ai 
ajouté  les  premiers  a  tin  de  justi- 
fier l'expression  générale  dont 
se  sert  Aristote  :  «  Dans  chaque 
genre  ».  On  pourrait  traduire 
aussi  :  a  Ceux  qui  jouent  le  rôle 
d'architectes  ».  —  Plus  savants  et 
plus  éclairés.  Le  texte  dit  simple- 
ment :  K  plus  sages  ». 

§  §  13  et  14.  Tandis  que  les  au- 
tres».,. Il  est  vrai,,.,  les  leurs. 
M.  Schweglera  proposé,  d'après 
quelques  manuscrits,  de  retran- 
cher tout  ce  passage,  qui,  gram- 
maticalement,  n'est  pas  très- 
correct  et  qui  lui  semble  gêner  le 
mouvement  général  de  la  pensée. 


Il  remarque  qu'Alexandre  d'A- 
phrodise  ne  l'a  pas  commenté,  et 
il  en  conclut  qu'Alexandre  ne 
l'avait  pas  non  plus  dans  ses  ma- 
nuscrits ;  ce  serait  une  glose  de 
quelque  main  inconnue,  qui  de  la 
marge  serait  passée  dans  le  texte. 
La  conjecture  est  plausible;  mais 
je  pense  avec  M.  Bonitz  qu*il 
vaut  mieux  garder  le  texte  tel 
qu'il  est,  bien  qu'il  ne  soit  pas 
irréprochable.  Voir  plus  loin  la 
fin  du  §  16.  La  comparaison  avec 
les  corps  sans  vie  est  très  juste  ; 
et  il  serait  fâcheux  de  ne  pas 
pouvoir  la  conserver. 

§  14.  Que  les  chefs.  Le  texte 
n'est  pas  aussi  net;  et  c'est  là 
précisément   ce  qui  fait  la  diffi- 


LIVRE  I,  CHAP.  I,  §  16. 


9 


propre,  c'est  grâce  à  Thabitude  que  les  manœu- 
vres remplissent  si  bien  les  leurs,  de  telle  sorte 
que  ce  n'est  pas  pratiquement  que  les  chefs  sont 
plus  habiles  que  leurs  ouvriers,  mais  encore  une 
fois  c'est  parce  qu'ils  raisonnent  ce  qu'il  faut 
faire  et  qu'ils  connaissent  les  causes  de  leurs 
actes. 

**  D'une  manière  générale,  ce  qui  prouve 
qu'on  sait  réellement  une  chose,  c'est  d'être  ca- 
pable de  l'enseigner  à  autrui  ;  et  voilà  comment 
nous  trouvons  que  l'art  est  de  la  science  beau- 
coup plus  que  l'expérience  ne  peut  en  être, 
parce  que  ceux  qui  sont  arrivés  à  l'art  sont  en 
état  d'enseigner  et  que  ceux  qui  n'ont  que  l'ex- 
périence en  sont  incapables.  **  C'est  là  encore 
pourquoi  nous  ne  confondons  jamais  les  percep- 
tions sensibles  avec  la  science.  Cependant  la 
sensibilité  nous  donne  les  notions  les  plus  puis- 
santes et  les  plus  décisives  des  objets  particuliers; 
mais  elle  ne  nous  dit  jamais  le  pourquoi  de  la 
chose.  Ainsi,  dans  l'exemple  qui  vient  d'être  cité, 


culte  plus  grammaticale  que  lo- 
gique, signalée  dans  la  note  pré- 
cédente. «  Les  chefs  »  se  rap- 
porte ici  aux  u  architectes  » 
et  à  tous  ceux  qui  tiennent  le 
même  rang  par  rapport  aux  in- 
férieurs, qui  exécutent  matérielle- 
ment leurs  ordres. 

§  15.  Ce  qui  prouve  qu*on  sait 
réellement.  Cette  pensée  est  déjà 


dans  Platon,  Premier  Alcihiade, 
p.  71,  traduction  de  M.  V.  Cousin. 
§  16.  Les  plus  puissantes  et  les 
plus  décisives.  Il  n'y  a  qu'une  seule 
épithëte  dans  le  texte.  —  Elle  ne 
nous  dit.  C'est  l'expression  même 
d'Aristote.  —  Dans  V exemple  qui 
vient  d'être  cité.  Voir  plus  haut 
§  13.  Le  texte  d'ailleurs  est  un  peu 
moins  explicite. 


iO 


MÉTAPHYSIQUE  D'ARISTOTE. 


la  sensation  ne  nous  explique  pas  pourquoi  le 
feu  esl  chaud;  elle  nous  informe  simplement 
qu'il  nous  brûle.  *^  Aussi  le  premier  qui  inventa 
un  art  quelconque,  en  allant  au-delà  des  im- 
pressions sensibles  que  tout  le  monde  éprouve, 
dut  vraisemblablement  exciter  parmi  les  hommes 
une  réelle  admiration,  non  pas  seulement 
comme  ayant  fait  une  découverte  utile,  mais 
comme  étant  un  sag'e,  fort  supérieur  à  tous  ses 
semblables.  Plus  tard,  quand  les  arts  se  furent 
multipliés,  les  uns  s'appliquant  aux  besoins  né- 
cessaires et  les  autres  à  l'agrément  de  la  vie,  on 
ne  cessa  pas  pour  cela  de  toujours  considérer 
les  g^ns  qui  s'élevaient  jusqu'à  Tart  comme  plus 
savants  que  les  gens  de  simple  expérience;  et 
cette  estime  leur  fut  accordée  précisément  parce 
que  leurs  connaissances  n'avaient  pas  un  but 
d'application  immédiate.  **  Mais,  une  fois  que 
tous  les  arts  indispensables  se  furent  constitués, 
on  vit  surgir  des  sciences  dont  l'objet  ne  peut 


§  17.  Un  sage.  Ou  peut-être 
mieux  :  «  un  savant  »;  mais,  au 
début,  les  idées  de  science  et  de 
sagesse  se  confondaient  aisé- 
ment. 

§  18.  Peut  se  livrer  plus  facile- 
ment au  repos.  C'est  une  obser- 
Tation  qui,  depuis  Aristote^  a  été 
mille  fois  répétée;  elle  est  très 
profonde,  quoique  très  simple.  — 
Les  sciences  mathématiques  pri- 


rent naissance  en  Egypte,  Héro- 
dote, liv.  II,  ch.  cix,  p.  105,  édi- 
tion Firmin-Didot ,  explique  dif- 
féremment et  d'une  manière  plus 
pratique  la  naissance  de  la  géo- 
métrie en  Egypte.  Tous  les  ans 
le  Nil,  par  son  inondation,  effa- 
çait les  limites  des  champs,  que 
le  grand  Sésostris  avait  assignés 
à  ses  compagnons  d'armes;  il 
fallait  rétablir  exactement  les  H- 


LIVRE  I,  CHAP.  I,  §  20. 


ii 


être  ni  ragrément  ni  le  besoin.  Elles  naquirent 
tout  d'abord  dans  les  climats  où  Thomme  peut 
se  livrer  plus  facilement  au  repos;  et  c'est  ainsi 
que  les  sciences  mathématiques  prirent  nais- 
sance  en  Egypte,  où  la  caste  des  prêtres  em- 
ployait de  cette  façon  les  loisirs  qui  lui  avaient 
été  ménagés. 

*^  Dans  notre  Morale,  on  a  pu  voir  par  quels 
caractères  se  disting*uent  réciproquement  Tart, 
la  science  et  les  autres  connaissances  de  cet 
ordre  ;  mais  pour  notre  étude  actuelle,  tout  ce 
que  nous  voulons  dire,  c'est  que,  dans  l'opinion 
de  tout  le  monde,  la  science  que  Ton  décore 
du  nom  de  Sagesse,  la  Philosophie,  a  pour  objet 
les  causes  et  les  principes  des  choses.  *^  Je  le 
répète  donc,  en  résumant  ce  qui  précède  : 
l'expérience,  à  ce  qu'il  semble,  est  un  degré 
'de  science  plus  relevé  que  la  sensation,  sous 
quelque  forme  que  la  sensation  s'exerce  ;  l'hom- 
me qui  se  guide  par  les  données  de  l'art  est 


mites  de  chaque  propriété  ;  de  là, 
la  nécessité  de  la  géométrie,  qui 
d*Égypte  passa  dans  la  Grèce. 
Les  deux  explications  ne  sont  pas 
absolument  contradictoires. 

§  19.  Dans  notre  Morale,  Voir 
la  Morale  à  Niconiaque,  liv.  VI, 
ch.  II,  III,  IV  et  V,  p.  198  et  suiv. 
de  ma  traduction.  —  La  philo- 
iophie.  J*ai  ajouté  ce  mot,  para- 
phrase   du  précédent,  qui   seul 


est  dans  le  texte.  —  A  pour  objet 
les  causes  et  les  principes.  C'est 
peut-être  restreindre  un  peu  trop 
le  domaine  de  la  philosophie. 

§  20.  En  résumant  ce  qui  pré- 
cède. Le  texte  n*est  pas  tout  à  fait 
aussi  précis.  —  Purement  prati- 
queSy  et  qui  produisent  quelque 
chose  de  matériel.  —  La  sagesse 
ou  philosophie.  Même  remarque 
qu'au  §  précédent. 


42  MÉTAPHYSIQUE  D'ARISTOTE. 

supérieur  à  ceux  qui  suivent  exclusivement 
lexpérience  ;  rarchitecle  est  au-dessus  des 
manœuvres;  et  les  sciences  de  théorie  sont 
au-dessus  des  sciences  purement  pratiques. 
Enfin,  et  par  une  conséquence  évidente,  la 
Sag*esse  ou  Philosophie  est  la  science  qui  étudie 
certaines  causes  et  certains  principes  déflnis. 


CHAPITRE  II 


Définition  plus  spéciale  de  la  sagesse  ou  philosophie  ;  idées  qu^on 
se  fait  habituellement  du  sage  ou  philosophe,  au  nombre  de 
quatre  principales;  analyse  de  chacune  de  ces  idées;  en  ré- 
sumé, la  science  des  généralités  est  le  but  particulier  de  la  phi- 
losophie ;  elle  est  la  science  des  principes  premiers  et  univer- 
sels ;  ce  n'est  pas  une  science  pratique,  d'une  utilité  immédiate  ; 
elle  est  la  dernière  qui  paraisse  entre  toutes  les  autres  ;  cita- 
tion de  Simonide  ;  grandeur  et  subHmité  presque  divine  de 
cette  science  ;  elle  cherche  à  savoir  uniquement  pour  connaître 
la  vérité. 


*  Si  la  science,  objet  de  nos  études,  est  bien  ce 
que  nous  venons  de  dire,  il  nous  faut  examiner 
de  plus  près  quelles  sont  spécialement  les  causes 
et  quels  sont  les  principes  dont  la  philosophie 


§  1.  1rs  opinions  que  nous  nous  aussi  l'opinion  des  gens  éclairés. 

formons.  Ce   ne  sont  pas  seule-  —  Du  sage  et  du  philosophe.  Il 

ment  les  opinions  vulgaires  qu'A-  n'y  a  encore  qu'un  seul  mot  dans 

ristote  entend  interroger;  c*est  le  texte. 


LIVRE  I,  CHAP.  Il,  §  3. 


i3 


est  la  science.  Pour  éclaircir  davantag^e  la  ques- 
tion et  la  traiter  plus  facilement,  nous  n'aurons 
qu'à  analyser  les  opinions  que  nous  nous  for- 
mons ordinairement  du  sage  et  du  philo- 
sophe • 

*A  cet  cg^ard,  notre  première  conception,  c'est 
que  le  mérite  principal  du  sag^e,  c'est  de  savoir, 
autant  du  moins  qu'un  tel  avantag'e  peut  appar- 
tenir à  l'homme,  Tensemble  de  toutes  choses, 
sans  posséder  néanmoins  la  connaissance  des^ 
cas  particuliers.  ^  En  second  lieu,  le  sag'e,  le 
philosophe,  est,  dans  notre  opinion,  celui  qui 
arrive  à  connaître  les  choses  qui  sont  d'un  accès 
difflcile  et  que  l'homme  n'atteint  qu'avec  peine  ; 
car  recevoir  des  impressions  sensibles,  c'est  une 
faculté  commune  à  tous  les  êtres  animés  ;  il  n'y 
a  rien  de  plus  aisé  au  monde  ;  et  aussi  ne  voit-on 
là  aucun  indice  de  sag'esse. 


§  2.  f^otre  premièi'e  co?iception. 
Il  faut  remarquer,  dans  cette  énu- 
mération,  renchainement  et  la 
succession  des  idées;  c*est  une 
analyse  achevée.  —  Autant  du 
moins  qu*un  tel  avantage.  Restric- 
tion très  prudente  et  tout  à  fait 
Socratique.  Le  philosophe  est  en 
cela  aussi  modeste  que  le  veut 
la  raison;  Torgueil  ne  convient 
qu'aux  faibles.  —  Uensemble  de 
tontes  choses.  Le  texte  n'est  pas 
plus  précis;  et  Ton  peut  se  de- 


mander s'il  s'agit  ici  de  l'ensem- 
ble de  l'ordre  universel,  ou  sim 
plement  de  l'ensemble  d'une  ques- 
tion, contenant  dans  ses  limites 
beaucoup  de  faits  particuliers. 

§  3.  Le  sage,  le  philosophe.  Mê- 
me remarque  que  plus  haut.  — 
Que  rhomme  n'atteint  qu'avec 
peine.  Ce  second  caractère  de  la 
philosophie  n'est  pas  moins  exact 
que  le  premier.  —  Faculté  com- 
mune^ que  l'homme  partage  avec 
les  animaux. 


14 


MÉTAPHYSIQUE   D'ARISTOTE. 


*  En  troisième  lieu,  nous  trouvons  qu'on  est 
d'autant  plus  philosophe  et  d'autant  plus  avancé 
dans  une  science,  quelle  qu'elle  soit,  qu'on  y 
apporte  plus  d'exactitude  et  qu'on  est  plus  capa- 
ble de  l'enseigner  à  autrui.  '^  Enfin,  parmi  les 
sciences,  nous  estimons  que  celle  qu'on  recher- 
che pour  elle-même  et  exclusivement  en  vue 
de  savoir,  est  bien  plus  philosophique  que  celle 
qu'on  recherche  pour  les  résultats  matériels 
qu'elle  procure  ;  de  même  aussi  que  la  science 
qui  commande  de  plus  haut  est  plus  philoso- 
phique que  celle  qui  obéit  en  exécutant  les 
ordres  d'une  autre  science;  car  le  sag^,  tel  qu'on 
le  comprend  habituellement,  n'a  point  à  recevoir 
la  loi  de  personne  ;  c'est  à  lui  de  la  donner  ;  et, 
loin  de  se  soumettre  aux  autres  hommes,  c'est 
au  contraire  aux  moins  sag*es  de  se  soumettre 
à  lui. 

*  Telles  sont  communément  les  opinions  que 
nous  nous  formons  de  la  sagesse  et  aussi  des 


â  4.  Plus  philosophe  et.,,  plus 
avancé.  Il  n*y  a  qu'un  mot  dans 
le  texte.  —  Plus  capable  de  ren- 
seigner à  autrui.  Voir  plu»  haut, 
ch.  I,  §  15. 

§  5.  N*a  point  à  recevoir  la 
loi  de  personne.  C'est  déjà  pres- 
que le  sage  du  Stoïcisme.  — j4uj: 
moins  sages  de  se  soumettre^  dans 
rintérét  du  subordonné  bien  plus 


encore  que  dans  l'intérêt  du  sa- 
ge, qui  n*a  pas  besoin  que  per- 
sonne lui  obéisse. 

§  6.  Telles  sont  les  opinions.  Il 
faut  rapprocher  ce  portrait  du 
philosophe  selon  Aristote.  de  ce- 
lui que  Platon  en  a  tracé  dans  la 
République,  liv.  V,  p.  305  et  suiv., 
traduction  de  M.  V.  Cousin,  et 
au  début  du  livre  VI.  L'analyse 


LIVRE  I,  CHAP.  II,  §  9. 


15 


philosophes  ;  et  tel  est  à  peu  près  le  nombre  de 
toutes  ces  appréciations. 

^  Quant  à  la  première,  celle  qui  suppose  que  le 
sage  peut  savoir  toutes  choses,  il  est  clair  que 
cette  supériorité  appartient  surtout  à  celui  qui 
possède  le  plus  complètement  la  science  géné- 
rale; car,  à  cette  condition,  on  sait,  en  une  cer- 
taine mesure,  tous  les  cas  particuliers  compris 
sous  cette  généralité.  *  D'autre  part,  ce  sont  les 
notions  générales  que  Ton  a  le  plus  de  peine  à 
conquérir,  parce  que  ces  notions  sont  les  plus 
éloignées  de  la  sensation.  ^En  troisième  lieu,  les 
connaissances  les  plus  exactes  sont,  avant  toutes 
les  autres,  celles  qui  s'adressent  le  plus  directe- 
ment aux  principes  premiers,  par  cette  raison 
qu'ayant  un  moindre  nombre  d'éléments,  elles 
peuvent  être  plus  précises  que  celles  où  les  élé- 


d'Âristote  a  peut-être  plus  de 
précision  ;  mais  on  peut  trouver 
que  celle  de  Platon  a  plus  de 
grandeur f  si  ce  n*est  de  vérité. 
§  7.  Qui  possède  le  plus  com- 
plètement la  science  générale.  Ceci 
peut  s'entendre  aussi  bien  de 
Tensemble  des  choses,  de  l'uni- 
vers, que  de  la  totalité  d'une 
question.  —  On  sait  en  une  cer- 
taine mesure  tous  les  cas  particu- 
liers. Voir  la  même  idée  expri- 
mée dans  des  termes  presque 
pareils,  Derniers  Analytiques, 
livre  I,  ch.  xxiv,  §  14,  page  154 
de  ma  traduction,  et  aussi  dans 


la  Physique,  livre  VII,  ch.  iv, 
§  12,  page  433  de  ma  traduction. 

§  8.  Le  plus  de  peine  à  conqué- 
rir, par  la  réflexion,  qui  n'est 
pas  spontanée  et  qui  ne  dé- 
pend que  de  nous,  tandis  que 
la  sensation  n'en  dépend  pas  et 
qu'elle  est  fatale  en  quelque  sorte. 

§  9.  V arithmétique...  plus  pré- 
cise que  la  géométrie.  Le  même 
exemple  est  donné  dans  les  Der- 
niers Analytiques^  liv.  I,  ch.  xxvii^ 
§  3,  page  164  de  ma  traduction. 
L'arithmétique  est  purement  abs- 
traite; la  géométrie  a  des  élé- 
ments concrets. 


i() 


MÉTAPHYSIQUE  D'ARISTOTE. 


ments  s'accumulent  :  l'arithmétique,  par  exem- 
ple, étant  plus  précise  que  la  géométrie.  *^  Ajou- 
tez encore  que  la  science  qui  étudie  les  causes 
peut  s'enseigner  bien  mieux  que  toute  autre  ; 
car  le  véritable  enseignement  consiste  à  exposer 
les  causes  de  chaque  objet  en  détail.  **  Quant  à 
apprendre  les  choses  et  à  les  savoir  exclusive- 
ment pour  elles-mêmes,  c'est  l'attribut  éminent 
de  la  science  qui  s'occupe  de  ce  qui  peut  être  su 
le  mieux  possible;  car,  lorsqu'on  ne  pense  à  sa- 
voir que  pour  savoir,  on  s'attache  surtout  à  la 
science  qui  est  la  plus  science  de  toutes,  et  c'est 
justement  celle  qui  étudie  ce  qui  peut  être  su  le 
plus  complètement.  Or,  sans  comparaison,  ce 
qui  peut  être  le  mieux  su,  ce  sont  les  principes 
et  les  causes,  puisque  c'est  par  leur  intermé- 
diaire et  par  les  conséquences  qui  en  sortent, 
qu'on  connaît  tout  le  reste,  tandis  que  récipro- 
quement les  détails  particuliers  ne  suffiraient 
pas  à  faire  connaître  les  principes.  **  Enfin,  la 
science  qui  est  le  plus  réellement  la  science  des 


§  10.  Peut  s'enseigner  bien 
mieux  que  toute  autre,  parce 
qu'on  ne  sait  réellement  les  cho- 
ses que  quand  on  en  connaît 
bien  les  causes. 

§  11.  C'est  l'attribut  éminent 
de  la  science^  prise  d'une  manière 
générale,  aussi  bien  que  de  la 
science  philosophique  en  parti- 
culier.    L'objet    propre    de    la 


science  est  de  savoir,  indépen- 
damment de  toutes  les  consé- 
quences que  ce  savoir  peut  pro- 
duire. La  science  proprement 
dite  est  toujours  désintéressée. 

§  12.  Subordonnée  et  exécutrice. 
Il  n'y  a  qu'un  mot  dans  le  texte. 
—  Ce  but  pour  chaque  chose  est 
le  bien.  Aristote  arrive,  par  une 
autre  voie  que  Platon,  mais  tout 


LIVRE  I,  CHAP.  II,  §  i'k 


47 


principes,  et  qui  les  fait  comprendre  mieux  que 
toute  science  subordonnée  et  exécutrice,  c'est 
celle  qui  connaît  le  but  en  vue  duquel  chaque 
chose  doit  être  faite.  Or,  pour  chaque  chose,  ce 
but  dernier,  c'est  son  bien  ;  et,  d'une  manière 
universelle,  c'est  le  plus  g*rand  bien  possible 
dans  la  nature  tout  entière. 

*^  De  tout  ce  qu'on  vient  de  dire,  il  résulte  que 
le  nom  cherché  par  nous,  sous  toutes  ces  défi- 
nitions, s'adresse  à  une  seule  et  même  science. 
Ainsi,  cette  science  doit  être  celle  qui  s'occupe 
des  premiers  principes  et  des  causes,  puisque  le 
bien  et  le  but  final  sont  réellement  une  des 
causes  qui  produisent  les  choses.  **  En  second 
lieu,  cette  science  n'a  pas  un  objet  directement 
pratique.  C'est  là  ce  qu'atteste  évidemment 
l'exemple  des  plus  anciens  philosophes.  A  l'ori- 
g^ine  comme  aujourd'hui,  c'est  Tétonnement  et 
l'admiration  qui  conduisirent  les  hommes  à  la 
philosophie.  Entre  les   phénomènes  qu'ils   ne 


comme  lui,  à  placer  l'Idée  du 
bien  au  sommet  de  toutes  les 
Idées.  C'est  la  loi  universelle  des 
choses  ;  c'est  aussi  le  fondement 
de  Toptimisme.  — -  Le  plut  grand 
bien  possible  dans  la  nature  tout 
entière.  Ainsi  Aristote  ne  fait  pas 
d'exception. 

§  13.  Une  des  causes.  Il  semble 
que  ceci  est  un  peu  en  contra- 
diction  avec    la   Un   du  §  pré- 

T.  I. 


cèdent.  Le  bien  n'est  pas  seule- 
ment une  des  causes  qui  produi- 
sent  les  choses  ;  c'en  est  la  cause 
supérieure  et  principale. 

§  14.  Des  plus  anciens  philoso' 
phes.  Ceux  de  l'école  dlonie,  de 
l'école  d'Élée  et  les  Pythagori- 
ciens. —  Uitonnement  et  l'admi- 
ration. Il  n'y  a  dans  le  texte  qu'un 
seul  mot,  qui  a  la  force  des  deux 
mots  de  ma  traduction.  Platon 

â 


i:V 


18 


MÉTAPHYSIQUE  D  AHISTOTE. 


pouvaient  comprendre,  leur  attention,  frappée 
de  surprise,  s'arrêta  d'abord  à  ceux  qui  étaient 
le  plus  à  leur  portée  ;  et,  en  s'avançant  pas  à  pas 
dans  cette  voie,  ils  dirigèrent  leurs  doutes  et 
leur  examen  sur  des  phénomènes  de  plus  en 
plus  considérables.  C'est  ainsi  qu'ils  s'occupè- 
rent des  phases  de  la  lune,  des  mouvements  du 
soleil  et  des  astres,  et  même  de  la  formation  de 
l'univers.  ^'^Mais  se  poser  à  soi-même  des  ques- 
tions et  s'étonner  des  phénomènes,  c'est  déjà 
savoir  qu'on  les  ig^nore;  et  voilà  comment  c'est 
être  encore  ami  de  la  sagesse,  c'est  être  philoso- 
phe que  d'aimer  les  fables,  qui  cherchent  à  expli- 
quer les  choses,  puisque  la  fable,  ou  le  mythe,  ne 
se  compose  que  d'éléments  merveilleux  et  sur- 
prenants. 


dit  dans  le  Théétète,  traduction 
de  M.  Cousin,  page  74  :  u  L'é- 
«  tonnement  est  un  sentiment 
«  philosophique;  c'est  le  vrai 
«  commencement  de  la  philoso- 
«  phie.  »  —  Et  même  de  la  for- 
mation de  P univers.  Éternelles 
questions^  aussi  neuves  aujour- 
d'hui qu'elles  pouvaient  Tétre  du 
temps  d'Aristote,  et  qui  ne  sollici- 
tent pas  moins  la  juste  curiosité 
de  l'esprit  humain.  C'est  à  la 
philosophie  de  les  résoudre. 

§  15.  Cest  déjà  savoir  qu'on  les 
ignore.  Remarque  profonde.  L'a- 
nimal ne  s'étonne  de  rien,  et  le 


sauvage  s'étonne  presque  aussi 
peu  que  l'animal;  il  n'a  pas 
conscience  de  son  ignorance.  — 
C'est  être  encore  ami  de  la  sagesse. 
On  pourrait,  d'après  le  texte  vul- 
gaire, traduire  aussi  :  «  Le  philo- 
sophe aime  les  fables.  »  Mais  je 
crois,  avec  M.  Bonitz,  que  l'autre 
version,  que  j'adopte,  répond 
mieux  à  l'ensemble  de  la  pensée. 
—  La  fable,  ou  le  mythe.  Il  n'y  a 
qu'un  seul  mot  dans  le  texte.  — 
Merveilleux  et  surprenants.  Même 
remarque.  Mais,  dans  notre  lan- 
gue, l'un  des  deux  n'aurait  peut- 
être  pas  suffi. 


LIVRE  i,  CHAP.  II,  g  17. 


19 


*®  Si  donc  c'est  pour  dissiper  leur  ignorance 
que  les  hommes  ont  cherché  à  faire  de  la  philo- 
sophie, il  est  évident  qu'ils  ne  cultivèrent  cette 
science  si  ardemment  que  pour  savoir  les  choses, 
et  non  pour  en  tirer  le  moindre  profit  matériel. 
Ce  qui  s'est  passé  alors  démontre  bien  ce  désin- 
téressement. Tous  les  besoins,  ou  peu  s'en  faut, 
étaient  déjà  satisfaits^  en  ce  qui  concerne  la  com- 
modité de  la  vie  et  même  son  ag'rément,  quand 
survint  la  pensée  de  ce  g^enre  d'investigations. 
"  Ainsi,  il  est  bien  clair  que  la  philosophie  n'est 
recherchée  pour  aucune  utilité  étrangère  ;  mais, 
de,  même  que  nous  appelons  libre  l'homme  qui 
ne  travaille  que  pour  lui,  et  non  pour  un  autre, 
de  même  cette  science  est,  entre  toutes,  la  seule 
qui  soit  vraiment  libre,  puisqu'elle  est  la  seule 
qui  n'ait  absolument  d'autre  objet  qu'elle-même. 


§  16.  E/i  ce  qui  concerne  la  com- 
modité de  la  vie  et  niéme  son  agré- 
ment. M.  Schwegler  pense  que 
ce  membre  de  phrase  doit  être 
rapporté  à  ce  qui  suit  et  non  à 
ce  qui  précède  ;  et  alors  on  tra- 
duirait «...  étaient  déjà  satisfaits 
c  quand  pour  donner  à  la  vie  des 
«  jouissances  plus  délicates  et 
«  plus  nobles,  on  s'appliqua  à 
«  ce  nouveau  genre  d'investiga- 
«  tions.  »  Je  préfère  le  premier 
sens  comme  plus  naturel,  et  je 
l'adopte  avec  tous  les  autres  tra- 
ducteurs. 

§  17.  La  philosophie  n'est  re- 


cherchée pour  auame  utilité  étran- 
gère. Grand  principe,  qui  est  au- 
jourd'hui aussi  vrai  que  dans 
l'antiquité. —  La  seule  gui  soit  vrai- 
ment libre.  C'est  déjà  la  supério- 
rité que  le  Stoïcisme  devait  attri- 
buer au  sage,  qui  seul  est  libre. — 
D'autre  objet  qu' elle-même,  hq  tra- 
vaillant comme  l'homme  libre  que 
pour  soi.  De  cette  belle  théorie 
su^  la  philosophie,  il  faut  rappro- 
cher le  magnifique  passage  de  la 
Morale  à  Nicomaque,  sur  la  vie  in- 
tellectuelle, liv.  'X,ch.  VII,  p.  452 
de  ma  traduction.  C'est  un  com- 
plément de  la  présente  définition. 


20 


MÉTAPHYSIQUE  D'AHISTOTE. 


*®  On  a  donc  pu  avec  toute  raison  trouver  que  la 
possession  de  cette  science  est  au-dessus  de  T hu- 
manité; car  la  nature  de  Thomme  est  esclave 
de  mille  façons  ;  et,  selon  le  dire  de  Simonide, 
«  Il  n'y  a  que  Dieu  qui  puisse  jouir  de  ce  privi- 
«  lèg'e  auguste  de  la  liberté  »  ;  mais  Tliomme 
se  manquerait  à  lui-même,  s'il  ne  recherchait 
pas  la  science  qu'il  peut  atteindre.  *^  En  suppo- 
sant que  les  poètes  disent  vrai,  et  que  la  divinité 
puisse  jamais  éprouver  un  sentiment  quelcon- 
que de  jalousie,  ce  serait  ici  surtout  le  cas  d'être 
jaloux,  à  ce  qu'il  semble;  et  tous  ceux  qui  se 
disting'uent  dans  cette  science  devraient  être 
accablés  de  maux  par  les  dieux.  Mais,  d'une 


§  18.  Est  au-dessus  de  rhumanité. 
Cette  idée  n^est  pas  très-juste ,  si 
on  la  prend  à  la  rigueur.  La  philo- 
sophie est  au  contraire  la  science 
véritablement  digne  de  Thomme, 
comme  Aristote  lui-même  le  dit 
un  peu  plus  bas;  le  philosophe 
ne  se  vante  pas  d*étre  un  sage 
à  proprement  parler;  il  est  sim- 
plement Tamant  de  la  sagesse, 
selon  le  grand  mot,  inventé,  dit- 
on,  par  Pythagore.  —  Simonide, 
Platon,  dans  le  Protagoras,  tra- 
duction de  M.  V.  Cousin,  pages 
80  et  86,  rappelle  ce  vers  de  Si- 
monide, tiré  do  la  chanson  que 
Socrato  cite  et  analyse.  Dans  le 
Protagoras,  la  pensée  de  Simo- 
nide s'applique  à  la  vertu  et  non 
à  la  liberté. 


§  19.  Que  les  poètes  disent  vrai. 
Il  eût  été  bon  de  désigner  ces 
poètes  un  peu  plus  précisément. 
La  jalousie  des  dieux  est  plutôt 
la  Némésis,  qui  poursuit  les  cou- 
pables et  les  atteint,  jusqu'au 
sommet  le  plus  élevé  de  la  for- 
tune. —  Devraient  être  accablés 
de  maux,  par  le  courroux  des 
dieux,  qui  seraient  jaloux  de  tant 
de  science  et  de  sagesse  dans  les 
êtres  humains.  —  Comme  le  dit 
le  proverbe.  Un  peu  plus  bas, 
Aristote  cite  encore  un  autre 
proverbe  ;  dans  la  plupart  de  ses 
ouvrages,  on  t/ouve  beaucoup 
de  citations  du  même  genre. 
M.  Schwegler  en  conclut  qu*A- 
ristote  avait  une  prédilection 
particulière  pour  ces  brèves  sen- 


LIVRE  I,  CHAP.  II,  §  2i. 


21 


part,  il  est  bien  impossible  que  les  dieux  s'a- 
baissent à  une  jalousie  honteuse  ;  ce  sont  les 
poètes  seuls  qui,  comme  le  dit  le  proverbe,  sont 
de  grands  imposteurs  ;  mais  on  n'en  doit  pas 
moins  penser  qu'il  n  y  a  pas  une  science  digne 
de  plus  d'estime  que  celle-là.  *^  Elle  est,  d'autre 
part,  la  science  la  plus  divine  et  la  plus  haute;  et 
elle  est  la  seule  à  l'être  par  cette  double  raison  : 
d'abord,  la  science  qui  devrait  être  plus  que 
toute  autre  l'apanag^e  de  Dieu,  est  divine  entre 
toutes  les  sciences;  et,  en  second  lieu,  elle  est  la 
science,  s'il  en  est  une  ali  monde,  qui  doit  s'oc- 
cuper des  choses  divines.  Or,  la  philosophie  peut 
se  flatter  de  réunir  ce  double  avantage;  car,  de 
l'aveu  du  genre  humain  tout  entier.  Dieu  est  la 
cause  et  le  principe  des  choses,  et  il  doit  être  le 
seul  à  posséder  une  telle  science,  ou  du  moins 
il  doit  la  posséder  infiniment  plus  qu'aucun  de 
nous  ne  saurait  la  posséder  jamais. 

^*  Ainsi  donc,  toutes  les  autres  sciences  peu- 
vent bien  être  plus  nécessaires  que  la  philoso- 


tences  de  la  raison  populaire  ;  et 
il  avait  fait  un  recueil  spécial 
de  proverbes,  comme  on  peut  le 
voir  dans  le  catalogue  de  Diogène 
Laêrce.  Son  exemple  a  été  depuis 
lors  bien  souvent  imité. 

§  20.  De  Caveu  du  genre  humain. 
Je  crois  que,  dans  aucun  passage 
de  ses  œuvres,  Aristote  n*a  pro- 
fessé le  théisme  aussi  nettement 


que  dans  celui-ci.  —  Dieu  est  la 
cause  et  le  principe  des  choses.  Il 
est  étonnant  qu'après  de  telles 
déclarations,  le  philosophe  ait 
'fait  intervenir  si  peu  la  divinité 
dans  les  choses  humaines,  ou 
dans  les  choses  de  la  nature.  C'est 
une  contradiction  remarquable. 
§  21.  //  n*en  est  pas  une  qui 
soit  au-dessus  d'elle.  Cette  pensée 


22 


MÉTAPHYSIQl  E  D'ARISTOTE. 


Sophie  ;  mais  il  n'en  est  pas  une  qui  soit  au-des- 
sus d'elle. 

** Cependant  la  disposition  où  elle  met  nos 
esprits  est,  on  peut  dire,  le  contre-pied  de  l'état 
où  ils  sont  lors  de  leurs  premières  recherches. 
Ainsi,  selon  ce  que  nous  avons  déjà  dit,  les 
hommes  commencent  toujours  par  s'étonner  que 
les  phénomènes  soient  ce  qu'ils  sont;  comme,  par 
exemple,  on  s'étonne  devant  le  spectacle  des  au- 
tomates, tant  qu'on  n'a  pas  pénétré  la  cause  de 
leurs  mouvements.  On  s'étonne  devant  les  mou- 
vements périodiques  du  soleil,  ou  même  on  s'é- 
tonne de  la  propriété  qu'a  la  diagonale  d'être 
incommensurable  au  côté.  C'est  qu'en  effet  il 
n'est  personne  qui  ne  soit  surpris,  au  premier 
coup  d'œil,, qu'une  quantité  qui  n'est  pas  d'une 
infinie  petitesse  ne  puisse  pas  être  mesurée  par 
une  autre  quantité.  Mais  on  doit  finir  toujours 


est  parfaitement  juste,  et  Tejc- 
pression  eu  est  très  modeste.  On 
pourrait  aller  plus  loin. 

§  22.  La  disposition  où  elle  met 
nos  esprits.  Le  texte  n'est  pas 
aussi  précis  que  ma  traduction  ; 
mais  le  sens  ne  peut  faire  de 
doute;  et  celui  que  j'adopte  est 
justifié  par  tout  ce  qui  suit.  — 
Nous  avons  déjà  dit.  Voir  plus 
haut,  §  14.—  Le  spectacle  des  au- 
tomates. Quelques  traducteurs 
ont  proposé  un  sens  un  peu  dif- 
érent;  celui-ci  est  le  véritable, 


d'après  les  explications  mêmes 
d'Alexandre  d'Aphrodise.  Les 
automates  ont  été  connus  depuis 
la  plus  haute  antiquité;  voir 
VIliade  d'Homère,  chant  xviii, 
vers  376.  Aristote  a  parlé  plu- 
sieurs fois  des  automates;  par 
exemple,  dans  le  traité  de  la  Gé- 
nération des  ÀJiimauXy  liv.  II, 
ch.  lOf,  p.  734,  6,  10,  édition 
de  Berlin,  il  emploie  les  mêmes 
expressions  dont  il  se  sert  ici. 
—  Finir  toujours  par  l'opinion 
contraire»  Voir  le  début  du  §. 


LIVRE  I,  CHAP.  II,  §  23. 


23 


par  l'opinion  contraire  ;  c'est-à-dire  qu*on  finit 
par  le  meilleur,  ainsi  que  le  veut  le  dicton  vul- 
gaire. C'est  ce  qui  arrive  ici  comme  en  tout,  une 
fois  qu'on  est  instruit  des  choses.  Rien,  en  effet, 
n'étonnerait  plus  un  g'éomètre  que  si  on  lui  di- 
sait que  la  diag^onale  est  commensurable  au 
côté. 

*^En  résumé,  nous  croyons  avoir  expliqué 
quelle  est  la  nature  de  la  science  que  nous  cher- 
chons, et  quel  est  le  but  que  se  propose  et  doit 
atteindre  cette  recherche,  ainsi  que  l'étude  en- 
tière à  laquelle  nous  nous  livrons  maintenant. 


§  23.  En  résumé.  On  doit  re- 
marquer très  particulièrement 
cette  définition  de  la  philosophie. 
Il  n  y  en  a  jamais  eu  de  plus 
simple,  de  plus  nette,  ni  de  plus 
grande.  Personne,  dans  Tflnti- 
quité  ou  dans  les  temps  moder- 
nes, n'a  mieux  défini  la  méta- 
physique; et  ce  serait  ici  surtout 
le  cas  de  répéter  avec  Bossuet  : 


«  Aristote  a  parlé  divinement.  » 
On  peut  voir,  dans  la  Préface 
placée  en  tête  de  ce  volume,  une 
analyse  et  un  éloge  de  cette  ad- 
mirable et  profonde  théorie;  mais 
il  est  bon  d'y  insister  à  plusieurs 
reprises.  Il  ne  faut  pas  oublier 
non  plus  que  Fauteur  de  cette 
définition  est  en  même  temps  un 
naturaliste  de  premier  ordre. 


•24  MÉTAPHYSIQUE  D'ARISTOTE, 


CHAPITRE  III 

La  philosophie  est  Tétude  des  causes  premières  ou  principes; 
quatre  espèces  de  causes  :  la  substance,  la  matière,  Torigine 
du  mouvement  et  le  but  final;  citation  de  la  Physique;  les  pre« 
miers  philosophes  s^attachèrent  à  l'idée  de  la  matière  ;  ils  sont 
unanimes  à  cet  égard,  mais  ils  diffèrent  sur  le  nombre  des 
principes;  Thaïes  se  prononce  pour  l'eau;  les  Théologues; 
Hippon  ;  Anaximène  et  Diogène  se  prononcent  pour  Tair  ; 
Hippase  et  Heraclite,  pour  le  feu;  Empédocle  admet  les  quatre 
éléments;  insuffisance  de  ces  systèmes,  aboutissant  tous  à  l'unité 
de  l'Être  ;  nécessité  d'une  recherche  plus  profonde^  et  d*une 
cause  autre  que  la  matière;  Parménide  la  pressent;  Ânaxagore 
de  Clazomène  la  trouve  dans  l'Intelligence  ;  immensité  de  cette 
découverte  ;  Hermotime  de  Clazomène. 


*  Un  point  qui  est  évident,  c'est  que,  pour  ac- 
quérir la  science,  il  faut  remonter  jusqu'à  la 
connaissance  des  causes  premières  ;  car,  quel 
que  soit  l'objet  dont  il  s'agisse,  on  ne  peut  dire 
de  quelqu'un  qu'il  sait  une  chose  que  quand  on 
croit'qu  il  en  connaît  la  cause  initiale.  *  Le  mot 
de  Cause  peut  avoir  quatre  sens  différents.  D'a- 


§  1.  La  connaissance  des  eau-  ^  QuHl en  connait  la  cause  initiale, 

ses  premières.  On  pourrait  tra-  C'est  le  principe  répété  bien  des 

duire  aussi  :  Des  causes  initiales,  fois  par  Aristote  et  qui  est  profon- 

comme  je  Tai  fait  à  la  an  de  ce  §.  dément  vrai. 

Il  faut  peut-être  réserver  l'exprès-  §   2.    Qxiatre  sens   différents^ 

sien  de  Causes  premières  pour  les  c'est-à-dire  qu'il  y  a  quatre  sor-* 

Causes  imiverselles  des  choses.  tes  ou    espèces   différentes   de 


LIVRE  I,  CHAP.  III,  §  6. 


2o 


bord  il  y  a  un  sens  où  Cause  signifie  Tessence 
de  la  chose,  ce  qui  fait  qu'elle  est  ce  qu'elle  est. 
Le  pourquoi  primitif  d'une  chose  se  réduit  en 
définitive  à  sa  définition  propre,  et  ce  pourquoi 
primitif  est  une  cause  et  un  principe  des  choses. 
^  Une  seconde  cause  des  choses,  c'est  leur  ma- 
tière, leur  sujet  matériel.  *La  troisième  cause, 
c'est  celle  qui  est  l'orig'ine  du  mouvement  de  la 
chose.  ^  Enfin  la  quatrième,  qui  est  placée  à  Top- 
posé  de  celle-là,  c'est  le  but  final  pour  lequel  la 
chose  est  faite  ;  c'est  le  bien  de  la  chose,  attendu 
que  le  bien  est  la  fin  dernière  de  tout  ce  qui  se 
produit  et  se  développe  en  ce  monde. 

•  Quoique  nous  ayons  suffisamment  expliqué 
ces  quatre  causes  dans  la  Physique,  nous  repas- 


causes.  —  Le  pourquoi  primitif. 
Cette  formule  est  un  peu  étrange  ; 
mais  j'ai  dû  la  prendre  afin  d*é- 
viter  des  périphrases  trop  lon- 
gues. Pourquoi  une  chose  est- 
elle  ce  qu'elle  est?  On  peut  à 
cette  question  répondre  succes- 
sivement par  des  explications 
dont  la  précédente  implique  la 
suivante;  mais,  en  dernier  lieu, 
le  pourquoi  de  la  chose  se  réduit 
à  dire  qu*elle  est  parce  qu'elle 
est.  C'est  la  limite  où  l'esprit  de 
l'homme  doit  s'arrêter.  Alexan- 
dre d'Aphrodise  prend  le  feu 
pour  exemple  :  Pourquoi  le  feu 
brûle-t-ilt  On  arrive  en  définitive 
À  dire  qu'il  brûle  parce  qu'il  brûle; 
et  la  chaleur,  dont  le  feu  est  doué 


naturellement,  est  sa  définition. 

§  3.  Une  seconde  cause.  J'ai 
précisé  le  texte,  afin  que  la  pen- 
sée fût  plus  claire. 

§  4.  La  troisième  cause.  Même 
remarque. 

§5.-4  r opposé  de  celte- là.  Le 
but  est  la  fin  du  mouvement,  de 
même  que  la  cause  motrice  en 
est  l'origine  —  Le  but  final  pour 
lequel  la  chose  est  faite.  Le  texte 
n'est  pas  tout-à-fait  aussi  précis. 

§  6.  Dans  la  Physique.  Ces  qua- 
tre causes  sont  expliquées  tout 
au  long  dans  la  Physique,  t.  II, 
ch.  III,  §  2,  pages  20  et  sui- 
vantes de  ma  traduction.  —  Les 
opinions  de  ceux  qui  nous  ont 
précédé.  C'est  un  soin  qu'Aristote 


26  MÉTAPHYSIQUE  DARISTOTE. 

serons  cependant  en  revue  les  opinions  de  ceux 
qui  nous  ont  précédé  dans  l'étude  des  êtres  et 
qui  ont  cherché  la  vérité  en  philosophes;  car 
il  est  certain  qu>ux  aussi  ils  admettaient  des 
principes  et  des  causes.  Cet  examen  pourra 
être  un  préambule  utile  pour  les  études  que 
nous  faisons  ici.  Ou  cet  examen  nous  fera  dé- 
couvrir un  nouvel  ordre  de  cause,  ou  il  nous 
confirmera  d'autant  plus  complètement  dans  le 
système  des  quatre  causes  que  nous  venons  d'in- 
diquer. 

^  C'est  uniquement  dans  l'ordre  de  la  matière 
que  les  premiers  philosophes,  ou  du  moins  la 
plupart  d'entre  eux,  ont  cru  découvrir  les  prin- 
cipes de  tous  les  êtres.  "En  effet,  ce  qui  constitue 
tous  les  êtres  sans  exception,  ce  qui  est  la  source 
primordiale  d'où  ils  sortent,  ce  qui  est  le  terme 
où  ils  finissent  par  rentrer,  quand  ils  sont  dé- 
truits, substance  qui  au  fond  est  persistante  et 
qui  ne  fait  que  subir  des  modifications,  ce  fut 
là,  aux  yeux  de  ces  philosophes,  l'élément  des 
choses  et  leur  principe;  ils  en  conclurent  que 
d'une  manière  absolue  rien  ne  naît  et  que  rien 


a    toujours    pris,    et   Ton    peut  modestie  rares,  qui  ajoutent  quel- 

trouver,  dans  la  plupart  de  ses  que  chose  au  génie,  sans  lui  rien 

ouvrages,  l'application    de  cette  ôter  de  sa  force  et  de  son  indé- 

sage  méthode  :  savoir  ce  qu'on  a  pendance.   —     Ou    cet  examen. 

fait  avant  lui  sur  le  sujet   qu'il  Voilà  l'avantage  évident  de  cette 

traite.  C'est  une  prudence  et  une  revue  des  travaux  antérieurs. 


LIVRE  I,  CHAP.  m,  §  il. 


•2" 


ne  périt,  puisque  cette  nature,  telle  qu'ils  la 
comprenaient,  se  conserve  el  subsiste  perpétuel- 
lement. 'De  même  qu'on  ne  peut  pas  dire  de 
Socrate,  d'une  manière  absolue,  qu'il  est  produit 
et  qu'il  naît,  par  cela  seul  qu'il  devient  beau  ou 
qu'il  devient  savant,  et  que  l'on  ne  dit  pas  non 
plus  qu'il  périt  absolument  quand  il  ne  perd 
qu'une  de  ces  manières  d'être,  par  cette  excel- 
lente raison  que  le  sujet  qui  est  Socrate  lui-même 
n'^en  subsiste  pas  moins;  de  même,  selon  ces 
premiers  philosophes,  aucun  des  autres  êtres 
ne  se  produit  ni  ne  périt  absolument.  *^Car  il 
faut  que  ce  soit  ou  une  nature  unique  ou  des 
natures  muhiples,  d'où  tout  le  reste  puisse  sortir, 
puisque  cette  nature  demeure  et  persiste  tou- 
jours. 

**  Cependant,  quand  il  s'ag*it  de  déterminer  le 
nombre  de  ces  principes  ou  la  nature  spéciale 
de  ce  principe  unique,  les  opinions  ne  sont  plus 
unanimes. 


§  9.  Qu*il  est  produit  et  qu'il 
devient.  Il  n'y  a  qu'un  seul  mot 
dans  le  texte.  L'idée  de  Devenir 
implique  nécessairement  l'idée 
d'existence;  pour  devenir  quel- 
que chose,  il  iaut  d'abord  être. 
—  Des  autres  êtres j  soit  animés, 
soit  inanimés.  Sous  toutes  les  mo- 
difications^ il  y  a  quelque  chose 
qui  subsiste  et  ne  change  pas, 
comme  le  dit  le  §  suivant.  C'est 


ce  qu'on   appelle  la  Substance. 

§  10.  Une  nature.  C'est  le  mot 
même  du  texte  ;  on  pourrait  tra- 
duire aussi  :  «  Une  substance 
naturelle  ».  Cette  dernière  ver- 
sion s'accorderait  peut-être  mieux 
avec  ce  qui  suit. 

§  il.  Le  nombre...  ou  la  nature 
spéciale...  Voir  la  même  pensée, 
Traité  de  l'âme,  liv.  I,  ch.  ii, 
§  9,  p.  114  de  ma  traduction. 


28 


MÉTAPHYSIQUE  D'ARISTOTE. 


**Par  exemple,  Thaïes,  auteur  et  chef  de  ce 
système  de  philosophie,  prétendit  que  Teau  est 
le  principe  de  tout,  et  c*est  là  ce  qui  lui  fît  affir- 
mer aussi  que  la  terre  repose  et  flotte  sur  Teau. 
Probablement,  il  tira  son  hypothèse  de  ce  fait 
d'observation  que  la  nourriture  de  tous  les  êtres 
est  toujours  humide,  que  la  chaleur  même  vient 
de  rhumidité,  et  que  c'est  Thumidité  qui  fait 
vivre  tout  ce  qui  vit.  C'est  ainsi  que  Télément 
d'où  proviennent  quelques-unes  des  choses  pa- 
rut à  Thaïes  le  principe  de  toutes  chosies  sans 
exception.  *^\  ce  premier  motif,  qui  déjà   lui 


§  12.  Thaïes.  Thaïes  passe  pour 
le  plus  ancien  des  philosophes 
grecs;  il  serait  impossible  de 
préciser  le  temps  où  il  a  vécu  ; 
mais  on  peut  rapporter  son  exis- 
tence d'une  manière  approxima- 
tive à  l'an  600  avant  J.-C.  C'est 
près  de  trois  siècles  avant  Aris- 
tote.  Le  premier  témoignage  sur 
Thaïes  est  celui  d'Hérodote, 
liv.  I,  ch.  cLxx,  p.  56,  édition 
Firmin-Didot  ;  Hérodote  faisait 
descendre  Thaïes  d'une  famille 
phénicienne  établie  à  Milet.  Voir 
sur  Thaïes  la  Philosophie  des 
Grecs,  de  M.  Ed.  Zeller,  t.  I, 
p.  165  et  suiv.  —  Auteur  et 
chef  de  ce  système  de  philosophie  y 
et  non,  d'une  manière  générale, 
«  Fondateur  de  la  philosophie», 
comme  l'ont  cru  quelques  com- 
mentateurs. On  sait,  d'ailleurs, 
que  Thaïes  n'avait  rien  écrit.  — 
La  terre  repose  et  flotte  sur  T eau. 


Voir  le  Traité  du  ciel,  liv.  H, 
ch.  xin,  §  7,  p.  194  de  ma 
traduction.  Aristote  a  parlé 
plusieurs  fois  de  Thaïes,  et  avec 
plus  d'estime  qu'il  ne  semble  en 
avoir  ici.  —  La  nounHture  de  tous 
les  êtres  est  toujours  humide.  Il 
est  vrai  qu'il  y  a  une  partie  des  ali- 
ments  qui  est  humide;  mais  il  y 
en  a  aussi  une  bonne  partie  qui 
est  Kèche,  et  l'observation  de  Tha- 
ïes ne  serait  pas  exacte.  —  La  cha- 
leur même  vient  de  rhumidité.  11 
n'y  a  pas  à  s'arrêter  beaucoup  à 
ces  explications  physiques.  Dans 
le  Traité  de  l'âme,  liv.  1,  ch.  ii, 
§  18,  p.  118  de  ma  traduction, 
Aristote  prête  une  partie  de  ces 
doctrines  sur  l'eau  non  point  à 
ThalèSj  mais  à  Hippon;  voir  plus 
bas,  §  16. 

§  13.  Les  germes  de  tous  les 
êtres  sont  de  nature  humide.  Voir 
le  Traité  de  l'âme,  \oc.  cit. 


LIVRE  I,  CHAP.  III,  §  15. 


29 


suffisait^  il  ajouta  cette  autre  observation,  que 
les  g^ermes  de  tous  les  êtres  sont  de  nature  hu- 
mide, et  que  Teau  est  le  principe  naturel  de  tous 
les  corps  humides.  **  C'est  là,  du  reste,  Topinion 
que  Ton  prête  aussi  quelquefois  aux  plus  anciens 
philosophes,  qui  ont  de  beaucoup  précédé  notre 
âg*e,  et  aux  premiers  Théolog*ues,  qui,  dit-on, 
ont  compris  la  nature  comme  la  comprenait 
Thaïes.  Pour  eux,  en  effet,  l'Océan  et  ïéthys 
passaient  pour  les  auteurs  de  toute  g'énération  ; 
les  dieux  ne  juraient  que  par  Teau  que  les  poètes 
nommaient  le  Styx;  or,  ce  qu'il  y  a  de  plus  an- 
cien est  aussi  ce  qui  est  le  plus  sacré,  et  rien 
n'est  plus  sacré  que  la  chose  par  laquelle  on 
jure.  ^^  Du  reste,  que  cette  antique  et  vieille  idée 
de  la  nature  ait  été  réellement  professée,  c'est 
ce  qu'on  ne  sait  pas  très  clairement.  Mais  le  sys- 


§  14.  Aux  plus  anciens  philoso- 
phes. Il  n'y  a  guère  avant  Thaïes 
d'autres  philosophes  que  les 
Théologues,  dont  il  est  question 
un  peu  plus  bas  ;  mais  ici  la  con- 
texture  de  la  phrase  semble  dis- 
tinguer les  uns  et  les  autres, 
quoique  des  traducteurs  parais- 
sent les  avoir  confondus.  —  Aux 
premiers  Théologues.  Alexandre 
d'Aphrodise  croit  qu'Aristote 
veut  désigner  ici  Homère  et  Hé- 
siode. On  pourrait  sans  doute 
ajouter  Orphée.  —  UOcéan  et 
Tétfiys,  Platon  dans  le  Cralyle, 


p.  53,  traduction  de  M.  V.  Cou- 
sin, cite  des  vers  d'Homère, 
d'Hésiode  et  d'Orphée,  où  se 
retrouvent  des  idées  analogues. 
—  Les  poètes.  C'est  Homère  qui 
est  certainement  désigné  ici; 
voir  V Iliade j  chant  xv,  vers  37  et 
38  :  ((  Et  l'eau  noire  du  Styx  en  ses 
«  torrents  secrets,  Le  plus  grand 
u  des  serments  que  les  dieux  font 
«  jamais!  » 

§  13.  Antique  et  vieille  idée.  Les 
deux  épithètes  sont  dans  le  texte. 
Cette  idée  est  celle  des  Théolo- 
gues et    des  poètes  qu'Aristote 


30 


MÉTAPHYSlQUt:  D'AHISTOTE. 


tème  qu'on   vient  d'attribuer  à  Thaïes  sur  la 
cause  première  a  certainement  été  le  sien. 

*^  Hippon  est  digne  à  peine  d'être  compté 
parmi  ces  philosophes,  attendu  que  ses  doctrines 
sont  par  trop  arbitraires.  *^Anaximène  et  Diog'ène 
ont  cru  Tair  antérieure  Teau,  et  ils  Font  reg^ardé 
comme  le  principe  essentiel  des  corps  simples. 
"Pour  Hippase  de  Métaponte  et  Heraclite  d*E- 


vient  d'indiquer,  et  qui  étaient  de 
quatre  ou  cinq  siècles  antérieurs 
à  Thaïes  lui-même. 

§  16.  Hippon.  Aristote  le  cite 
avec  aussi  peu  d'estime  dans  le 
Traité  de  VAme^  liv,  I,  ch.  ii, 
§  18,  p.  118  de  ma  traduction. 
—  Arbitraires,  C'est  la  traduction 
exacte  du  mot  grec  dans  toute  sa 
force;  mais  on  pourrait  traduire 
aussi  :  «  Par  trop  simples  ».  Dans 
le  Traité  de  VAme^  Aristote  est 
plus  sévère,  et  il  critique  la  gros- 
sièreté de  cette  doctrine.  Hippon, 
d'ailleurs,  quoique  cité  ici  après 
Thaïes,  est  beaucoup  plus  récent, 
et  l'on  croit  même  qu'il  vivait  du 
temps  de  Socrate  et  de  Périclès. 

§  17.  Anaximène.  Voir  le  traité 
d* Aristote  sur  Mélissus^  Xéno- 
phane  et  Gorgias,  ch.  ii,  §  7, 
p.  228  de  ma  traduction.  On  ne 
sait  presque  rien  sur  Anaximène; 
voir  M.  Ed.  Zeller,  la  Philoso- 
phie des.  Grecs,  t.  1,  p.  205. 
On  croit  qu'Anaximène  vivait 
vers  la  fin  du  vi«  siècle  et  le  com- 
mencement du  yo  avant  l'ère 
chrétienne.  Il  était  de  Milet.  — 
Diogène,  d'Apollonie,  en  Crète. 


On  ne  sait  guère  plus  de  lui  que 
d'Anaximène  ;  voir  M.  Zeller,  loc, 
cit.  y  p.  218.  On  présume  qu'il 
a  dû  être  contemporain  d'Anaxa- 
gore.  —  Des  corps  simples.  C'est 
l'expression  même  du  texte.  Les 
Corps  simples  sont  les  Eléments. 
§  18.  Hippase  de  Métaponte, 
Hippase  n'est  guère  connu  que 
pour  avoir  partagé  cette  opinion 
d'Heraclite;  Aristote  ne  le  nomme 
que  dans  ce  passage.  Il  parait 
bien  que  Hippase  était  un  Pytha- 
goricien. Métaponte  était  une 
ville  de  Lucanie,  sur  le  golfe  de 
Tarente,  fondée  par  les  Grecs 
avant  l'époque  de  Pythagore; 
elle  joua  un  rôle  dans  la  seconde 
guerre  punique,  en  prenant  parti 
pour  Annibal.  —  Heraclite  d'Ê- 
phèse.  On  ne  sait  pas  au  juste  l'é- 
poque où  Heraclite  naquit  et 
mourut;  mais  on  peut  affirmer 
d'une  manière  générale  qu'il  est 
né  vers  la  tin  du  vi«  siècle  et 
qu'il  est  mort  vers  le  milieu  du  v« 
av.J.-C,  âgé  de  soixante  ans.  Ses 
doctrines  sont  bien  connues,  et 
Aristote  en  parle  toujours  avec 
grands  éloges.  Voir  M.  Ed.  Zeller, 


LIVRE  1,  CHAP.  III,  §  20. 


31 


phèse,  ce  principe  était  le  feu.  *®Empédocle  recon- 
nut les  quatre  éléments,  en  ajoutant  aux  trois 
précédents  la  terre,  qui  forma  le  quatrième.  Il 
supposait  que  ces  éléments  sont  éternels,  et  que 
jamais  ils  ne  se  manifestent  qu'en  se  réunissant 
et  en  se  désunissant,  en  plus  ou  moins  g^rande 
quantité,  selon  qu'ils  se  combinent  dans  l'unilé, 
ou  qu'ils  sortent  de  l'unité  formée  par  eux. 
^  Anaxag^ore  de  Clazomène,  qui  était  plus  ancien 
qu'Empédocle,  mais  qui  en  réalité  ne  s'est  mon* 
tré  qu'après  lui,  a  prétendu  que  les  principes 
sont  infinis.  Dans  son  opinion,  les  corps  à  parties 
similaires  (homœoméries),  tels  que  sont  l'eau  et 


Philosophie  des  Grecs,  t.    I,  p. 
523  et  suiv. 

§  19.  Empédocle,  Aristote  fait 
au  moins  autant  de  cas  d*Empé- 
doclc  que  d'Heraclite  ;  il  le  cite 
très  souvent  dans  tous  ses  ou- 
vrages de  philosophie.  Empédo- 
cle était  d'Agrigente  en  Sicile. 
Selon  M.  Ed.  Zeller,  Philosophie 
des  Grecs,  t.  I,  p.  605,  il  est 
possible  qu'Empédocle  ait  vécu 
de  4%  à  432  av.  J.-C.  —  Les 
quatre  éléments,  l'eau,  l'air,  le 
feu  et  la  terre.  —  Jamais  ils  ne 
se  manifestent,  mot  à  mot  :  «  Ils 
ne  deviennent  ».  —  Se  combinent 
dans  l'unité,  ou  qu'ils  sortent  de 
Cunité,  Quelques  commentateurs 
ont  cru  que  par  l'Unité  il  fallait 
entendre  ici  le  Sphœrus,  qui,  tour 
à  tour,  selon  le  système  d'Empé- 
docle,   s'enveloppe  en  lui-même 


ou  se  développe  ;  voir  les  Frag- 
ments d'Empédocle,  édition  Fir- 
min-Didot,  p.  2  et  3,  vers  59, 
70  et  100. 

§  20.  Anaxagore  de  Clazomène. 
On  ne  sait  pas  pour  Anaxagore 
plus  que  pour  Empédocle  l'épo- 
que précise  de  sa  naissance,  et 
celle  de  sa  mort;  mais,  puisque 
Aristote  le  fait  un  peu  plus  vieux 
qu'Empédocle,  on  peut  croire  qu'il 
est  né  vers  la  fin  du  vi«  siècle. 
Clazomène  était  une  des  douze 
villes  de  la  ligue  Ionienne  ;  elle 
était  située  au  nord  <lu  golfe  de 
Smyme.  —  En  réalité.  L'expres- 
sion du  texte  ])ermettrait  aussi 
de  traduire  :  «  Mais  dont  les  œu- 
vres n'ont  paru  que  plus  tard». 
C^est  le  sens  qu'ont  adopté  quel- 
ques commentateurs.  —  Les  corps 
à  parties  similaires.  C'est  la  para- 


32 


MÉTAPHYSIQUE  D'ARISTOTE. 


le  feu,  ne  naissent  et  ne  périssent  g*uère  qu'en 
tant  qu'ils  se  combinent  et  se  divisent  ;  mais, 
sous  tout  autre  rapport,  ces  corps  ne  sont  exposés 
ni  à  naître  ni  à  périr,  attendu  qu'ils  sont  éter- 
nels, dans  le  système  d'Anaxagore. 

**  D'après  toutes  ces  théories,  on  aurait  donc 
pu  supposer  qu'il  n'y  a  qu'une  seule  cause, 
celle  qui,  dans  la  nature,  se  présente  à  nous  sous 
forme  de  matière. 

-*Mais  à  mesure  qu'on  avança  dans  cette  voie, 
la  réalité  elle-même  traça  la  route  aux  philoso- 
phes, et  leur  imposa  la  nécessité  d'une  recherche 
plus  profonde.  En  effet,  si  toute  destruction  et 
toute  production  ne  peuvent  s'appliquer  jamais 
qu'à  un  sujet,  que  ce  sujet  soit  d'ailleurs  unique 
ou  multiple,  comment  ce  phénomène  de  chan- 
g^ement  a-t-il  eu  lieu,  et  quelle  en  est  la  cause  ? 
Evidemment,  ce  n'est  pas  le  sujet  lui-même  où 
se  passe  le  changement  qui  peut  s'imposer  les 
changements  qu'il  subit  ;  je  veux  dire,  par  exem- 


phrcise  du  mot  grec.  —  Sous  tout 
autre  rapport.  Par  un  changement 
très  léger  dans  le  texte,  on  pour- 
rait traduire  :  «  Mais  absolument 
parlant  ».  Aristote  a  encore  com- 
paré Anaxagore  et  Empédocle 
dans  le  Traité  du  Ciel,  liv.  III, 
ch.  III,  §  4,  p.  246  de  ma  tra- 
duction. Voir  sur  Anaiagore  un 
peu  plus  bas  §  28^  et  ch.  vu,  §  13. 
§  21.  Qui.,,  se  présente  à  nous 


sous  forme  de  matière,  ou  :  «  La 
cause  matérielle  ».  Ma  traduc- 
tion est  le  mot  à  mot  du  texte. 

§  22.  La  réalité  elle-même  traça 
la  route.  Il  faut  remarquer  cette 
vivacité  d'expression,  peu  habi- 
tuelle au  style  sévère  d'Aristote.  — 
Mais  la  cause  du  changement, Ceiie 
objection  est  en  effet  toute-puis- 
sante; et,  pour  y  échapper,  les 
philosophes,  tels  que  les  Ëléates 


LIVRE  I,  CHAP.  III,  §  24. 


33 


pie,  que  ce  n'est  ni  le  bois,  ni  Tairain,  qui 
sont  cause  des  chang^ements  que  chacun  d'eux 
éprouve.  Ce  n'est  pas  le  bois  apparemment  qui 
fait  le  lit;  ce  n'est  pas  l'airain  qui  fait  la  statue; 
mais  la  cause  du  changement  éprouvé  est  étran- 
gère à  l'objet  qui  l'éprouve.  *^0r,  chercher  celte 
cause,  c'est  chercher  un  principe  tout  autre  ;  et 
ce  principe-là,  comme  nous  proposerions  de 
l'appeler,  c'est  le  principe  d'où  part  le  mouve- 
ment. Mais  ceux  qui  tout-à-fait  les  premiers  ont 
mis  la  main  à  celte  étude,  et  qui  ont  déclaré 
que  le  sujet  des  phénomènes  est  absolument  un, 
n'ont  pas  vu  en  cela  la  moindre  difficulté. 
** Néanmoins,  quelques-uns  de  ceux  qui  soute- 
naient ce  système  de  l'unité,  vaincus  en  quel- 
que sorte  par  la  grandeur  de  cette  recherche, 
affirmèrent  que  l'unité  est  absolument  immobile, 
et  que  la  nature  tout  entière  est  immobile  aussi^ 
non  pas  seulement  parce  qu'elle  ne  subit  pas  les 
alternatives  de  production  et  de  destruction, 
doctrine  fort  ancienne  et  unanimement  adoptée, 
mais  en  outre  parce  qu'elle  est  soustraite  à  toute 


par  exemple,  ont  nié  la  réalité 
du  mouvement^  que  tout  atteste 
cependant  autour  de  nous  et  en 
nous;  voir  plus  bas,  §  24. 

§  23.  C'est  le  principe  cT où  part 
le  mouvement.  En  d'autres  termes, 
la  cause  motrice,  qu'Arislote  fait 
remonter  jusqu^à  Dieu  même , 

T.  I. 


pour  expliquer  Tordre  admirable 
de  Tunivers. 

§  24.  La  grandeur  de  cette  t^e- 
cherche.  Voir  plus  haut,  §  22,  et 
plus  bas,  §  27.  —  Unanimement 
adoptée.  C'est-à-dire  que  tout  le 
monde  convient  que  la  nature,  ou 
l'univers,  est  éternelle  ;  et  qu'elle 

3 


34 


MÉTAPHYSIQUE  D'ARISTOTK. 


autre  espèce  de  chang^ement.  Cette  nég'alion  du 
mouvement  est  une  doctrine  qui  appartient  en 
propre  à  ces  philosophes.  *^  Ainsi,  parmi  tous 
ceux  qui  soutiennent  l'unité  des  choses  et  du 
Tout,  il  n'en  est  pas  un  qui  ait  reconnu  la  cause 
qui  produit  le  mouvement,  si  ce  n'est  peut-être 
Parménide  ;  et  encore  lui-même  ne  l'a-t-il  dis- 
cernée que  dans  cette  mesure  où  l'on  peut  dire 
de  lui  qu'il  n'admet  pas  seulement  l'unité  de 
cause,  mais  que  bien  plutôt  il  admet  en  quelque 
sorte  deux  causes.  ^^  Quant  aux  philosopheis  qui 
croient  à  plusieurs  principes  et  qui  admettent 
par  exemple  le  froid  et  le  chaud,  ou  le  feu  et  la 
terre,  ceux-là  peuvent  admettre  plus  aisément 


n'a  pu  naître,  de  même  qu'elle 
ne  peut  périr.  —  Cette  négation 
du  mouvement.  Le  texte  n*est  pas 
tout-à-fait  aussi  précis. 

§  25.  Si  ce  n'est  peut-être  Par- 
ménide. On  ne  sait  pas  très  exac- 
tement Tépoque  de  Parménide. 
Dans  le  Théétète,  p.  154,  traduc- 
tion de  M.  V.  Cousin,  Socrate  se 
vante  d'avoir  connu,  étant  fort 
jeune,  Parménide,  qui  était  très 
vieux,  et  qui  était  venu  à  Athènes 
en  compagnie  de  Zenon  d'Elée. 
Dans  le  Parménide^  qui  est  la  re- 
production de  l'entretien  de  So- 
crate  avec  les  deux  Eléatos,  p.  5 
et  6,  même  traduction,  Platon 
donne  à  Parménide  soixante-cinq 
ansetàZénon  quarante  ans  envi- 
ron, quand  Socrate  est  en  rapport 


avec  eux.  Si  l'on  donne  vingt  ans 
à  Socrate,  l'entretien  qu'il  a  eu 
avec  les  deux  Eléates  remontrait 
à  l'an  450  à  peu  près,  et  Parmé- 
nide serait  né  vers  515  av.  J.-C. 
Dans  le  Sophiste,  p.  223  même 
traduction,  Platon  rappelle  en- 
core cette  entrevue  de  Socrate 
et  de  Parménide.  Quant  aux  doc- 
trines de  Parménide,  voir  ses 
fragments,  vers  113,  p.  125,  édi- 
tion Firmin-Didot  ;  voir  aussi 
M.  Ed.  Zeller,  Philosophie  des 
Gî'ecSf  t.  I,  p.  468  et  suiv.  Voir 
plus  loin  sur  Parménide,  ch.  v, 
§§    15  et  17. 

§  26.  Qua?it  aux  philosophes. 
Dans  le  Sophiste,  p.  241,  traduc- 
tion de  M.  v.  Cousin,  Platon 
parle  aussi  d'un  philosophe  qui 


LIVRE  I,  CHAP.  III,  §  28. 


3o 


le  principe  du  mouvement;  car,  selon  leurs  idées, 
le  feu  est  animé  d'une  nature  essentiellement 
mobile,  tandis  qu'ils  attribuent  à  Teau^  à  la 
terre  et  aux  corps  analog'ues,  une  action  préci- 
sément toute  opposée. 

"Mais,  après  tous  ces  philosophes,  et  après 
tous  ces  principes  qui  étaient  impuissants  à  ex- 
pliquer  la  production  et  la  nature  des  êtres,  les 
sages  ont  été  contraints,  comme  je  le  disais,  par 
la  vérité  elle-même,  à  chercher  le  principe  qui 
était  la  conséquence  inévitable  de  celui  qu'ils 
admettaient;  car  ce  qui  fait  que  certaines  choses 
sont  bonnes  et  belles  et  que  d'autres  le  devien- 
nent, ce  ne  peut  être  vraisemblablement  ni  la 
terre,  ni  aucun  élément  de  cet  ordre,  qui  en  soit 
la  cause.  D'ailleurs,  il  n'est  pas  non  plus  vrai- 
semblable que  ces  philosophes  aient  conçu  une 
si  g^rossière  idée  ;  et,  en  effet,  il  serait  par  trop 
déraisonnable  de  s'en  remettre  pour  une  chose 
aussi  importante  que  celle-là  à  l'action  d'une 
cause  fortuite  et  à  l'action  du  hasard.  *^  Aussi, 


admet  deux  principes,  le  froid  et 
le  chaud  ;  mais  il  ne  nomme  pas 
ce  philosophe,  pas  plus  qu'Aris- 
totc  ne  le  fait  ici  pour  les  autres. 
On  a  présumé  que  ce  pouvait  être 
Archélaûs,  disciple  d*Anaxagore; 
mais  ce  n'est  pas  certain. 

§  27.  A  expliquer  ht  production. 
Le  texte  n'est  pas  aussi  dévelop- 


pé. —  Comme  je  le  disais.  Voir 
plus  haut,  §  22.  —  C&'taines  cho- 
ses sont  bonnes.  Le  bien  étant  le 
but  final  des  êtres  et  de  l'univers 
entier,  c'est  de  la  cause  finale 
qu'il  s'agit  ici.  —  Une  chose  aussi 
importaiite.  C'est-à-dire,  ce  que 
Aristote  appelle  plus  bas,  §  28, 
l'ordre  admirable  de  l'univers. 


36 


MÉTAPHYSIQUE  D'ARISTOTE. 


quand  un  homme  vint  proclamer  que  c'est  une 
Inte]lig*ence  qui,  dans  la  nature  aussi  bien  que 
dans  les  êtres  animés,  est  la  cause  de  Tordre  et  de 
la  rég*ularité  ((ui  éclatent  partout  dans  le  monde, 
ce  personnag^e  fît  reflet  d'avoir  seul  sa  raison,  et 
d'être  en  quelque  sorte  à  jeun  après  les  ivresses 
ex l ravageantes  de  ses  devanciers.  *^  Nous  pouvons 
croire  avec  certitude  que  c'est  Ânaxag^ore  qui  a 
soutenu  des  opinions  aussi  sag*es  ;  mais  avant 
lui,  Hermotime  de  Glazomène  avait  déjà  signalé 
cette  cause. 

^^Ge  sont  donc  les  philosophes,  partisans  de 
ce  système,  qui,  en  même  temps,  ont  établi  que 
la  cause  qui  fait  que  tout  est  bien  dans  le  monde 
est  aussi  la  cause  d'où  part  le  mouvement,  dont 
est  animé  tout  ce  qui  existe. 


§  28.  Aussi  quand  un  homme. 
Il  est  difficile  de  faire  un  plus 
magnifique  éloge  de  quelqu*un  ; 
et  la  phrase  d'Aristote  prend  une 
gravité  solennelle,  pour  annoncer 
cette  grande  découverte  d*Anaxa- 
gore.  —  Et  (fétre  en  quelque 
sorte  à  Jeun.  J'ai  tenu  à  rendre 
la  force  de  Texpresion  grecque. 
Anaxagore  parait  auprès  de  ses 
devanciers  comme  un  homme  à 
j  eun  au  milieu  de  gens  ivres  ; 
l'expression  est  forte. 

§  29.  Nous  pouvons  croire  avec 
certitude.  Cette  gloire  attribuée 
à  Anaxagore  par  un  si  haut  té- 
moignage a  été  ratifiée  par  les  siè- 
cles. —  Hermotime  de  Clazomène, 
On  ne  connaît  Hermotime  que 


par  ce  passage  d'Aristote,  dont 
les  historiens  de  la  philosophie 
n'ont  peut-être  pas  tenu  assez  de 
compte.  Dans  la  pensée  d*Aris- 
tote,  il  paraît  bien  que  Hermotime 
n'est  rien  moins  qu'un  précur- 
seur d* Anaxagore.  Il  est  possi- 
ble qu'il  fasse  encore  allusion  à 
Hermotime,  quand  il  parle  d'un 
philosophe  qui  a  pensé  comme 
Anaxagore  sur  le  rôle  de  l'Intel- 
ligence dans  le  monde,  Traité 
de  l'Ame^  liv.  I,  ch.  ii,  §  5,  p.  IH 
de  ma  traduction. 

§  30.  Qui  fait  que  tout  est  bien. 
Voir  plus  haut,  §  27.  —  La  cause 
d'oii  part  le  mouvement.  C'est-à- 
dire,  la  cause  motrice,  qui  aboutit 
au  bien,  cause  finale. 


LIVRE  I,  CHAP.  IV,  S  i,  37 


CHAPITRE  IV 


Hésiode  et  Parménide  ;  puissance  de  TAmour  ;  Empédocle 
admet  deux  principes  :  TAmour  et  la  Discorde;  citation  de 
la  Physique  ;  insufGsance  de  tous  ces  systèmes  ;  critique 
d*Empédocle;  ses  défauts  et  ses  mérites;  Anaxagore;  Leu- 
cippe  et  Démocrite;  leurs  systèmes  du  plein  et  du  vide;  ils 
expliquent  tous  les  phénomènes  à  Taide  de  trois  différences. 
Résumé  sur  les  deux  causes,  substance  et  mouvement. 


*  On  pourrait  soupçonner  qu'Hésiode  a  été  le 
premier  à  exprimer  une  opinion  de  ce  genre, 
ou  attribuer  aussi  cette  doctrine  à  tel  autre 
philosophe  qui,  comme  Parménide,  a  pris 
l'Amour  et  le  Désir  pour  le  principe  universel 
des  choses.  Parménide,  en  effet,  voulant  expli- 
quer l'origine  de  l'univers,  a  dit  : 

Il  a  formé  TAmour  avant  les  autres  Dieux. 

Et  Hésiode  s'exprime  a  peu  près  de  même  : 

Tout  d*abord  le  Chaos  apparut  sur  les  ondes  ; 
Puis  après  lui,  la  Terre,  aux  mamelles  fécondes. 
Et  l'Amour,  souverain  de  tous  les  autres  Dieux. 


§  1.   Comme  Parménide.  Voir  dans    Aristote    celui   que   nous 

les   Fragments  de    Parménide,  avons  dans  la  Théogonie,  Il  est 

vers  131,  édition  Firmin-Didot.  possible  que  ce  soit  de  la  part 

—  Hésiode,   Voir  la   Théogonie^  d*Aristote  une  erreur  de  mémoire. 

vers  116-120,  p.  3,  édition  Firmin-  D'ailleurs,  le  sens  est  peu  diffé- 

Didot.  On  a  remarqué  que  le  der-  rent.  Voir  aussi  la  citation  plus 

nier  vers  n'est  pas  précisément  loin,  ch.  vu,  §  8. 


38 


MÉTAPHYSIQUE  D'ARISTOTE. 


^Cela  revenait  à  supposer  qu'il  doit  y  avoir 
dans  tout  ce  qui  est  une  cause  intime,  qui  met 
les  choses  en  mouvement  et  qui  les  conserve. 
Quanta  savoir  à  qui,  parmi  ces  philosophes,  doit 
appartenir  réellement  le  premier  rang*,  qu'on 
nous  permette  de  renvoyer  notre  jug'ement  un 
peu  plus  loin.  ^Cependant,  comme  il  était  facile 
de  remarquer  que,  dans  la  nature,  il  y  a  bien  des 
choses  contraires  à  celles  qui  nous  semblent 
bonnes,  et  qu'on  y  trouve  non  pas  seulement 
Tordre  et  la  beauté,  mais  aussi  le  désordre  et  la 
laideur,  le  mal  étant  plus  répandu  que  le  bien^ 
et  les  vilaines  choses  étant  plus  nombreuses  que 
les  belles,  il  y  eut  un  philosophe  qui,  pour  ex- 
pliquer ces  contrastes,  îmag^ina  le  système  de 
l'Amour  et  de  la  Discorde,  qui  devaient  être  Tun 
et  Tautre  les  causes  de  ces  phénomènes  contrai- 
res. *  En  nous  attachant  au  fond  de  cette  pensée, 
et  en  la  suivant  dans  ses  vraies  conséquences, 


§  2.  Un  peu  plus  loin.  Aristote 
n*a  jamais  tenu  cette  promesse, 
qu'il  se  fait  ici  à  lui-même  et  qu'il 
fait  à  ses  lecteurs.  Mais,  à  la  ma- 
nière dont  il  parle  d'Anaxagore, 
il  est  bien  probable  que  c'est  à 
lui  qu'il  donnait  la  préférence. 

%  3.  Le  mal  étant  plus  répandu 
que  le  bien.  Ici  je  me  permets  de 
trouver  l'opinion  d' Aristote  abso- 
lument fausse.  J'ajoute  que  cette 
opinion  pessimiste  contredit  tout 


son  système  sur  Tordre  admira- 
ble de  la  nature,  qu'elle  contre- 
dit les  éloges  qu'il  vient  de  don- 
ner à  Anaxagore,  et  enfin  qu'elle 
contredit  le  témoignage  des  faits. 
—  Il  y  eut  un  philosophe.  Ce  phi- 
losophe est  Empédocle,  comme 
le  montre  la  suite.  —  De  ces  phé- 
nomènes contraires.  D'une  ma- 
nière générale  :  «  Causes  du  bien 
et  du  mal.  » 
§  4,  Que  bégaie  Empédocle.  Le 


LIVRE  I,  CHAP.  IV,  §  6. 


30 


sans  nous  arrêter  aux  arg^uments  que  bég*aie 
Empédocle,  nous  reconnaîtrons  que,  selon  lui, 
TAmour  est  la  cause  de  tous  les  biens  de  ce 
monde,  tandis  que  la  Discorde  est  la  cause  de 
tous  les  maux.  Par  conséquent,  si  Ton  soutient 
qu'en  un  sens  Empédocle  a  pu  dire,  et  qu'il  a 
dit  le  premier,  que  le  mal  et  le  bien  sont  les 
principes  de  tout,  on  ne  laisse  pas  d'être  dans  le 
vrai,  puisqu'en  effet,  c'est  le  bien  en  soi  qui  est 
essentiellement  la  cause  de  tous  les  biens 
particuliers,  de  même  que  c'est  le  mal  en 
soi  qui  est  la  cause  de  tous  les  maux.  ^Tels 
sont  donc,  d'après  ce  que  nous  venons  d'expo- 
ser, les  philosophes  qui  ont  touché  à  cette 
théorie  des  deux  causes,  et  voilà  jusqu'à  quel 
point  ils  ont  poussé  leurs  recherches';  les  deux 
causes  étant  et  le  principe  de  la  matière  et  le 
principe  du  mouvement,  ainsi  que  nous  l'avons 
montré  dans  notre  Physique. 
^  Mais  leurs  systèmes  sont  restés  incomplets 


jugement  peut  sembler  un  peu 
sévère  ;  et  Aristote,  en  citant  très 
souvent  Empédocle,  semble,  dans 
bien  des  passages,  avoir  plus  d'es- 
time qu'il  n'en  a  ici.  —  Et  qu'il 
a  dit  le  premier.  C'est  un  grand 
éloge,  malgré  la  critique  qui  pré- 
cède. —  Le  bien  en  soi.  Ceci  pa- 
rait rentrer  dans  la  doctrine  pla- 
tonicienne des  Idées,  tant  atta- 
quée par  Aristote. 


§  5.  Dans  notre  Physique.  Voir 
la  Physique  y  liv.  II,  ch.  ii  et  vu, 
p.  19  et  47  de  ma  traduction. 
Dans  la  Physique,  Aristote  ne  se 
borne  pas  à  ces  deux  causes;  il 
fait  la  théorie  des  quatre  causes 
telle  qu'il  la  comprend,  après 
toutes  ses  recherches  personnel- 
les, et  toutes  les  recherches  de 
la  philosophie  antérieure. 

§  6.  A  des  hommes  qui  mm^che- 


40 


MÉTAPHYSIQUE  D'AKISTOTE. 


et  obscurs  ;  et  ces  philosophes  ressemblent 
assez  à  des  hommes  qui  marcheraient  au 
combat  sans  avoir  fait  d'exercices  préalables; 
sans  doute  des  soldats  inexpérimentés  peuvent, 
emportés  par  leur  courag*e,  frapper  souvent  de 
très-beaux  coups  ;  mais  ils  se  battent  sans  la 
moindre  science  de  la  guerre.  De  même,  ces 
philosophes  semblent  parler  sans  trop  se  rendre 
compte  de  ce  qu'ils  disent  ;  car  on  ne  voit  pas 
qu'ils  aient  su  tirer  aucun  parti  de  leurs  princi- 
pes; ou  du  moins,  l'usage  qu'ils  en  font  est  très- 
insufQsant.  ^  Ainsi  Anaxagore^  voulant  expliquer 
la  création  des  choses,  se  sert  de  l'Intelligence 
comme  d'une  véritable  machine;  et  s'il  est  em- 
barrassé pour  assigner  la  cause  d'un  phénomène 
nécessaire',  il  fait  sorti^  l'Intelligence  juste  à 
point  ;  mais  en  général  il  s'adresse  à  toute  autre 
cause  plutôt  qu'à  elle  pour  expliquer  les  phéno- 
mènes de  la  nature. 


raient  au  combat.  Il  faut  remar- 
quer cette  comparaison,  forme 
de  style  peu  habituelle  à  Aristote. 
—  De  très-beaux  coups.  C'est  la 
traduction  moi  à  mot  du  texte. 

§  7.  Ainsi  Anaxagore.  Cette  cri- 
tique est  une  atténuation  aux 
éloges  qu' Anaxagore  a  reçus  un 
peu  plus  haut.  —  Comme  d'une 
véritable  machine,  C*est  le  «  Deus 
è  machin&  »  des  Latins,  qui  ont 
peut-être  emprunté  cette  formule 


à  Aristote.  C'est  un  reproche 
qu'on  a  fait  à  plus  d'un  philoso- 
phe. Platon,  avant  Aristote,  s'était 
servi  de  cette  comparaison  ;  voir 
le  Cratyle,  pages  116  et  117,  tra- 
duction de  M.  Victor  Cousin  ; 
▼oir  aussi  la  même  objection  de 
Socrate  contre  Anaxagore,  Phé- 
don,  pages  276  et  suivantes,  tra- 
duction de  M.  V.  Cousin.  Aris- 
tote ne  fait  guère  ici  que  résumer 
et  copier  son  maître. 


LIVRE  I,  CHAP.  IV,  §  9. 


W 


*  Empédocle  a  recours  à  ses  principes  plus 
fréquemment  qu'Anaxagore  n'a  recours  aux 
siens  ;  mais,  lui  aussi,  il  est  d'une  g*rande  insuf- 
fisance. Un  autre  défaut,  c'est  qu'il  n'est  pas 
toujours  d'accord  avec  lui-même;  car,  dans  ses 
explications,  c'est  bien  souvent  l'Amour  qui 
désunit,  et  la  Discorde  qui  rapproche.  Ainsi, 
quand,  selon  lui,  le  Tout  se  divise  dans  les  élé- 
ments qui  le  forment  sous  l'impulsion  de  la 
Discorde,  le  feu,  dans  les  idées  d'Empédocle,  n'en 
est  pas  moins  toujours  réuni  en  une  seule  masse, 
comme  chacun  des  autres  éléments.  Et  d'autre 
part,  quand  tous  les  éléments  constituent  une 
immense  unité  sous  l'impulsion  de  l'Amour,  les 
parties  n'en  doivent  pas  moins  nécessairement 
se  séparer  de  nouveau  dans  chacun  des  élé- 
ments. ^  Ce  qui  est  à  l'honneur  d'Empédocle, 
c'est  que,  parmi  tous  ses  devanciers,  il  est  le 
premier  qui  ait  introduit  la  cause  motrice  dans 
les  recherches  philosophiques,  bien  qu'en  la 
divisant  en  deux,  puisqu*il  n'assig*ne  pas  une 


§  8.  £m/)^{/oc/tf.  Voir  plus  haut 
ce  qui  a  été  dit  déjà  sur  Empé- 
docle, §§  3  et  4.  —  Toujours 
d*accord  avec  lui-même.  Ce  qui 
suit  justifie  cette  interprétation. — 
Le  tout.  Ce  qu*Empédocle  appelle 
le  Sphœrus.  Voir  la  môme  criti- 
que répétée  plus  loin,  livre  III, 
ch.  IV,  §  18. 


§  9.  Bien  qu'en  la  divisant,  cftitre 
l'Amour  et  la  Discorde.  —  Deux 
causes  contraires  tune  à  r autre. 
Voir  dans  les  vers  d'Empédocle 
le  rôle  qu'il  prête  à  TAmour  et  à 
la  Discorde.  —  A  quatre  le  nom- 
bre des  éléments.  C'est  une  des 
théories  principales  de  la  philo- 
sophie grecque;  et  elle  est  de^ 


42 


MÉTAPHYSIQUE  D'ARISTOTE. 


cause  unique  au  mouvement,  et  qu'il  le  fait 
venir  de  deux  causes  contraires  Tune  à  Tautre. 
Il  faut  lui  rendre  encore  cette  autre  justice  que 
c'est  lui  qui  le  premier  fixa  à  quatre  le  nombre 
des  éléments,  considérés  au  point  de  vue  de  la 
matière;  mais  il  faut  aussi  reconnaître  qu'il 
n'emploie  pas  toujours  ces  quatre  éléments,  et 
qu'il  les  réduit  d'ordinaire  à  deux,  en  considé- 
rant le  feu  isolément,  et  en  lui  opposant  les  trois 
autres,  la  terre,  l'air  et  l'eau,  qu'il  réunit  en 
une  seule  nature.  C'est  ce  dont  on  peut  s'Msurer 
en  consultant  ses  vers.  *^  Voilà  donc,  encore  une 
fois,  comment  Empédocle  a  envisagé  les  princi- 
pes et  à  quel  nombre  il  les  a  portés. 

"  Leucippe  et  son  ami  Démocrite  ont  admis 
pour  éléments  le  plein  et  le  vide,  qui,  suivant  eux, 
sont  en  quelque  sorte  l'Être  et  le  Non-Être  ;  le 


meurée  attachée  au  nom  d*Em- 
pédocle.  —  Il  les  réduit.,,  à  deux. 
Voir  la  m'éme  critique,  Traité  de 
la  Production  et  de  la  Destruc- 
tion, liv.  II,  ch.  III,  §  6,  p.  129  de 
ma  traduction.  —  E?i  consultant 
ses  vers.  Voir  les  Fragments 
d'Empédocle,  édition  Firmin-Di- 
dot,  vers  79,  263  et  273.  On  ne 
trouve  pas  d'ailleurs  dans  les 
vers  d*Empédocle,  tels  que  nous 
les  avons  aujourd'hui,  Tidée  pré- 
cise qu'indique  Aristote;  mais 
les  poèmes  d'Empédocle  ont 
presque  entièrement  péri. 


§  11.  Leucippe.  On  ne  sait  guère 
de  Leucippe  que  ce  qu'en  dit  ici 
Aristote  ;  dans  le  traité  sur  Mé- 
lissus,  Xénophane  et  Gorgias, 
ch.  VI,  §  10,  p.  264  de  ma  tra- 
duction, Aristote  cite  les  Discours 
de  Leucippe  ;  mais  l'expression 
dont  il  se  sert  dans  ce  passage 
peut  faire  douter  de  l'authenticité 
de  ces  discours.  Leucippe  est  sur- 
tout connu  pour  avoir  été  le 
maître  de  Démocrite.  —  Et  son 
ami  Démocrite.  Le  mot  du  texte 
que  j'ai  rendu  par  «  ami  »  peut  . 
signifier  aussi  Compagnon,  Con- 


LIVRE  I,  CHAP.  IV,  §  13.  43 

plein  et  le  dense  représentent  TÊtre  ;  le  vide  et 
le  rare  représentent  le  Non-Être.  De  là  vient 
qu'ils  soutiennent  que  TÊtre  n'existe  pas  plus 
que  le  Non-Être,  attendu  qu'à  leur  sens  le  vide 
n'existe  pas  plus  que  le  plein  ou  corps  solide. 
**  D'ailleurs,  ce  sont  là,  dans  leur  système,  les 
causes  purement  matérielles  des  êtres;  et  de 
même  que  les  philosophes  qui  ne  reconnaissent 
qu'une  seule  substance  constitutive  des  choses, 
ne  regardent  les  autres  phénomènes  que  comme 
des  modifications  de  cette  substance  unique,  de 
même,  en  prenant  le  rare  et  le  dense  pour  les 
principes  de  ces  modifications,  Leucippe  et 
Démocrite  admettent  que  ce  sont  certaines  diffé- 
rences qui  sont  les  seules  causes  de  tout  le  reste 
des  phénomènes.  *^  Toutefois,  ils  réduisent  ces 
différences  à  trois  :  la  forme,  l'ordre  et  la  posi- 


temporain  et  Disciple.  Leucippe 
et  Démocrite  sont  les  fondateurs 
du  système  des  Atomes.  M.  Ed. 
Zeller,  Philosophie  des  Grecs,  t.  I, 
p.  684  et  suiv.,  place  la  nais- 
sance de  Démocrite  à  Abdère, 
vers  l'an  460  avant  J.-C.  —  Le 
vide  n'existe  pas  plus  que  le  plein. 
Logiquement  et  par  la  nécessité 
du  parallélisme  de  la  phrase  en- 
tière, il  faudrait  dire,  comme  le  re- 
marque M.  Schwegler  :  a  Le  corps 
n'existe  pas  plus  que  le  vide.  » 
Il  n'est  pas  possible  de  faire  ce 
changement,  bien  qu'il  semble 
pouvoir  s'appuyer  sur  le  com- 


mentaire d'Alexandre  et  sur  celui 
d'Asclépius. 

§  12.  Qui  ne  reconnaissent 
qu'une  seule  substance.  Ce  sont 
les  philosophes  Ioniens;  voir  la 
Physique,  liv.  I,  ch.  v,  §  2,  p.  453 
de  ma  traduction.  Les  philoso- 
phes que  critique  Aristote  ne 
sont  pas  plus  nommés  dans  ce 
passage  qu'ils  ne  le  sont  ici; 
mais  c'est  des  Ioniens  certai- 
nement qu'il  s'agit. 

§  13.  Con figuration f  contact,  et 
tournure.  Les  mots  grecs  ne  sont 
pas  plus  précis  que  ceux  dont  je 
me  sers  dans  la  traduction;  et 


4t        MÉTAPHYSIQUE  D'ARISTOTE. 

tion.  A  les  entendre,  TÊtre  ne  peut  avoir  de  dif- 
férences qu'à  ces  trois  ég*ards  :  config'uration, 
contact  et  tournure;  et  de  ces  trois  ternies,  la 
conf]g*u ration  répond  à  la  forme  ;  le  contact  ré- 
pond à  Tordre  ;  et  la  tournure,  à  la  position. 
Par  exemple,  la  lettre  A  diffère  de  la  lettre  N  par 
la  forme;  AN  diffère  de  NA  par  l'ordre;  et  Z 
diffère  de  N  par  la  position.  **  Quant  au  mouve- 
ment qui  anime  les  êtres,  quant  à  son  orig'ine  et 
à  ses  espèces,  ce  sont  là  des  questions  que  Leu- 
cippe  et  Démocrite  n'ont  pas  abordées,  montrant 
en  ceci  la  même  néglig'ence  que  tous  les  autres 
philosophes. 

"  En  résumé,  voilà  les  recherches  qui  ont 
été  faites  jusqu'ici  sur  deux  des  causes  que  nous 
avons  indiquées,  et  tel  est  le  point  exact  où  ces 
recherches  se  sont  arrêtées. 


Aristote  cherche  lui-même  à  les 
éclaircir,  parce  que,  en  effet,  ils 
sont  aussi  obscurs  dans  sa  lan- 
gue que  les  mots  correspon- 
dants peuvent  Tétre  dans  la 
nôtre.  —  Z  diffère  de  N,  En  pre- 
nant ces  deux  lettres  majuscules 
dans  Talphabet  grec  comme  dans 
notre  alphabet,  il  n'y  a  qu'une 


différence  de  position  entre  elles  : 
Tune  est  debout,  et  Tautre  est 
couchée. 

§  14.  Quant  au  mouvement, 
Aristote  a  raison  d'insister 
comme  il  le  fait  sur  cette  lacune 
de  la  philosophie  atomistique. 

§  15.  Deux  des  causes,  L9iCîiyxse 
matérielle  et  la  cause  motrice. 


LIVRE  I,  CHAP.  V,  §  1. 


45 


CHAPITRE  V 


Philosophie  des  Pythagoriciens  ;  passionnés  pour  les  mathéma- 
tiques, ils  font  des  nombres  les  principes  des  choses  ;  leurs 
travaux  sur  Tliarmonie  musicale  ;  ils  appliquent  le  nombre  à 
Texplication  des  phénomènes  célestes  ;  leurs  hypothèses  hasar- 
dées :  TAntichthôn  ;  ils  font  du  nombre  la  cause  matérielle  des 
êtres  ;  théories  de  quelques  autres  Pythagoriciens  ;  la  double 
série  des  dix  principes  opposés  ;  Alcméon  de  Crotone,  plus 
jeune  que  Pythagore  ;  infériorité  de  son  système  ;  philosophie 
de  Tunité,  Parménide  et  Mélissus  ;  Xénophane  met  l'unité  en 
Dieu  ;  citation  de  la  Physique  ;  Parménide  forcé  de  rompre  son 
unité  et  de  reconnaître  deux  causes  ;  résumé  de  toutes  les 
philosophies  antérieures  ;  mérites  et  défauts  des  Pythagori- 
ciens. 


*A  la  même  époque  que  ces  divers  philoso- 
phes et  même  auparavant,  ceux  qu'on  appelle 
les  Pythag'oriciens  s'appliquèrent  tout  d'abord 
aux  mathématiques  et  leur  firent  faire  de  g^rands 
prog*rès  ;  mais,  nourris  dans  cette  étude  exclu- 


§  1.  Ctux  qu'on  appelle  les 
Pythagoriciens,  Aristote  se  sert 
de  la  même  expression  dans  la 
Météorologie,  liv.  I,  ch.  vi,  §  2, 
et  ch.  VIII,  §  2,  p.  29  et  44  de 
ma  traduction,  et  aussi  dans  le 
Traité  du  Ciel,  liv.  II,  ch.  xin,  §  1, 
p.  187  de  ma  traduction.  Jamais 
il  n'a  parlé  de  Pythagore  lui- 


même.  C'est  sans  doute  que  déjà 
de  son  temps  on  n'en  savait 
rien  de  précis.  La  partie  de  Tlta- 
lie  où  Pythagore  avait  vécu  en- 
tretenait encore  moins  de  rap- 
ports avec  la  Grèce  que  la 
Tyrrhénie,  où  s'était  développée 
l'école  d'Elée.  —  Nourris  dans 
cette  étude  exclusive.  Le  danger 


46 


MÉTAPHYSIQUE  D'AKISTOTE. 


sive,  ils  s'imag'inèrent  que  les  principes  des  ma- 
thématiques sont  aussi  les  principes  de  tous  les 
êtres.  Gomme  les  nombres  sont  naturellement 
les  premiers  entre  les  principes  de  cet  ordre,  ils 
crurent  y  découvrir  une  foule  de  ressemblances 
avec  les  êtres  et  avec  'les  phénomènes,  bien 
plutôt  qu'on  ne  peut  en  trouver  dans  le  feu,  la 
terre  et  Teau.  *Par  exemple,  suivant  les  Pytha- 
g*oricienSy  telle  modification  des  nombres  est  la 
justice;  telle  autre  est  l'âme  et  la  raison  ;  telle 
autre  représente  l'occasion  favorable  pour  ag'ir; 
et  de  même  pour  chaque  objet  en  particulier. 
^  En  second  lieu,  ces  philosophes  remarquèrent 
que  tous  les  modes  de  l'harmonie  musicale  et  les 
rapports  qui  la  composent,  se  résolvent  dans  des 


que  signalait  Aristote,  il  y  a  vingt- 
deux  siècles,  subsiste  toujours 
au  même  de^é;  et  la  culture 
trop  exclusive  des  mathématiques 
peut  de  nos  jours,  comme  jadis, 
fausser  bien  des  esprits.  —  Les 
principes  de  tous  les  êtres.  Voir 
plus  loin,  ch.  vi,  §  6  et  aussi 
§  10,  où  le  jugement  d*Aristote 
sur  les  Pythagoriciens  est  assez 
différent.  —  Dans  le  feu,  la  terre 
et  Peau,  Principes  élémentaires 
admis  par  l'école  d'ionie.  Thaïes 
et  ses  disciples. 

§  2.  Telle  modification  des  nom- 
bres. La  justice  était  représentée 
tantôt  par  le  nombre  trois,  tan- 
tôt par  le  nombre  quatre,  tantôt 


par  le  nombre  cinq,  et  même  par 
le  nombre  neuf  dans  les  théories 
pythagoriciennes. 

§  3.  Tous  les  modes  de  r har- 
monie musicale.  L'application 
des  mathématiques  à  la  musique 
est  une  des  gloires  de  Técole  de 
Pythagore.  Ces  études  furent 
poussées  aussi  très  loin  dans 
l'école  (KAristote  lui-même,  par 
Aristoxène  et  ses  successeurs.  — 

§  4.  Puis,  pre?iant  les  axiomes. 
L'erreur  des  mathématiques  est 
de  vouloir  appliquer,  hors  de  leur 
domaine,  des  axiomes  qui  leur 
sont  propres,  et  ne  s'adaptent  pas 
aux  choses  qui  leur  sont  étran- 
gères. 


LIVRE  I,  CHAP.  V,  ii  o. 


47 


nombres  proportionnels.  *  Ai nsi ,  trouvant  que 
le  reste  des  choses  modèlent  essentiellement 
leur  nature  sur  tous  les  nombres,  et  que  les 
nombres  sont  les  premiers  principes  de  la  nature 
entière,  les  Pythagoriciens  en  conclurent  que 
les  éléments  des  nombres  soiU  aussi  les  éléments 
de  tout  ce  qui  existe,  et  ils  firent  du  moode, 
considéré  dans  son  ensemble,  une  harmonie  et 
un  nombre.  Puis,  prenant  les  axiomes  qu'ils 
avaient  évidemment  démontrés  pour  les  nombres 
et  pour  les  harmonies,  ils  les  accommodèrent 
à  tous  les  phénomènes  et  à  toutes  les  parties  du 
ciel,  aussi  bien  quà  lordonnance  totale  de 
Tunivers,  qu'ils  essayaient  de  renfermer  dans 
leur  système.  ^Bien  plus,  quand  ce  système  pré- 
sentait de  trop  fortes  lacunes,  ils  les  comblaient 
arbitrairement,  afin  que  l'échafaudage  fût  aussi 
harmonieux  et  aussi  concordant  que  possible. 
J'en  cite  un  exemple.  A  en  croire  les  Pythago- 
riciens, le  nombre  dix  est  le  nombre  parfait,  et 
la  Décade  contient  toute  la  série  naturelle  des 
nombres.  Ils  partent  de  là  pour  prétendre  qu'il 


§  5.  Ils  les  comblaient  arbitrai- 
rement. Le  texte  n'est  pas  tout- 
à-fait  aussi  précis.  —  J'en  cite  un 
exemple.  Dans  ce  passage,  Aris- 
tote  parle  à  la  première  personne  ; 
ce  qui  est  assez  rare  dans  son 
style.  —  Toute  la  série  naturelle 
(les  nombres.  C'était  chez  les  Py- 


thagoriciens un  pressentiment 
bien  remarquable  de  la  numéra- 
tion décimale.  Mais,  au  début, 
ces  idées,  qui  nous  semblent  au- 
jourd'hui si  simples,  étaient  obs- 
curt  s  même  pour  le  génie. —  L'An- 
Hchthôn.  Voir  le  Traité  du  Ciel, 
liv.  11^  ch.  XIII,  §  1,  oti  Aristote 


48 


MÉTAPHYSIQUE  DAKISTOTE. 


doit  y  avoir  dix  corps  qui  se  meuvent  dans  les 
cieux  ;  mais,  comme  il  n'y  en  a  que  neuf  de 
visibles,  ils  en  supposent  un  dixième,  qui  est 
l'opposé  de  la  terre,  rAntichthôn.  'Du  reste, 
nous  avons  développé  ces  questions  avec  plus 
d'étendue  dans  d'autres  ouvragées  ;  et  le  seul 
motif  qui  nous  y  fasse  revenir  ici,  c'est  le  désir 
de  savoir  aussi  de  ces  philosophes  quels  sont 
définitivement  les  principes  qu'ils  admettent,  et 
dans  quelle  mesure  ces  principes  se  rapportent 
aux  causes  que  nous  avons  énumérées  nous- 
mêmes.  ^  Il  paraît  donc  que  les  Pythag^oriciens, 
tout  aussi  bien  que  les  autres,  en  adoptant  le 
nombre  pour  principe,  l'ont  reg'ardé  comme  la 
matière  des  choses,  et  la  cause  de  leurs  modifi- 
cations et  de  leurs  qualités.  Or,  les  éléments  du 
nombre  sont  le  pair  et  l'impair  ;  et  tel  nombre 


fait  les  mêmes  reproches  aux 
Pythagoriciens,  arrangeant  les 
phénomènes  selon  les  besoins  de 
leur  système,  et  inventant  un 
dixième  corps  dont  rien  dans  la 
nature  n'atteste  l'existence. 

§  6.  Dans  d'autres  ouvrages, 
Aristote,  dans  les  ouvrages  qui 
nous  restent  de  lui,  a  souvent 
parlé  des  Pythagoriciens,  mais 
toujours  incidemment  ;  il  semble 
désigner  ici  une  discussion  toute 
spéciale.  C'est  sans  doute  l'ou- 
vrage dont  parle  Alexandre  d'A- 
phrodise  et  qu'il  cite  après  le 


Traité  du  Ciel,  Aristote  y  exami- 
nait les  Doctrines  des  Pythago- 
riciens. Cet  ouvrage  avait  au 
moins  deux  livres.  Voir  le  com- 
mentaire d'Alexandre  d'Aphro- 
dise,  édition  Bonitz^  p.  31  et  56. 
—  Aux  causes  que  nous  avons 
énumérées.  Cette  théorie  est  pro- 
pre au  Péripatétisme,  et  le  phi- 
losophe y  est  revenu  à  vingt  re- 
prises. 

§  7.  Aussi  bien  que  les  autres. 
Sans  doute  les  philosophes  Io- 
niens. —  Comme  la  matière  des 
choses.  Ce  jugement  sur  la  doc- 


LIVRE  I,  CHAP.  V,  §   8. 


49 


est  fini,  tandis  que  tel  autre  est  infini.  L'unité 
est  les  deux  tout  ensemble;  car  elle  est  compo- 
sée de  ces  deux  éléments,  du  pair  et  de  Timpair, 
de  même  que  c'est  elle  qui  donne  naissance  à 
la  série  entière  des  nombres  ;  et  les  nombres, 
je  le  répète,  forment  le  monde  entier  selon  les 
Pythag^oriciens. 

®  Parmi  ces  mêmes  philosophes,  il  en  est 
encore  d'autres  qui  reconnaissent  dix  prin- 
cipes, ainsi  rangés  et  combinés  en  séries  pa- 
rallèles : 


Fini, 

infini  ; 

Repos, 

mouvement; 

Pair, 

impair; 

Droit, 

courbe; 

Unité, 

pluralité; 

Lumière, 

ténèbres  ; 

Droite, 

g'auche  ; 

Bon, 

mauvais; 

Mâle, 

femelle; 

Carré, 

quadrilatère 
irrég'ulier. 

tiine  pythagoricienne  n'est  peut- 
être  pas  très-juste.  —  Vun  est 
fini.  C*est  Timpair  qui  est  dési- 
gné par  TUn;  c'est  le  pair  qui 
est  désigné  par  TAutre.  Mais  on 
ne  voit  pas  bien  pourquoi  Tim- 
pair  serait  fini  plutôt  qu'infini; 
et  on  ne  le  voit  pas  plus  claire- 
ment pour  le  pair.  —  Le  monde 
entier.  Le  texte  dit  précisément  : 
«  Le  ciel  ». 

§  8.  U autres  parmi  ces  mêmes 
philosophes.  Il  est  impossible  de 
savoir  quels  sont  ces  «  autres  Py- 

T.  I. 


thagoriciens  »  auxquels  Aristote 
fait  allusion,  du  moment  qu'il  ne 
les  nomme  pas  lui-même.  —  Dix 
principes.  Plus  haut,  §  5,  on  a  vu 
quelle  importance  les  Pythago- 
riciens attachaient  à  ce  nombre 
sacramentel.  Il  est  à  croire  d'ail- 
leurs que  cette  classification  est 
très  postérieure  àPythagore;  elle 
semble  peu  complète  et  peu  pra- 
tique. —  Quadrilatère  irrégulier. 
Le  mot  du  texte  signifie  un  qua- 
drilatère dont  un  des  côtés  est 
plus  long  que  l'autre. 

4 


50 


MÉTAPHYSIQUE  DARISTOTE. 


'  C*est  là,  ce  semble,  une  classification  qu*ad- 
met  ég'alement  Âicméon  de  Grotone,  soit  qu'il 
l'ait  prise  aux  Py thag*oriciens ,  soit  que  les 
Pythag'oriciens  la  lui  aient  empruntée.  Aic- 
méon était  jeune  lorsque  Pythag^re  était  déjà 
vieux  ;  mais,  quoi  qu'il  en  soit,  ses  idées  se  rap- 
prochaient beaucoup  des  leurs.  Pour  lui  aussi, 
la  plupart  des  choses  humaines  sont  doubles; 
mais  il  ne  détermine  pas  les  oppositions  avec 
l'exactitude  qu'y  mettent  les  Pythagoriciens;  il 
les  prend  au  hasard  :  le  blanc  et  le  noir,  le  doux 
et  Tamer,  le  bon  et  le  mauvais,  le  petit  et  le 
g'rand.  11  jette  en  quelque  sorte  toutes  ces  oppo- 
sitions confusément  les  unes  avec  les  autres, 


§  9.  Aicméon  de  Crotone.  Aris- 
tote  a  cité  plusieurs  fois  Aicméon 
de  Crotone  avec  assez  d*estime. 
Dans  le  Traité  de  la  Génération 
des  animaux,  liv.  III,  ch.  u, 
p.  376f  édition  Firmin-Didot,  il 
discute  son  opinion  sur  Tusage 
du  blanc  et  du  jaune  dans  Tœuf 
des  oiseaux,  pour  la  nourriture 
des  poussins.  Dans  le  Traité  de 
l'Ame,  liv.  I,  ch.  ii,  §  17,  p.  117 
de  ma  traduction,  Aristote  cite 
Topinion  d'Alcméon  sur  l'im- 
mortalité de  l'âme.  —  Crotone, 
ville  de  la  Grande  Grèce  sur  la 
côte  orientale  du  Bruttium,  fon- 
dée longtemps  avant  Tépoque  de 
Pythagore,  et  sa  résidence  la 
plus  ordinaire.  —  Aicméon  était 
jeune.  Toute  cette  phrase  a  paru 


à  plusieurs  éditeurs  et  commen- 
tateurs n*étre  qu*une  interpola- 
tion. .Il  y  a  des  manuscrits  qui 
ne  la  donnent  pas.  Il  semble  en 
effet  qu  elle  interrompt  la  suite 
de  la  pensée.  —  Des  cho'tes  hu- 
maines. C'est  la  traduction  exacte 
du  texte;  mais  Vidée  n'est  pas 
très  claire  ni  très  juste.  Les 
exemples  cités  plus  bas  le  dé- 
montrent; le  blanc  et  le  noir,  le 
doux  et  Tamer,  ne  sont  pas  des 
choses  spécialement  humaines,  i 
Peut-être  faudraitril  traduire  : 
«  La  plupart  des  choses  dont 
rhomme  peut  juger  ». —  Le  petit 
et  le  grand.  Quelques  manuscrits 
donnent  :  «  le  grand  et  le  petit.  » 
Le  parallélisme  de  la  phrase  est 
alors  plus  complet.  M.  Bonitz  re- 


LIVRE  I,  CHAP.  V,  §  12. 


51 


tandis  que  les  Pythag^oriciens  en  ont  précisé  le 
nombre  et  la  nature.  *°  Ce  qu'on  peut  affirmer 
pour  les  deux  systèmes  à  la  fois,  c'est  que  l'un 
et  l'autre  font  des  contraires  les  principes  des 
choses;  mais  c'est  à  d'autres  écoles  que  celles-là 
qu'on  peut  apprendre  combien  il  y  a  de  prin- 
cipes et  ce  qu'ils  sont.  "  Cependant  nous  avons 
beau  consulter  ces  théories,  nous  n'aperce- 
vons pas  clairement  comment  on  peut  rapporter 
les  principes  admis  par  ces  philosophes  aux 
causes  énumérées  par  nous.  Tout  ce  qu'on 
voit,  c'est  qu'ils  ont  rangée  les  éléments  dans  le 
seul  g*enre  de  la  matière;  car,  à  les  entendre, 
la  substance  des  choses  se  compose  et  se  forme 
de  ces  éléments  qui  sont  primitivement  en 
elle. 

**  Ainsi  donc,  en  ce  qui  reg^arde  les  philoso- 
phes anciens  qui  ont  admis  la  pluralité  des 
éléments  naturels,  on  peut  saisir  assez  bien  leur 


commande  cette  variante,  qui  n'a 
pas  d'ailleurs  grande  importance. 

§  10.  Les  deux  systèmes  à  la 
fois.  Celui  d'Alcméon  et  celui 
des  Pythagoriciens.  —  A  d'autres 
écoles  que  celles-là.  Celles  des 
Pythagoriciens  qui  ont  compté  les 
dix  séries  de  contraires  avec  pré- 
cision et  celle  d'Alcméon;  voir 
plus  haut  §  8. 

§  il.  Aux  causes  énumérées  par 
nous.  Voir  la  même  pensée  plus 


haut,  §  6.  Peut-être  Aristote 
met-il  trop  d'insistance  à  vouloir 
plier  les  théories  des  autres  phi- 
losophes à  ses  théories  person- 
nelles. —  Dans  le  seul  genre  de 
la  matière.  Cette  critique  est 
moins  juste  pour  l'école  pytha- 
goricienne qu'elle  ne  l'est  pour 
l'école  d'Ionie. 

§  12.  Quelques  autres  sages. 
Les  Éléates,  disciples  de  Xéno- 
phane. 


52 


MÉTAPHYSIQUE  DAHISTOTE. 


pensée  à  cet  égard,  d'après  ce  que  nous  venons 
d'en  dire.  Mais  il  y  a  quelques  autres  sag^es  qui  ont 
considéré  Tunivers  comme  une  unité  naturelle; 
et  la  manière  de  traiter  ce  sujet  n'a  pas  été  la 
même  pour  tous,  ni  sous  le  rapport  du  mérite, 
ni  sous  le  rapport  des  phénomènes  observés. 
*^  Pour  Tétude  des  causes  telle  que  nous  l'entre- 
prenons ici,  ce  ne  serait  pas  du  tout  le  moment 
convenable  de  parler  de  leurs  systèmes  ;  car  ces 
philosophes  n'ont  pas  imité  quelques-uns  des 
Physiciens,  qui,  tout  en  supposant  Tunité  de 
l'Élre,  n'en  ont  pas  moins  fait  sortir  les  choses 
du  sein  de  cette  unité  prise  comme  matière. 
**  Loin  de  là,  ces  philosophes  ont  adopté  une  tout 
autre  explication,  et  tandis  que  ceux-là,  en  ajou- 
tant le  mouvement  à  leur  principe,  en  font  naître 
l'univers  entier,  ceux-ci  au  contraire  affirment 
que  tout  est  immobile.  **  Voici  d'ailleurs  un 
point  de  leur  doctrine  qui  touche  assez  directe- 
ment à  notre  étude  actuelle.  Parménide,  autant 
qu'on  en  peut  juger,  s'est  surtout  occupé  de 


§  13.  Pour  C étude  des  causes. 
Ce  Bont  toujours  les  quatre  cau- 
ses que  reconnaît  Âristote,  et  par 
lesquelles  il  essaie  d'expliquer  le 
système  du  monde.  —  Quelques- 
uns  des  Physiciens.  Par  Physi- 
ciens ^  Âristote  veut  désigner  les 
philosophes  Ioniens. 

§  14.  Ces  philosophes.  Les 
Eléates.  —  Que  tout  est  immo- 


bile. C'est  la  doctrine  principale 
de  récole  d'Élée. 

§  15.  Pat^ménide.  Voir  plus 
haut,  ch.  rv,  §  1 .  —  Mélissus,  de 
Samos;  il  vivait  du  temps  de  Pé- 
riclès,  et  il  parait  certain  qu'il 
commandait  la  flotte  des  Sa- 
miens  contre  celle  d'Athènes,  en 
442.  Aristote  a  consacré  un  traité 
spécial  à  ses  doctrines.  Voir  ma 


LIVRE  I,  CHAP.  V,  §  16. 


53 


l'unité  au  point  de  vue  rationnel  ;  Mélissus  s'est 
attaché  davantage  à  l'unité  matérielle;  et  voilà 
comment  l'un  prétend  que  l'unité  est  limitée,  et 
l'autre,  qu'elle  est  infinie.  Xénophane,  qui  avait 
le  premier  parlé  d'unité,  etdontParménide  fut, 
dit-on,  le  disciple,  n'a  rien  énoncé  de  bien  clair 
sur  ces  questions,  et  il  n'a  touché  ni  l'une  ni 
l'autre  de  ces  deux  faces  de  l'unité;  mais,  consi- 
dérant le  monde  dans  sa  totalité,  il  a  déclaré 
que  l'unité  c'est  Dieu. 

*•  Encore  une  fois,  ces  divers  philosophes  doi- 
vent être  laissés  de  côté  par  nous  dans  nos  re- 
cherches  présentes,  et  spécialement  les  deux 


traduction,  pp.  208  et  217.— 
Vun  prétend.  Je  ferais  rapporter 
ceci  à  Parménide  plutôt  qu*à 
Mélissus  ;  et  l'idée  d'infini  va 
bien  plutôt  avec  l'unité  ration- 
nelle qu'avec  Tunité  matérielle. 
La  plupart  des  traducteurs  et 
commentateurs  ont  rapporté  le 
début  de  cette  phrase  à  Mélissus 
et  non  à  Parménide,  parce  qu'Aris- 
tote  attribue  formellement  la  théo- 
rie de  rinfinitude  ou  de  Tunité 
àMélissus,  PhysiquCfViY,  I,ch.iir, 
§  4,  p.  439  de  ma  traduction. 
—  Xénophane.  De  Colophon; 
fondateur  de  Técole  d'Ëlée, 
à  peu  près  contemporain  de  Py- 
thagore  vers  550.  Voir  M.  Ed. 
Zeller,  Philosophie  des  Grecs, 
t.  I,  p.  451.  —  Dit-on.  Ce  doute 
doit  ôtre  remarqué.  Il  n'y  a 
ici  rien    d'impossible  d'ailleurs 


chronologiquement  à  ce  que  Par- 
ménide ^it  été  l'élève  de  Xéno- 
phane ;  et  l'antiquité  tout  entière 
l'a  cru.  Voir  ma  Dissertation  sur 
Xénophane,  pp.  202  et  suiv.,  à  la 
suite  du  Traité  de  la  Production 
et  de  la  Destruction  des  choses. — 
Que  Punité  c'est  Dieu.  Voir  ma 
Dissertation  précitée,  p.  205. 
Cette  opinion  à  elle  seule  donne 
la  plus  grande  valeur  à  la  doc- 
trine de  Xénophane.  Voir  l'article 
de  M.  Cousin  sur  Xénophane. 

§  16.  Ne  sont  pas  assez  délica- 
tes. Le  texte  est  plus  dur,  et  il 
dit  en  propres  termes  que  «  Xé- 
nophane et  Mélissus  sont  un  peu 
trop  rustiques  »,  c'est-à-dire 
grossiers.  Âristote  se  sert  en- 
core de  la  même  expression  con- 
tre Mélissus,  Physique,  liv.  I, 
ch.  II,  §  5^  p.  436  de   ma   tra- 


54  MÉTAPHYSIQUE  D'ARISTOTE. 

derniers,  Xénophane  et  Mélissus,  dont  les  concep- 
tions ne  sont  pas  assez  délicates. 

*'  Parménide,  qui  a  reg^ardé  les  choses  de  plus 
près,  en  a  aussi  parlé  d'une  façon  plus  satisfai- 
sante. Comme  il  pense  qu'en  dehors  de  TÊtre, 
le  Non-Être  n'est  absolument  rien,  il  en  conclut 
nécessairement  que  l'Être  est  l'unité,  et  il  ne 
voit  rien  en  dehors  de  l'Être.  Nous  avons,  du 
reste,  approfondi  ce  sujet  dans  notre  ouvragée 
Sur  la  Nature.  Mais  Parménide,  forcé  de  s'en 
tenir  aux  phénomènes,  reconnut  que,  si  l'unité 
existe  seule  aux  yeux  de  la  raison,  la  multiplicité 
n'en  existe  pas  moins  pour  nos  sens;  et  il  fut 
amené  par  là  à  supposer  deux  causes  et  à  réta- 
blir les  deux  principes,  le  chaud  et  le  froid,  ou, 
en  d'autres  termes,  le  feu  et  la  terre.  De  ces  deux 
principes,  Parménide  prend  l'un  pour  l'Être,  le 
chaud,  et  il  prend  l'autre,  le  froid,  pour  le  Non- 
Être. 

*^  Ainsi,  d'après  ce  que  nous  venons  de  dire, 
et  en  regardant  à  ce  que  nous  ont  transmis  les 
philosophes  qui  se  sont  appliqués  à  cette  étude, 
voici  ce  que  nous  avons  hérité  d'eux  :  des  pre- 
miers et  des  plus  anciens,  nous  avons  reçu  le 


duction.     Cette    critique   paraît  traduction.  —  Deux  caitses.,,  le 

bien  sévère.  chnud  et  le  froid.  Voir  plus  haut, 

§  17.  Dans  notre  ouvrage  Sur  la  ch.  m,  §  26. 

Nature.  C'est  lo.  Physique,  liv.  I,  §  18.  Le  principe  corporel.  C'est 

ch.  III,  pp.  438  et  suiv.   de    ma  l'expression  même  du  texte;  il 


LIVRE  I,  CHAP.  V,  §  20. 


00 


principe  corporel,  puisque  Teau,  le  feu  et  les 
choses  de  cet  ordre  sont  des  corps;  et,  parmi 
ces  sag^es,  les  uns  n'ont  admis  qu'un  seul  et 
unique  principe,  les  autres  en  ont  admis  plu- 
sieurs. Mais,  des  deux  parts,  on  s'en  est  toujours 
tenu  à  des  principes  purement  matériels.  *®Quel-. 
ques  autres  philosophes,  tout  en  reconnaissant 
ég^alement  une  cause  matérielle,  y  ont  ajouté  la 
cause  qui  produit  le  mouvement.  Seulement, 
pour  quelques-uns   d'entre    eux,   cette  même 

• 

cause  motrice  est  restée  unique,  tandis  que  pour 
quelques  autres  elle  est  devenue  double.  *°  Jus- 
qu'aux philosophes  d'Italie,  et  en  faisant  excep- 
tions pour  eux,  les  autres  n'ont  que  très  médio- 
crement traité  ces  questions.  Toutefois,  ils  ont 
admis  deux  causes,  comme  nous  l'avons  déjà  dit; 
et,  de  ces  deux  causes,  il  y  en  a  une  que  quelques- 
uns  d'entre  eux  reg^ardent  comme  Unique,  et 
que  les  autres  divisent  encore  en  deux,  je  veux 
dire,  la  cause  à  laquelle  se  rapporte  l'orig^ine  du 
mouvement. 


8*agit  évidemment  de  la  cause 
matérielle.  —  Les  uns  n'ont  ad- 
mis qu'un  seul  et  unique  principe. 
Comme  Thaïes  dans  Técole  d'Io- 
nie.  —  Les  autres  en  ont  admis 
plusieurs.  Comme  Parménide  ; 
▼oir  le  §  précédent. 

§  19.  La  cause  qui  produit  le 
mouvement.     Voir    plus     haut, 


ch.  III,  §  26.  —  Elle  est  devenue 
double.  Voir  plus  haut,  ch.  iv, 
§  9,  ce  qui  est  dit  du  système 
d*£mpédocle. 

§  20.  Aux  philosophes  cT Italie. 
Ou  les  Pythagoriciens,  et  les 
Éléates.  —  Que  les  autres  divisent 
eîicore  en  deux.  Répétition  qui 
semble  peu  utile. 


56 


MÉTAPHYSIQUE  D'ARISTOTE. 


**  Quant  aux  Pythag^orîcîens,  ils  sont  d'ac- 
cord avec  ces  philosophes  pour  admettre  aussi 
deux  principes.  La  seule  addition  qu'ils  aient 
faite  et  qui  les  disting'ue  comme  leur  apparte- 
nant en  propre,  c'est  qu'ils  n'ont  pas  vu  dans 
le  fini,  l'infini,  et  l'unité,  des  natures  différentes 
des  choses,  comme  le  sont  le  feu,  la  terre  ou  tel 
autre  élément  de  ce  genre,  mais  qu'ils  ont  pris 
l'infini  en  soi  ou  l'unité  en  soi  pour  l'essence 
même  des  choses  auxquelles  on  attribue  l'infi- 
nitude  ou  Tunité.  C'est  même  là  ce  qui  les  con- 
duisit à  faire  du  nombre  la  substance  de  tout. 
**  Outre  les  doctrines  qu'ils  émirent  sur  cette 
question,  ce  sont  eux  qui  eurent  le  mérite  de 
commencer  à  étudier  l'essence  des  choses  et  à 
la  définir,  bien  que  leurs  travaux  à  cet  ég^ard 
soient  restés  très  peu  satisfaisants.  Superficiels 
dans  leurs  définitions,  ils  s'imag^inèrent  de 
prendre  le  premier  des  termes  auquel  s'appli- 


§  21.  Le  fini,  Hn fini,  et  l'unité. 
Il  semble  diaprés  ceci  que  les 
Pythagoriciens  aient  confondu 
ces  trois  termes,  comme  formant 
à  eux  trois  et  par  leur  réunion 
Tessence  des  choses. 

§  22.  L'essence  des  choses.  Voir 
plus  loin,  ch.  vi,  §  10,  un  pas- 
sage qui  confirme  le  sens  que 
je  donne  à  celui-ci,  d'accord 
avec  M.  Schwegler.  Les  Pytha- 
goriciens n'ont  pas  regardé  l'in- 
fini et  l'unité  comme  des  attri- 


buts; ils  les  ont  considérés 
comme  l'essence  même  des  cho- 
ses, auxquelles  le  langage  les 
donne  à  tort  pour  attributs  habi- 
tuels. —  Et  à  la  définir.  Plus 
loin,  ch.  VT,  §  3,  c'est  bien  plutôt 
à  Socrate  qu'Aristote  attribue  le 
mérite  de  s'être  occupé  le  pre- 
mier des  définitions,  auxquelles 
il  donna  l'examen  le  plus  atten- 
tif. —  Pour  Vessence  même  de  la 
chose  définie.  Voir  plus  loin 
liv.  III,  ch.  IV,  §  29,  où  Aristote 


LIVRE  I,  CHAP.  V,  §  23. 


quait  la  définition  donnée  pour  Tessence  même 
de  la  chose  définie,  se  trompant  sur  ce  point  à 
peu  près  aussi  lourdement  que  si  Ton  allait 
confondre  et  identifier  le  double  et  le  nombre 
deux,  sous  prétexte  que  le  premier  nombre  au- 
quel s  applique  le  mot  de  double,  c'est  le  nombre 
deux.  Mais,  au  fond,  le  double  et  deux  ne  sont 
pas  du  tout  la  même  chose;  car  autrement  la 
multiplicité  serait  bientôt  Tunité,  erreur  où  sont 
tombés  les  Pythagoriciens. 

*^  Tel  est  donc  Théritag^e  que  nous  ont  trans- 
mis les  philosophes  les  plus  anciens  et  ceux  qui 
leur  ont  succédé. 


adresse  la  même  critique  à  Pla- 
ton et  aux  Pythagoriciens,  qui 
ont  pris  Tétre  et  Tunité  pour 
Tessence  des  choses.  Voir  aussi 
\& Physique,  liv.  III,  ch.  iv,  §  3, 
p.  88  de  ma  traduction.  Pour 
éclaircir  ce  passage  assez  obs- 
cur, Alexandre  d*Âphrodise,  dans 
son  Commentaire,  p.  36,  édition 
Bonitz,  lignes  17  et  suiv.,  donne 
cet  exemple  :  «  Les  Pythagori- 
ciens définissent  TAmour  par 
régalité  ;  et,  prenant  le  premier 
nombre  qui  est  égal  à  lui-même, 
ils  disent  que  ce  nombre  est  ce- 
lui de  l'amour.  »  Ce  premier 
nombre  égal  à  lui-même  est  sans 


doute  4,  c'est-à-dire  2  multiplié 
par  2.  Quatre  est  dès  lors  pour 
les  Pythagoriciens  l'essence  de 
l'amour.  —  La  muUiplicité  serait 
bientôt  Vunité,  puisqu'il  y  a  une 
foule  de  choses  qui  peuvent  être 
doubles. 

§  23.  Tel  est  donc  l'héritage. 
Voir  plus  haut  §  18.  Pour  com- 
pléter ce  qui  est  dit  ici  des  Py- 
thagoriciens, il  faut  se  reporter 
à  la  grande  discussion  de  la 
théorie  des  nombres  dans  le 
XIII«  livre  de  la  Métaphysique, 
ch.  VI  et  suiv.,  et  liv.  XIV,  ch.  m 
et  suiv.  Aristote  y  combat  vive- 
ment le  Pythagorisme. 


58 


MÉTAPHYSIQUE  D'ARISTOTE. 


CHAPITRE  VI 


Philosophie  de  Platon;  ses  rapports  avec  les  Pythagoriciens, 
Heraclite  et  Cratyle  ;  influence  de  Socrate  sur  Platon  ;  la  théo- 
rie des  Idées  sortie  de  ces  influences  diverses;  exposition  de 
cette  théorie;  comparaison  de  Platon  et  des  Pythagoriciens; 
leurs  différences  —  Résumé  des  recherches  antérieures  ;  cita- 
tion de  la  Physique  :  les  philosophes  anciens  se  sont  attachés 
presque  uniquement  à  la  cause  matérielle  ;  ils  ont  traité  à  peine 
la  question  de  Fessence  et  la  cause  finale;  exactitude  de  la 
théorie  d'Aristote  prouvée  par  cette  histoire  du  passé;  exa- 
men plus  détaillé  des  opinions  des  philosophes  sur  les  quatre 
causes. 


*  C'est  après  les  philosophies  que  nous  venons 
de  citer,  que  parut  celle  de  Platon.  Elle  suivait 
en  grande  partie  pas  à  pas  ces  derniers  Pytha- 
goriciens; mais  elle  avait  aussi  ses  doctrines 
propres,  où  elle  s'éloignait  de  l'école  Italique. 
Platon,  dans  sa  jeunesse,  avait  d'abord  fréquenté 


§  1.  Parut  celle  de  Platon,  On 
sait  que  Platon  a  yécu  de  l'an 
427  à  l'an  347  avant  J.-C.  Voir 
M.  Edouard  Zeller,  Philosophie 
des  GrecSj  t.  II,  p.  339.  —  Ces 
deimiers  Pythagoriciens.  Il  me 
semble  que  Texpression  grecque 
exige  cette  nuance  dans  la  tra- 
duction. On  a  compris  ordinai- 
rement qu'il  s'agissait  simple- 
ment des  Pythagoriciens  en  gé- 


néral. —  Fréquenté  Cratyle.  On 
ne  sait  rien  de  Cratyle,  si  ce 
n*est  qu'il  était  de  Técole  d*Hé- 
raclite.  Aristote  en  parle  encore 
un  peu  plus  loin,  liv.  IV,  ch.  v, 
§  14,  et  lui  attribue  un  scepticis- 
me exagéré.  Il  est  à  croire  que 
Cratyle  s'était  occupé  avec  dis- 
tinction de  quelques  parties  de 
la  science  ;  et,  s'il  eût  mérité  aussi 
peu  d'estime  qu'on  semble  gêné- 


LIVRE  I,  CHAP.  VI,  §  4. 


59 


Cratyle;  et  avec  lui  il  s'était  attaché  aux  opinions 
d'Heraclite,  qui  suppose  que  tous  les  objets 
sensibles  sont  dans  un  perpétuel  écoulement,  et 
qu'il  n'y  a  pas  de  science  possible  pour  des 
choses  ainsi  faites. 

*  Ce  sont  là  des  pensées  que  Platon  reprit 
plus  tard  en  sous-œuvre  et  qu'il  reproduisit. 
'  Il  fît  aussi  des  emprunts  à  Socrate,  qui  s'était 
beaucoup  occupé  de  morale,  sans  essayer  aucun 
système  général  sur  la  nature,  et  qui,  dans  cet 
ordre  de  recherches,  s'était  arrêté  à  l'universel 
en  étant  le  premier  à  porter  un  examen  attentif 
sur  les  définitions.  *  Héritier  de  Socrate  et 
étudiant  comme  lui  les  universaux,  Platon  con- 
tinua son  maître  ;  mais  il  admit  que  les  défini- 
tions s'appliquent  réellement  à  des  êtres  fort 
différents  des  choses  sensibles,  par  cette  raison 


ralement  en  ayoir  pour  loi,  Platon 
ne  lui  eût  pas  fait  Thonneur  de 
mettre  le  nom  de  Cratyle  à  la 
tète  d*un  de  ses  dialogues.  Il  est 
assez  probable  que  c'est  lui  qui 
avait  pensé  le  premier  à  étudier 
Tétymologie.  —  Heraclite.  Plus 
loin,  liv.  XIII,  ch.  rv,  §  1,  Âris- 
tote  donne  encore  les  mêmes 
origines,  Cratyle  et  Heraclite,  à 
la  philosophie  platonicienne  et 
à  la  théorie  des  Idées. 

§  2.  Reprit  plus  tard  en  sous- 
œuvre.  C'est  la  nuance  de  Tex- 
pression  même  du  texte. 


§  3.  Des  emprunts  à.  Socrate. 
Voir  les  mêmes  éloges  de  So- 
crate plus  loin,  liv.  XIII,  ch.  rv, 
§§  2  et  3.  —  Sur  les  définitions. 
C'est  un  des  grands  mérites 
qu'Aristote  reconnaît  à  Socrate, 
qui  s'était  surtout  occupé  de 
morale  et  de  la  définition  exacte 
des  choses;  voir  aussi  plus  loin 
liv.  XIII,  ch.  IX,  §  i5. 

§  4.  Les  universaux.  J'ai  cru 
pouvoir  adopter  ce  terme  que  la 
Scholastique  a  presque  inventé  et 
qui  répond  exactement  au  mot 
grec. —  A  des  êtres  fort  différents 


60 


MÉTAPHYSIQUE  D'ARISTOTE. 


qu'une  commune  définition  ne  peut  jamais 
convenir  aux  objets  des  sens,  attendu  qu'ils  sont 
dans  un  flux  perpétuel.  Ces  êtres  nouveaux 
furent  appelés  Idées,  du  nom  que  Platon  leur 
donna.  ^  Il  ajouta  que  tous  les  objets  sensibles 
existent  en  dehors  des  Idées,  et  qu'ils  reçoivent 
le  nom  qui  les  désig^ne  d'après  la  relation  qu'ils 
ont  avec  elles;  car  les  individus  multiples  qui 
reçoivent  entre  eux  des  appellations  synonymes 
sont  homonymes  aux  Idées,  et  n'existent  que 
par  leur  participation  aux  Idées  mêmes. 

*  C'est  Platon  qui  introduisit  ce  mot  nou- 
veau de  Participation.  Les  -  Pythagoriciens 
s'étaient  contentés  de  dire  que  les  êtres  sont 
l'imitation  des  nombres;  Platon  dit  qu'ils  sont 
la  participation  des  Idées,  expression  qui  n'est 
qu'à  lui  et  qu'il  a  inventée.  ^  D'ailleurs,  Partici- 
pation  ou  Imitation    des  Idées,  Platon  et  les 


des  choses  sensibles.  C'est  la  théo- 
rie qu'Aristote  a  toujours  com- 
battue dans  le  système  platoni- 
cien. —  Qu'ils  sont  dans  un  flux 
perpétuel.  Comme  le  soutenait 
Heraclite,  et  toute  son  école. 

§  5.  //  ajouta.  Toute  cette  ex- 
position de  la  théorie  des  Idées 
est  aussi  nette  que  possible.  — 
Synonymes.  Il  faut  voir  au  début 
des  Catégories ,  ch.  i,  §  2,  p.  54 
de  ma  traduction,  la  différence 
qu'Aristote  établit  entre  les  ho- 
monymes et  les  synonymes. 


%6.  De  Participation.  C'est  en 
effet  un  mot  tout  platonicien 
qui  représentait  exactement  le 
rapport  que  Platon  supposait 
entre  les  Idées  et  les  choses.  — 
L'imitation  des  nombres.  Voir 
plus  haut,  ch.  v,  §  1. 

§  7.  Laissaient  à  qui  le  vou- 
drait. M.  Bonitz  remarque  avec 
raison  que  cette  critique  n'est 
pas  très  juste  puisqu'un  dialogue 
tout  entier,  le  Parménide^  est 
consacré  par  Platon  à  cette  ques- 
tion.   Aristote    pouvait   trouver 


LIVRE  1,  CHAp.  VI,  §  9.  6i 

Pythagoriciens  laissaient  à  qui  le  voudrait 
le  soin  d'expliquer  ce  qu'on  doit  entendre 
par  là. 

®  Platon  admet  encore,  en  dehors  des  choses 
sensibles  et  des  Idées,  les  êtres  mathématiques, 
qui  sont  des  intermédiaires  entre  les  Idées  et 
les  choses,  différant  des  objets  des  sens  en  ce 
qu'ils  3ont  éternels  et  immobiles,  et  différant  des 
Idées,  en  ce  qu'ils  peuvent  être  en  très  g^rand 
nombre  semblables  les  uns  aux  autres,  tandis 
que,  dans  chaque  genre,  l'Idée  ne  peut  jamais 
qu'être  seule  et  unique.  ^  Comme  les  Idées, 
suivant  lui,  sont  les  causes  de  tout  le  reste,  il 
dut  prendre  les  éléments  des  Idées  pour  les 
éléments  de  tous  les  êtres  sans  exception  ;  et  de 


ces  explications  insuffisantes; 
mais  ici  il  a  le  tort  de  les  sup- 
primer. Âristote  répète  la  même 
critique  plus  loin,  liv.  VIII, 
ch.  Yi,  §  9;  mais,  pour  cela,  cette 
critique  n*en  est  pas  plus  juste. 
Voir  aussi  dans  ce  livre  !•',  plus 
loin,  ch.  vu,  §  39.  Aristote  trouve 
que  toute  cette  théorie  platoni- 
cienne ne  repose  que  sur  des 
mots  vides  de  sens  et  sur  des 
métaphores,  qui  ne  sont  bonnes 
qu*en  poésie. 

§  8.  Les  êtres  mathématiques, 
M.  Bonitz  conteste,  et  avec  rai- 
son, je  crois,  qu' Aristote  repro- 
duise bien  la  pensée  de  Platon 
en  supposant  qu'il  met  les  êtres 


mathématiques  sur  la  même  li- 
gne que  les  Idées.  —  Semblables 
les  uns  aux  autres.  Alexandre 
d*Apbrodise,  dans  son  Commen- 
taire, prend  Texemple  des  trian- 
gles et  des  quadrilatères,  qui 
peuvent  être  très  nombreux  par 
la  variation  de  leurs  côtés  et  de 
leurs  angles,  tandis  que  Tldée  du 
triangle  et  celle  du  quadrilatère 
est  unique.  Bailleurs,  il  faut 
remarquer  qu' Aristote  dit  seu- 
lement que  les  êtres  mathémati- 
ques sont  Semblables;  il  ne  dit 
pas  qu'ils  soient  u  identiques  » 
les  uns  aux  autres. 

§  9»  //  adopta  pour  principes  le 
Grand  et  le  Petit,  Dans  la  Physi- 


62 


MÉTAPHYSIQUE  D'ARISTOTE. 


même  que,  sous  le  rapport  matériel,  il  adopta 
pour  principes  le  Grand  et  le  Petit,  de  même 
sous  le  rapport  de  l'essence  son  principe  fut 
r unité;  car  c'est  par  le  Grand  et  le  Petit  que  les 
Idées  qui  participent  à  Tunité  sont  aussi  les 
nombres.  *°  Cependant,  en  admettant  que  Tunité 
forme  l'essence  des  choses  et  qu'il  est  impossible 
que  ce  soit  autre  chose  que  l'unité  qui  puisse 
être  appelée  l'Être,  Platon  se  rapprochait  beau- 
coup des  Pythag^oriciens;  c'était  dire  à  peu 
près  comme  eux  que  les  nombres  sont  pour  le 
reste  des  choses  la  cause  qui  constitue  leur 
essence.  "  Mais  ce  qui  appartient  proprement  à 
Platon,  c'est  d'avoir  substitué  une  dualité  à 
l'infini,  qui  est  Un,  dans  le  système  pythag'ori- 
cien,  et  d'avoir  soutenu  que  l'infini  se  compose 
du  Grand  et  du  Petit.  Enfin,  Platon  isole  les 
nombres  des  objets  sensibles,  tandis  que  les 
Pythagoriciens  confondent  les  nombres  avec  les 


que,  liy.  III,  ch.  viii^  §  13,  p.  123 
de  ma  traduction,  Aristote  dis- 
cute la  théorie  de  rinfini  par 
Platon;  et  il  établit  que  Platon 
reconnaît  deux  infinis,  Tun  de 
grandeur,  Tautre  de  petitesse. 
C'est  le  Orand  et  le  Petit,  dont 
Platon  fait,  sous  une  autre  forme, 
le  principe  matériel.  —  C'est  par 
le  Grand  et  le  Petit,  Le  texte  est 
moins  formel.  —  Les  idées  sont 
aussi  les  nombres.  On  a  beaucoup 
contesté  que  Platon  ait  jamais, 


comme  le  veut  Aristote,  identifié 
jusqu'à  ce  point  les  nombres  et 
les  Idées. 

§  10.  Que  r  unité  qui  puisse  être 
appelée.  L'unité,  étant  alors  un 
simple  attribut  comme  tous  les 
autres,  cesserait  d'être  l'essence 
même  des  choses.  —  Les  nom^ 
bres  sont  pour  le  reste  des  choses. 
Voir  plus  haut,  ch.  v,  §  7. 

§  11.  Dans  le  système  pythago- 
ricien. J'ai  ajouté  ces  mots  pour 
que  la  pensée  fût  plus  claire.  — 


LIVRE  I,  CHAP.  VI,  §  13. 


63 


choses  elles-mêmes  et  ne  reg*ardent  pas  les 
êtres  mathématiques  comme  les  intermédiaires 
des  choses. 

"  Si  donc  Platon  a  séparé  des  choses  F  unité 
et  les  nombres,  en  ne  les  considérant  point 
comme  l'avaient  fait  les  Pythag^oriciens,  et  s'il 
a  imag'iné  d'introduire  la  théorie  des  Idées,  il 
y  fut  conduit  par  ses  études  de  logique,  que 
n'avaient  point  faites  ses  devanciers,  ignorants 
comme  ils  l'étaient  de  la  dialectique.  Si  de  plus 
il  a  fait  de  la  dualité  le  second  principe  naturel 
des  choses,  c'est  que,  d'après  lui,  tous  les  nom- 
bres, sauf  les  nombres  premiers,  sortent  tout 
naturellement  de  la  Dyade,  comme  d'un  moule 
commun.  *^  Mais  en  réalité  c'est  tout  le  contraire, 
et  la  théorie  de  Platon  n'est  pas  du  tout  ration- 
nelle. En  effet,  selon  eux,  la  pluralité  vient  de 
la  matière;  mais  l'Idée  platonicienne  n'engen- 


Vinfini  se  compose  du  Grand  et 
du  Petit.  Voir  plus  loin,  §  15.  — 
Les  intermédiaires.  Entre  les 
Idées  et  les  choses. 

§  12.  Par  ses  études  de  logique. 
Ou  :  Par  Tétude  des  définitions. 
—  Ignorants...  de  la  dialectique. 
Plus  loin,  liv.  XllI,  ch.  iv,  §  2, 
c*est  à  Socrate  qu*Aristote  fait 
remonter  la  culture  de  la  dialec- 
tique, qui  avant  lui  n'avait  au- 
cune puissance.  —  Les  nombres 
premiers.  Alexandre  d'Âphrodise 
entend  cette  expression  dans  son 


sens  mathématique.  Les  nom- 
bres premiers  sont  ceux  qui  ne 
sont  divisibles  que  par  eux-mê- 
mes ou  par  Tunité.  —  Comme 
d'un  moule  commun.  Tous  les 
nombres  pairs  sont  divisibles  par 
Deux. 

§  13.  Vidée  Platonicienne  n'en- 
gendre qu'une  unique  fois.  Ceci 
n*est  pas  très  clair;  et  les  exemples 
qui  suivent  n'apportent  pas  la 
lumière  désirable.  Les  manus- 
crits n^ofTrent  pas  de  variante. — 
Par  exemple.  J'ai  ajouté  ces  mots. 


64 


MÉTAPHYSIULE  DARISTOTE. 


dre  qu'une  unique  fois.  Cependant  Tobservation 
nous  atteste  évidemment  que  d*un  seul  morceau 
de  matière,  il  ne  sort  qu'une  seule  table,  par 
exemple,  et  que  celui  qui  y  ajoute  encore  Tldée, 
fait  ainsi  plusieurs  tables,  bien  qu'en  réalité  il 
n'y  en  ait  qu'une  seule.  ^*  11  en  est  en  ceci  comme 
du  mâle  dans  ses  rapports  avec  la  femelle  :  la 
femelle  est  fécondée  par  un  accouplement 
unique,  tandis  que  le  mâle  peut  féconder  plu- 
sieurs femelles  successivement  ;  et  ces  images 
font  assez  bien  comprendre  ce  que  deviennent 
des  principes  ainsi  conçus. 

**  Telles  sont  donc  les  théories  de  Platon  sur 
les  questions  que  nous  discutons  ici.  Ce  que  nous 
en  avons  dit  sufQt  pour  montrer  qu'il  n'a  fait 
usage  que  de  deux  causes  seulement  :  la  cause 
de  l'essence  et  celle  de  la  matière.  D'un  côté, 


—  //  n*y  en  ait  qu'une  seule.  Plu- 
sieurs éditeurs  et  commentateurs 
ont  adopté  ici  une  variante  qui 
change  tout  à  fait  le  sens.  Selon 
eux,  il  faudrait  traduire  :  «  Tout 
en  étant  seul  »  ;  ceci  signifierait 
alors  que  le  menuisier  qui  fabri- 
que la  table,  bien  qu  il  soit  seul, 
fait  autant  de  tables  qu'il  veut 
selon  ridée  qu'il  a  conçue.  La 
version  que  j'ai  suivie,  d'après 
quelques  manuscrits,  me  semble 
encore  préférable,  bien  qu'elle 
ne  soit  pas  non  plus  des  plus 
satisfaisantes. 


§  14.  Du  mâle.,,  la  femelle. 
Cette  comparaison,  où  la  femelle 
représente  la  matière  et  le  mâle 
représente  l'Idée,  est  assez  bi- 
zarre. —  Ces  images  font  assez 
bien  comprendre.  Le  texte  n'est 
peut-être  pas  aussi  précis. 

§  15.  //  n'a  fait  usage  que  de 
deux  causes,  Alexandre  d'Aphro- 
dise  a  remarqué  le  premier  que 
Aristote  était  ici  bien  peu  juste 
envers  Platon  et  bien  peu  exact. 
Les  Dialogues,  à  commencer  par 
le  TiméCy  sont  là  pour  attester 
combien  Platon  s'est  occupé  de 


LIVRE  I,  CHAP.  VI,  §  17. 


65 


les  Idées,  suivant  lui,  sont,  pour  le  reste  des 
choses,  les  causes  de  leur  essence,  comme  c'est 
Tunité  qui  est  cette  cause  pour  les  Idées  mêmes. 
D'un  autre  côté,  Platon  a  déterminé  quelle  est 
la  matière  substantielle  qui  donne  aux  Idées  leur 
appellation  dans  les  choses  sensibles,  comme 
les  Idées  la  reçoivent  de  l'unité  ;  et  cette  matière^ 
c'est  la  dualité,  composée  elle-même  du  Grand 
et  du  Petit.  *®  Enfin,  Platon  accorde  à  ses  deux 
éléments  d'être  l'un  et  l'autre  des  causes,  celui- 
ci,  la  cause  du  bien,  et  celui-là  la  cause  du  mal. 
Mais,  à  notre  avis,  cette  question  avait  été  trai- 
tée plus  complètement  même  par  quelques-uns 
des  philosophes  antérieurs,  tels  qu'Empédocle  et 
Anaxag^ore. 

*'  Nous  venons  en  quelques  mots  et  sommai- 
rement de  passer  en  revue  les  philosophes  qui 


la  cause  motrice  ;  et  Von  ne  peut 
comprendre  comment  Âristote  a 
commis  un  tel  oubli.  —  Sont, 
pour  le  reste  des  choses,  causes  de 
leuw  essence.  Les  idées  forment 
l'essence  des  choses  sensibles,  de 
même  que  Tunité  forme  l'essence 
des  Idées;  voir  plus  loin,  §  21. 

§  16.  A  ses  deux  éléments.  Ces 
deux  éléments  sont,  d'une  part, 
l'unité,  cause  du  bien,  et  d'autre 
part,  le  Grand  et  le  Petit,  ou  la 
matière  cause  du  mal .  Ici  encore 
on  peut  douter  qu' Âristote  soit 
très  exact  dans   Tinterprétation 

T.   I. 


des  doctrines  platoniciennes.  — 
Empédocle  et  Anaxagore.  Le  mê- 
me éloge  est  encore  adressé  à 
ces  deux  philosophes,  plus  loin, 
liv.  XIV,  ch.  IV,  §  3;  et  les 
mêmes  critiques  sont  répétées 
aussi  contre  la  théorie  de  Pla- 
ton, tWrf.,  §§  6  et  suiv.  On  peut 
voir  ce  qu' Aristote  a  déjà  dit 
d'Ânaxagore  ci-dessus,  ch.  m, 
§  28,  et  sur  Empédocle^  ch .  iv,  §  8. 
§  17.  En  quelques  mots  et  som- 
mairement. Plusieurs  éditeurs  et 
commentateurs  ont  commencé 
ici  un  chapitre  nouveau,  qui  se^ 

5 


6() 


MÉTAPHYSIQUE  D'AHISTOTE. 


ont  parlé  des  principes  et  qui  ont  étudié  la  vérité; 
et  nous  avons  vu  ce  qu'ils  en  disent.  Cette  rapide 
revue  peut  nous  apprendre  certainement  que, 
dans  ces  recherches  du  principe  et  de  la  cause, 
personne  n'a  dép€tssé  les  limites  que  nous  avons 
posées  dans  notre  ouvrage  Sur  la  Nature  ;  et 
que  tous  nos  devanciers  ont  agité  plus  ou  moins 
les  mêmes  problèmes,  si  d'ailleurs  ils  ne  les  ont 
pas  suffisamment  approfondis.  ^*  En  effet,  les 
uns  ont  admis  la  matière  pour  principe,  soit 
en  faisant  ce  principe  unique  ou  multiple,  soit 
en  le  faisant  corporel  ou  incorporel.  Pour  Platon, 
par  exemple,  la  matière,  c'est  le  Grand  et  le 
Petit  ;  l'école  Italique  n'admet  que  l'infini  ; 
Empédocle  reconnaît  pour  principes  le  feu  et  la 
terre,  l'eau  et  l'air  ;  enfin  Anaxagpore  admet 
rinfinitude  des  Homœoméries.  *^Tous,  on  le 
voit,  se  sont  occupés  de  la  cause  matérielle, 
surtout  ceux  qui  ont  admis  l'air,  ou  le  feu  ou 
l'eau,  ou  encore  un  élément  qui  serait  plus  dense 


rait  comme  la  récapitulation  de 
toutes  les  discussions  antérieu- 
res. —  Étudié  la  vérité.  Alexan- 
dre d'Aphrodise  remarque  que 
souvent  Aristote  entend  par  Vé- 
rité la  philosophie  théorique.  — 
Notre  ouvrage  Sur  la  Nature. 
C'est  la  Physique,  déjà  citée  plus 
naut,  ch.  lu,  §  6,  où  Aristote  a 
exposé  plus  longuement  sa  théo- 
rie des  quatre  causes. 


§  18.  Les  uns  ont  admis  la  ma- 
tière pour  principe.  Sans  que 
d*ailleurs  la  matière  fût  le  seul 
principe  qu'ils  admissent. 

§  19.  Un  élément, .,  plus  dense 
que  le  feu.  Voir  plus  loin, 
ch.  VII,  §  8.  Voir  aussi  la  Physi- 
que, liv.  I,  ch.  Y,  §  2,  p.  453  de 
ma  traduction,  et  Traité  du  Ciel, 
liv.  III,  ch.  V,  §  1,  p.  254  de 
ma  traduction.  Alexandre   d*A- 


LIVRE  I,  CHAP.  VI,  §  20. 


67 


que  le  feu  et  plus  léguer  que  Tair  ;  car  il  y  a  des 
philosophes  qui  ont  considéré  cet  élément  inter- 
médiaire comme  le  premier  des  éléments.  Tous 
ceux-là  n'ont  donc  touché  absolument  que  la 
seule  cause  matérielle.  D'autres,  en  petit  nombre, 
admettant  comme  principe  l'Amitié  et  la  Haine, 
ou  rintelligpence,  ou  bien  l'Amour,  ont  joint  à 
la  cause  matérielle  la  cause  motrice.  *®  Mais  pas 
un  seul  parmi  eux  ne  s'est  clairement  expliqué 
sur  l'essence  et  la  cause  substantielle.  A  cet 
égard,  les  moins  satisfaisants  sont  encore  ceux 
qui  supposent  les  Idées  et  tout  ce  que  les  Idées 
comprennent,  à  les  en  croire.  Selon  eux,  en 
effet,  les  Idées  et  ce  qu'elles  contiennent  ne  sont 
ni  la  matière  des  objets  sensibles,  ni  la  cause 
du  mouvement,  qu'elles  produiraient.  Loin  de 
là,  ils  feraient  bien  plutôt  des  Idées  une  cause 
d'immobilité  et  d'absolu  repos  pour  les  choses. 
Les  Idées  ne  donnent  aux  êtres  que  leur  essence, 
comme  l'unité  la  donne  aux  Idées  elles-mêmes. 


phrodise  attribue  à  Anaziman- 
dre  la  théorie  de  cet  élément 
intermédiaire.—  D'autres,  enpetit 
nomltre.  Voir  plus  haut,  ch.  rv, 
§§  1  et  suiv.  —  La  cause  mo- 
trice.  Plus  haut,  ch.  iv,  §  9, 
c'est  à  Empédocle  qu'Aristote, 
avec  plus  ou  moins  de  raison, 
fait  honneur  de  cette  théorie,  qui 
be  rapproche  des  siennes. 
§  20.  Qui  supposent  les  Idées  et 


tout  ce  que  les  Idées  comprennent. 
M.  Bonitz  propose  une  variante 
ingénieuse,  mais  qui  a  le  tort  de 
ne  s'appuyer  sur  aucun  manus- 
crit. Selon  cette  variante,  il  faut 
traduire  :  c  Qui  supposent  les 
Idées  et  Tunité  dans  les  Idées.  » 
Il  est  vrai  que  cette  variante 
pourrait  être  justifiée  par  la  fin 
de  ce  paragraphe.  —  Selon  eux. 
J'ai  ajouté  ces  mots. 


68 


MÉTAPHYSIQUE  DARISTOTE. 


*^  Quant  au  but  final,  auquel  tendent  tous  les 
actes,  tous  les  chang^ements  et  tous  les  mouve- 
ments des  choses,  ces  philosophes  le  considèrent 
bien  à  certains  égpards  comme  une  cause;  mais 
ils  ne  Tétudient  pas  directement  comme  tel ,  et 
ils  ne  le  voient  pas  nettement  comme  il  est  dans 
sa  nature. 

"  Par  exemple,  ceux  qui  prennent  pour  prin- 
cipe r Intelligence  ou  T Amour,  regardent  sans 
doute  ces  deux  causes  comme  quelque  chose  de 
bon  ;  mais  pourtant  ils  ne  supposent  pas  que 
quoi  que  ce  soit  existe  ou  se  produise  dans  le 
monde  en  vue  de  Tlntelligence  et  de  l'Amour;  et 
ce  serait  bien  plutôt  des  êtres  qu'ils  feraient 
venir  les  mouvements  de  ces  deux  causes.  "De 
même  encore,  ceux  aussi  qui  trouvent  cette 
nature  de  cause  dans  l'Unité  et  dans  l'Être,  en 
font  bien  le  principe  de  tout  ce  qui  est  ;  mais 
dans  leur  système,  ce  n'est  pas  davantage  pour 
elle,  prise  comme  but  final,  que  les  choses  existent 


§  21.  Quant  au  but  final.  Aris- 
toto  se  flatte  d*étre  le  seul  qui 
ait  bien  compris  Vidée  de  cause 
finale  ;  mais  on  peut  trouver  qu'il 
n'est  peut-être  pas  très  juste  en- 
vers les  autres,  ni  envers  lui- 
même,  quand  on  se  rappelle  tou- 
tes les  théories  de  son  maître 
Platon  sur  le  bien. 

§  22.  Llntelligence.  C'est  la 
théorie  d'Anazagore.  —  L'Amour, 


C*est  la  théorie  d'Empédocle.  — 
Qu*ils  feraient  venir  les  mouve- 
ments de  ces  deux  causes.  Voir 
plus  loin  les  mêmes  objections 
contre  Empédocle  et  Anazagore, 
liv.  XII,  ch.  X,  §§  7  et  8. 

§  23.  Cette  nature  de  cause.  La 
cause  finale,  telle  que  l'entend 
Aristote,  c'est-à-dire  le  bien.  — 
Le  principe  de  tout  ce  gui  est.  A 
Tétat  de   cause  motrice.  —  Ces 


LIVRE  I,  CHAP.  VI,  §  24. 


69 


OU  se  produisent.  Par  conséquent,  on  peut  dire 
que  tout  à  la  fois  ces  philosophes  reconnaissent 
et  ig'norent  que  c'est  le  bien  qui  est  précisément 
cette  cause,  pour  laquelle  tout  se  produit  et  tout 
existe  ;  car  ils  ne  font  pas  du  bien  le  but  absolu 
des  choses,  et  ce  n'est  qu'indirectement  qu'ils 
arrivent  à  le  considérer  ainsi. 

**  En  résumé,  nous  pouvons  être  assurés  que 
nous  avons  exactement  constaté  le  nombre  et 
la  qualité  des  diverses  causes  ;  et  tous  ces  philo- 
sophes semblent  être  les  garants  de  notre  exac- 
titude, puisqu'ils  n'ont  pu  découvrir  aucun 
principe  en  dehors  des  nôtres.  Nous  ajoutons 
qu'évidemment  il  faut,  ou  étudier  tous  ces  prin- 
cipes sans  exception,  d'après  la  méthode  qui 
vient  d'être  exposée,  ou  en  étudier  certaine  modi- 
fication. Mais,  pour  faire  suite  à  ce  qui  précède, 
nous  allons  reprendre  ce  qu'en  ont  dit  chacun 
de  ces  philosophes,  et  exposer  les  objections 
qu'on  peut  soulever  en  ce  qui  regarde  les  prin- 
cipes tels  qu'ils  les  entendent. 


philosophes,  II  semble  toujours 
que  la  justice  exige  une  excep- 
tion pour  Platon,  qui  a  fait  du 
Bien  la  plus  haute  des  Idées. 

§  24.  D'après  la  méthode.  Je 
tire  cette  interprétation  du  Com- 
mentaire d'Alexandre.  Aristote 
veut  dire  qu*on  peut  étudier,  ou 
les  quatre  principes  qu'il  admet 


ou  un  de  ces  principes  à  part, 
comme  Tout  fait  tous  ses  devan- 
ciers. —  Ce  qu'en  ont 'dit  chacun 
de  ces  philosophes.  Il  semble  que 
ce  soit  une  répétition  plutôt 
qu'une  suite  de  tout  ce  qui  pré- 
cède ;  car  les  divers  systèmes  ont 
été  déjà  étudiés  et  critiqués  d'une 
manière  fort  étendue. 


MÉTAPHYSIQUE  D'ARISTOTE. 


CHAPITRE  VII 


Critique  des  théories  antérieures  qui  n'admettent  qu'un  seul  prin- 
cipe, la  matière  ;  elles  négligent  les  choses  incorporelles  et  elles 
ne  tiennent  compte  ni  du  mouvement,  ni  de  l'essence  des  cho- 
ses, ni  des  transformations  des  éléments  entre  eux  ;  rôle  de  la 
terre  dans  ces  théories  ;  citation  d'Hésiode  ;  théories  qui  admet- 
tent plusieurs  éléments;  critique  d'Empédocle;  critique  d'Anaxa- 
gore  ;  critique  des  Pythagoriciens  et  de  leur  théorie  des 
nombres  ;  critique  générale  de  la  théorie  des  Idées  de  Platon  ; 
cette  théorie  multiplie  inutilement  les  êtres  sans  expliquer  la 
réalité;  elle  crée  des  homonymies  sans  substance  réelle;  elle 
se  fonde  sur  des  démonstrations  insuffisantes  et  des  définitions 
arbitraires  ;  elle  suppose  entre  les  Idées  et  les  Êtres  un  terme 
commun,  qu'elle  ne  peut  désigner;  elle  ne  peut  rendre . compte 
du  mouvement,  ni  même  des  Idées  prises  pour  exemplaires  des 
choses  ;  citation  du  Phédon  ;  confusion  des  Idées  avec  les  nom- 
bres; oubli  du  mouvement,  des  longueurs,  des  surfaces  et  des 
solides  ;  les  Idées  ne  peuvent  servir  à  expliquer  la  science.  Ré- 
sumé général  de  cette  critique  des  philosophies  antérieures  ; 
citation  delà  Physique;  conclusion. 


*  Un  premier  point  de  toute  évidence,  c'est 
qu'on  commet  des  erreurs  de  plus  d'un  g'enre 
quand  on  s'imagpine  que,  dans  l'univers  entier, 
il  n'y  a  qu'un  seul  principe,  qu'une  seule  et  uni- 
que nature,  laquelle  est  matière,  et  quand  on  fait 
cette  nature  corporelle  et  étendue.  G*est  là  s'at- 


§  1.  Des  erreurs  de  plus  d'un  les  §§  suivants.  —  Quand  on  s'i- 
genre.  Aristote  en  compte  jus-  magine.  Cette  nuance  d'ironie 
qu'à  quatre^  qu'il  énumère  dans       est  dans  le  texte.  —  C'est  là  s'at- 


LIVRE  I,  CHAP.  VII,  §  4.  71 

tacher  exclusivement  aux  éléments  des  corps, 
et  c'est  supprimer  les  éléments  des  choses  incor- 
porelles, bien  que,  dans  le  monde,  il  y  ait  aussi 
des  choses  qui  ne  sont  pas  des  corps.  ^  De  plus, 
en  essayant  d'expliquer  ainsi  les  causes  de  la 
production  et  de  la  destruction  des  êtres,  et  tout 
en  prétendant  traiter  de  la  nature  universelle, 
on  omet  la  cause  du  mouvement.  ^  Puis  on  ou- 
blie  totalement  de  considérer  comme  des  causes 
la  substance  et  l'essence  des  choses.  ^Enfîn^  une 
dernière  erreur,  c'est  qu'on  adopte  trop  facile- 
ment pour  principe  un  des  corps  simples  quel- 
conque,  la  terre  exceptée  néanmoins,  sans  expli- 
quer comment  la  g*énération  ou  le  changement 
des  choses  peut  venir  des  éléments  qu'on  admet, 
ni  comment  se  fait  la  transformation  des  élé- 
ments les  uns  dans  les  autres  ;  je  veux  dire  les 
transmutations  réciproques  du  feu  et  de  Teau, 
de  la  terre  et  de  l'air,  qui  peuvent  en  effet  se 


tacher  exclusivement  aux  élé- 
ments des  corps.  Première  er- 
reur; Âristote,  en  la  signalant, 
combat  le  matérialisme. 

%  2,  De  plus.  Seconde  erreur, 
au  moins  aussi  grave  que  la 
première  :  on  laisse  de  côté  la 
cause  motrice. 

§  3.  Puis,  on  oublie  totalement. 
Troisième  erreur,  qui  consiste  à 
oublier  la  cause  essentielle, 
comme  on  a  oublié  la  cause 
motrice. 


§  4.  Une  dernière  erreur.  C'est 
la  quatrième.  —  La  terre  excep- 
tée. Voir  plus  loin,  §  7,  ce  qui 
est  dit  de  la  terre  considérée 
comme  élément  de  toutes  choses. 

—  Les  transmutations  récipro- 
ques. Il  n  y  a  pas  à  insister  sur 
cette  étrange  physique  ;  c'est  le 
point  où  en  est  la  science  à  ses 
débuts  et  au  temps  d'Âristote. 

—  Soit  en  se  combinant,  soit  en 
se  séparant.  C'est,  au  fond,  le 
système  d'Empédocle. 


72 


MÉTAPHYSIQUE  D'ARISTOTE. 


produire  les  uns  les  autres  mutuellement,  de 
deux  manières,  soit  en  se  combinant,  soit  en 
se  séparant  entre  eux. 

^Or,  ilest  de  la  plus  grande  importance  de 
fixer  les  ranges  entre  les  éléments,  et  de  mettre 
celui-ci  d'abord,  et  celui-là  ensuite,  puisqu'à  ce 
point  de  vue  le  corps  qui  semblerait  avoir  le 
caractère  d'élément  plus  complètement  que  tous 
les  autres,  ce  serait  celui  d'où  primitivement 
tout  le  reste  pourrait  venir  par  combinaison. 
*  Mais  le  ctfrps  qui  paraît  devoir  le  mieux  rem- 
plir ce  rôle,  c'est  celui  dont  les  parties  sont  les 
plus  ténues  et  les  plus  légères.  Aussi,  les  philo- 
sophes qui  adoptent  le  feu  pour  principe,  sem- 
blent être  d'accord  pour  s'appuyer  plus  particu- 
lièrement sur  cette  considération.  ^  Du  reste, 
tout  le  monde,  même  parmi  les  autres  philoso- 
phes, convient  que  l'élément  des  corps  doit  avoir 
cette  ténuité;  et  c'est  justement  parce  que  les 
particules  de  la  terre  sont  de  grosse  dimension, 
que  personne,  parmi  les  philosophes  postérieurs, 


§  5.  De  fixer  les  rangs.  La 
question  subsiste  encore  tout 
entière  aujourd'hui;  seulement 
les  éléments  sont  plus  nombreux , 
et  les  distinctions  à  faire  entre 
eux,  plus  délicates.  —  Pour- 
rait venir  par  combinaison. 
C'est  supposer  toujours  que  les 
éléments     peuvent     se     trans- 


former les  uns  dans  les  autres. 

§  6.  Dont  les  parties  sont  les 
plus  ténues.  C'est  le  feu  évidem- 
ment, dans  le  système  d'Aristote. 
—  Qui  adoptent  le  feu  pour  prin- 
cipe. Comme  Heraclite. 

§  7.  Ont  trouvé  des  partisans . 
Voir  une  pensée  et  des  expres- 
sions toutes  pareilles,  Traité  de 


LIVRE  I,  CHAP.  VII,  §  9. 


73 


même  ceux  qui  soutiennent  le  système  de  l'u- 
nité, n'a  prétendu  faire  de  la  terre  l'élément 
unique,  tandis  que  chacun  des  trois  autres  élé- 
ments ont  trouvé  des  partisans  pour  soutenir 
leur  cause,  ceux-ci  adoptant  le  feu,  ceux-là  adop- 
tant l'eau,  d'autres  enfin  adoptant  l'air.  ^  Et  ce- 
pendanty  comment  se  fait-il  que  personne  n'ait 
jamais  songé  à  la  terre,  à  la  façon  du  vulg^aîre, 
qui  se  fîgpure  que  tout  est  de  la  terre  ;  ou  à  la  fa- 
çon d'Hésiode,  qui  soutient  que  la  terre  a  été  la 
première  formée  entre  tous  les  corps  ?  Tant  cette 
supposition  était  ancienne  et  populaire.  En  se 
plaçant  à  ce  point  de  vue,  on  peut  trouver  que 
tous  ceux  qui  ont  admis  un  autre  élément  que 
le  feu,  ou  qui  même  ont  pris  pour  élément  un 
corps  plus  dense  que  l'air  et  plus  léger  que  l'eau, 
sont  tombés  dans  l'erreur.  ®  Mais,  d'autre  part, 
si  ce  qui  est  postérieur  dans  l'ordre  de  produc- 
tion est  antérieur  dans  l'ordre  de  la  nature,  et 
si  évidemment  tout  mélange  et  toute  combinaison 
ne  peuvent  être  que  postérieurs  dans  l'ordre  de  la 


tAme,  IW.  I,  ch.  ii,  §  19,  p.  118 
de  ma  traduction. 

§  8.  Ou  à  la  (açon  (THésiode. 
Voir  plus  haut,  ch.  iv,  §  1,  où 
Aristote  cite  des  vers  d'Hésiode, 
qui  fait  naitre  la  terre  avant  tous 
les  autres  éléments. — Plus  dense 
que  tair  et  plus  léger  que  Veau, 
Voir  plus  haut,  ch.  vi,  §  19. 


§  9.  Ctf  qui  est  postérieur  dans 
V ordre  de  production.  Voir  plus 
loin,  liv.  IX,  ch.  vin,  §§  8  et  9, 
une  discussion  approfondie  sur 
ce  point.  C'est  ainsi  que  l'homme 
mûr,  postérieur  à  Tenfant  comme 
production,  est  antérieur  par 
nature  à  l'enfant,  puisque  l'en- 
fant tend  ti  devenir  homme. 


72  MÉTAPHYSIQUE   DARISTOTE. 

produii'e  les  uns  les  autres  mutuellenaeDt,  de 
deux  manières,  soit  en  se  combinant,  soit  en 
se  séparant  entre  eux. 

"Or,  il  est  de  la  plus  grande  importance  de 
fixer  les  rangs  entre  les  éléments,  et  de  mettre 
celui-ci  d'abord,  et  celui-là  ensuite,  puisqu'à  ce 
point  de  vue  le  corps  qui  semblerait  avoir  le 
caractère  d'élément  plus  complètement  que  tous 
les  autres,  ce  serait  celui  d'où  primitivement 
tout  le  reste  pourrait  venir  par  combinaison. 
'  Mais  le  cârps  qui  paratt  devoir  le  mieux  rem- 
plir ce  rôle,  c'est  celui  dont  les  parties  sont  les 
plus  ténues  et  les  plus  légères.  Aussi,  les  philo- 
sophes qui  adoptent  le  feu  pour  principe,  sem- 
blent être  d'accord  pour  s'appuyer  plus  particu- 
lièrement sur  cette  considération.  ^  Du  reste, 
tout  le  monde,  même  parmi  les  autres  philoso- 
phes, convient  que  l'élément  des  corps  doit  avoir 
cette  ténuité;  et  c'est  justement  parce  que  les 
particules  de  la  terre  sont  de  grosse  dimension, 
que  personne,  parmi  les  philosophes  postérieurs, 


3  s.    De  fixfi-  les  i-angs.   La  Tarmer  les  an»  dan*  lei 
qiieation    «ubsiste    encore   loal  g  6.  Dent  te»  partUi 

eatiùre    aujourd'hui;    seulement  pluslinuea.  C'est  ta  ((n  < 

les  éléments  août  plua  nombreux ,  ment,  daci  le  gjstème  J'AriatoU. 

et  les  diitJDclianB  i   faire    entre  —  Qui  adoptml  ie  feujiour 

eux,    plus   délicates.   —    Pour-  cipr.  Comme  Heraclite. 
rait     venir     par     wnliinaison.  %  7.  Ont  Iroavé  del  p- 

C'est  supposer  toujours   que  les  Voir  une  pensée  et  ih.-s 

éléments     peuvent     se     trana-  aïons  toutes  pareilles,  Tmifé 


LIVRE  I,  CHAP.  VII,  §  12. 


m 


feu  ni  la  terre  ne  demeurent  constamment  les 
mêmes  corps.  Ce  sont  là  des  transmutations  dont 
nous  avons  déjà  parlé  dans  nos  ouvragées  de 
Physique;  nous  y  avons  également  traité  de  la 
cause  des  moteurs  et  examiné  s'il  faut  recon- 
naître une  seule  cause  motrice  ou  deux  causes. 
Ce  qu'Empédocle  a  dit  à  cet  égard  ne  nous  pa- 
raît ni  tout  à  fait  exact,  ni  tout  à  fait  faux. 
**  Nous  pouvons  même  ajouter  que,  quand  on 
soutient  de  telles  doctrines,  on  en  arrive  de 
toute  nécessité  à  supprimer  complètement  l'al- 
tération, qui  transforme  les  choses;  car,  avec  ces 
hypothèses,  le  froid  ne  peut  plus  venir  du  chaud, 
pas  plus  que  le  chaud  ne  peut  venir  du  froid. 
Quel  est  alors,  en  effet,  le  sujet  qui  pourrait 
éprouver  les  contraires,  et  quelle  est  la  nature 
unique  qui  pourrait  devenir  tour  à  tour  eau 


de  Physique  tous  les  ouvrages 
où  il  avait  traité  de  la  nature.  — 
La  cause  des  moteurs,  C*est  Tex- 
pression  même  du  texte,  que  j'ai 
conservée;  mais  cela  revient  à 
dire  :  La  cause  motrice.  —  Une 
seule  cause  motrice  ou  deux 
causes.  Voir  plus  haut  la  même 
critique  adressée  à  Empédocle, 
au  milieu  d'éloges  assez  grands, 
qu*elle  tempère,  ch.  iv,  §  9. 

§  12.  Quand  on  soutient  de  telles 
doctrines.  Ce  §  ne  fait  que  repro- 
duire sous  une  autre  forme  l'ob- 
jection présentée  dans  le  §  pré- 
cédent. Il  y  a  des  manuscrits 


qui  omettent  ce  §  tout  entier,  et 
Alexandre  d'Aphrodise  ne  le 
commente  pas.  On  a  donc  pu 
croire  que  c'est  une  interpolation; 
mais  il  n'y  a  pas  cependant  de 
motif  suffisant  pour  retrancher 
du  texte  tout  ce  passage.  —  Le 
froid  ne  peut  plus  venir  du  chaud, 
puisque  Ton  suppose  que  le  feu 
peut  se  changer  en  eau,  et  réci- 
proquement ;  et  qu'on  suppose  par 
là  que  ni  le  feu  ni  l'eau  ne  sub- 
sistent à  l'état  de  corps  séparés. 
—  Quel  est  alors  en  effet  le  sv^jet. 
Plusieurs  éditeurs  ont  adopté  la 
forme  positive  au  lieu  de  la  for- 


72  MÉTAPHYSIQUE   D'ARISTOTE. 

produire  les  uns  tes  autres  mutuellement,  de 
deux  manières,  soit  en  se  combinant,  soit  en 
se  séparant  entre  eux. 

°0r,  il  est  de  la  plus  grande  importance  de 
fixer  les  rangs  entre  les  éléments,  et  de  mettre 
celui-ci  d'abord,  et  celui-là  ensuite,  puisqu'à  ce 
point  de  vue  le  corps  qui  semblerait  avoir  le 
caractère  d'élément  plus  complètement  que  tous 
les  autres,  ce  serait  celui  d'où  primitivement 
tout  le  reste  pourrait  venir  par  combinaison. 
*  Mais  le  cÔrps  qui  paraît  devoir  le  mieux  rem- 
plir ce  rôle,  c'est  celui  dont  les  parties  sont  les 
plus  ténues  et  les  plus  légères.  Aussi,  les  philo- 
aopbes  qui  adoptent  le  feu  pour  principe,  sem- 
blent être  d'accord  pour  s'appuyer  plus  particu- 
lièrement sur  celte  considération.  '  Du  reste, 
tout  le  monde,  même  parmi  les  autres  philoso- 
phes, convient  quel'élémentdes  corps  doit  avoir 
cette  ténuité;  et  c'est  justement  parce  que  les 
particules  de  la  terre  sont  de  grosse  dimension, 
que  personne,  parmi  les  philosophes  postérieurs, 


§  s.    De  fixer    les   rangt.    La  former  let  uns  dani  lei  Aatres. 

question    subsiale    encore   tout  §  S.  Dont  Us  porliet  mnt  le* 

entifere    aujourd'hui  ;    seulement  plui  tinutt.  C'esl  le  feu  ëTÎdem' 

tes  éléments  sont  plus  nombreui ,  ment,  dans  le  système  d'Aristote. 

et  les  distinctions  &   faire    entra  —  Qui  adoptent  It  feu  pour  pHn- 

eui ,    plus   délicates.    —    Pour-  cipe.  Comme  Héraolile. 

rail     venir     par     /.vmbinaison.  3  T.  Ont  trouvé det  partitsi 

C'est  supposer  toujours  que  les  Voir  une  pensée  et  des  eiprea- 

élémenls      peurenl     se     trans-  lions  toutes  pareilles,  Traiti 


Ires-  ^^^^B 

i 


LIVRE  I,  CHAP.  VII,  §   15. 


77 


séparables  de  leurs  substances,  puisque^  si  les 
choses  peuvent  se  mélangper,  elles  peuvent  aussi 
par  cela  même  se  désunir.  *^En  dépit  de  ces  ob- 
jections, si  Ton  y  regparde  de  près  et  que  Ton 
analyse  en  détail  ce  qu'Anaxag^ore  a  voulu  dire, 
on  pourra  trouver  que  ses  théories  sont  plus 
neuves  et  plus  acceptables  qu'elles  ne  le  sem- 
blent. Ainsi,  il  est  évident  que,  lorsque  les 
choses  n'étaient  pas  encore  divisées,  il  était  bien 
impossible  de  donner  à  celte  substance  une  ap- 
pellation qui  pût  véritablement  lui  convenir.  Par 
exemple,  en  fait  de  couleur,  elle  n'était  ni  blan- 
che, ni  noire,  ni  grise,  ni  d'une  autre  nuance; 
de  toute  nécessité,  elle  était  absolument  inco- 
lore, puisque  autrement  elle  aurait  eu  une  quel- 
conque des  couleurs  que  nous  venons  de  nom- 
mer. Par  la  même  raison  aussi,  cette  substance 
était  dénuée  de  toute  saveur.  En  un  mot,  elle  ne 
pouvait  présenter  aucune  des  qualités  de  cet 
ordre.  Il  était  donc  impossible  qu'elle  eût  alors 
un  attribut  quelconque,  ni  une  quantité,  ni  au- 
cun des  caractères  analog*ues;  car  elle  aurait 


excessive  qu*Ânaxagore'n'a  pas 
tirée  lui-même  de  son  principe. 
§  15.  Ses  théories  sont  plus 
neuves.  Voir  plus  loin,  §  18. 
Anazagore  semble,  en  effet,  se 
rapprocher  par  là  des  doctrines 
platoniciennes,  qui  ne  sont  ve- 
nues qu'après  lui.  —  En  fait  de 


couleur,  J*ai  ajouté  ceci  pour 
plus  de  précision.  —  Elle  ne  pou- 
vait présenter  aucune  des  quali- 
tés. C'était  l'Indéterminé  du  Pla- 
tonisme ;  et  en  cela  les  opinions 
d'Ânaxagore  étaient,  comme  le 
dit  Aristote,  plus  avancées  qu'on 
ne  le  croit  d*ordinaire. 


78 


MÉTAPHYSIQUE  D'ARISTOTE. 


par  là-même  possédé  une  des  qualités  ou  espèces 
particulières  qu'on  vient  d'énumérer.  *•  Mais, 
quand  tout  était  mêlé,  cette  distinction  était  tout 
à  fait  impossible  ;  car  il  y  aurait  eu  dès  lors  une 
division  des  choses.  Or,  Anaxagore  affirme  que 
tout  était  confondu,  sauf  rintellig^ence,  qui  seule 
était  en  dehors  du  mélangée  et  parfaitement 
pure.  *^  De  tout  cela,  on  peut  conclure  que,  d'a- 
près Anaxag*ore,  il  y  a  deux  principes  :  un  pre- 
mier, qui  est  l'unité  simple  et  sans  aucun  mé- 
lange ;  et  un  second,  qui  est  l'Autre,  ou  cette  sorte 
d'être  que  nous  appelons  l'Indéterminé,  avant 
qu'il  n'ait  reçu  aucune  détermination  ni  l'em- 
preinte d'aucune  forme.  **  On  le  voit  donc, 
Anaxag*ore  n'est  dans  tout  ceci  ni  fort  exact,  ni 
fort  clair  ;  mais  pourtant  il  n'est  pas  très  loin 
des  systèmes  qui  l'ont  suivi,  et  il  se  rapproche 
davantage  des  diverses  opinions  qui  ont  couVs 
de  notre  temps. 

*®  Un  reproche  commun  qu'on  peut  adresser  à 
tous  ces  philosophes,  c'est  qu'ils  n'ont  conve- 


S  16.  Sauf  rintelligence.  Voir 
la  même  pensée  attribuée  à  Ana- 
zagore,  Traité  de  VAme,  liv.  I, 
ch.  11^  §  13,  p.  115  (le  ma  traduc- 
tion, et  liv.  III,  ch.  iv,  §3,  p.  292; 
et  aussi  Physique ,  liv.  VIII, 
ch.  y,  §  13,  p.  495. 

§  17.  Qui  est  runité.Qu'AndLTH' 
gore  confond  avec  l'Intelli- 
gence. —  Qui  est  l'Autre,  C*est 


encore  une  expression  toute  pla- 
tonicienne. —  Que  nous  appelons. 
Comme  le  remarque  M.  Schwe- 
gler,  Aristote  se  fait  ici  plato- 
nicien. 

§  18.  Des  systèmes  qui  Vont 
suivi.  Notamment  du  système 
de  Platon;  voir  plus  haut,  §  15. 
—  De  notre  temps.  M.  Bonitz 
propose  de  supprimer  cette  par- 


LIVRE  I,  CHAP.  VII,  S  21. 


79 


nablement  étudié  que  la  production  des  choses 
et  leur  destruction  avec  leur  mouvement,  et  que, 
pour  eux,  les  principes  et  les  causes,  objets  de 
leurs  recherches,  ne  concernent  absolument  que 
la  substance  ainsi  comprise.  *^  Mais  ceux  qui 
étendent  leurs  investigations  à  la  totalité  des 
êtres,  et  qui,  parmi  les  choses,  savent  distingpuer 
celles  qui  tombent  sous  nos  sens  et  celles  qui 
leur  échappent,  appliquent  évidemment  leur 
examen  à  ces  deux  ordres  d'idées  à  la  fois  ;  et 
c'est  là  pour  nous  un  motif  de  nous  arrêter  plus 
longpuement  à  leurs  systèmes,  afin  de  voir  ce 
qu'ils  renferment  de  vrai  ou  d'erroné,  par  rap- 
port aux  questions  dont  nous  nous  sommes  ici 
proposé  l'étude.  **  Ainsi,  les  philosophes  qu'on 
nomme  les  Pythagoriciens,  appliquent  leurs 
principes  et  leurs  éléments  d'une  manière  plus 
étrange  encore  que  les  Naturalistes.  Leur  mé- 
prise est  venue  de  ce  qu'ils  n'ont  pas  emprunté 
leurs  principes  aux  choses  sensibles,  puisque 


lie  du  texte.  M.  Schwegler  la 
conserve  au  contraire,  et  la  justi- 
fie avec  toute  raison.  Il  y  a  bien 
alors  une  répétition,  comme  le 
remarque  M.  Bonitz;  mais  cette 
redite  n*a  rien  de  choquant;  et 
elle  ne  fait  que  contirmer  ce  qui 
précède,  notamment  le  §  15. 

§  19.  Un  reproche  commtm... 
à  tous  ces  philosophes.  Le  texte 
n^est  pas  tout  à  fait  aussi  précis. 


§  20.  Distinguer  celtes  qui  tont' 
bent  sous  nos  sens.  Voir  plus 
haut  §  1. 

§  21.  Les  Pythagoriciens,  Voir 
plus  haut  ch.  y,  tout  ce  qui  est 
dit  sur  l'école  de  Pythagore.  — 
Plw  étrange.  Le  texte  se  sert 
d'une  expression  plus  dure  en« 
core.  —  Que  les  Naturalistes.  Les 
philosophes  de  Técole  d'Ionie.-- 
Ils  n'ont  pas  emprunté  leurs  prin- 


80 


MÉTAPHYSIQUE  D'AHISTOTE. 


leurs  êtres  mathématiques  sont  absolument  im- 
mobiles, si  ce  n'est  en  astronomie,  et  que  néan- 
moins ils  parlent  de  tout  dans  la  nature,  et 
prétendent  l'embrasser  tout  entière  dans  leurs 
travaux. 

**En  effet,  ils  créent  et  ils  org*anisent  le  ciel; 
ils  consacrent  de  longues  observations  à  ses 
parties  diverses,  à  ses  révolutions  et  à  tous  les 
phénomènes  qui  s'y  passent;  et  ils  épuisent 
dans  ces  recherches  leurs  principes  et  leurs 
causes,  comme  s'ils  étaient  d'accord  avec  les 
autres  Naturalistes,  pour  admettre  que  l'Être 
n'est  que  ce  qui  tombe  sous  nos  sens  et  est  ren- 
fermé dans  ce  qu'ils  appellent  du  nom  de  Ciel. 
*^  Mais  les  causes  et  les  principes,  tels  que  les 
reconnaissent  les  Pythagoriciens,  pourraient 
suffire,  nous  le  répétons,  à  nous  expliquer  les 
choses  les  plus  relevées,  et  ils  conviendraient  à 


cipes  attx  choses  sensibles,  Aristot6 
ne  leur  en  fait  pas  un  reproche  ; 
loin  de  là,  comme  la  suite  le 
prouve;  mais  il  reproche  aux 
Pythagoriciens  de  n'avoir  pas 
su  tirer  de  leurs  principes  ra- 
tionnels toutes  les  conséquences 
que  ces  principes  comportent. 

§  22.  ^  ses  révolutions.  Ceci 
confirme  et  explique  la  gloire 
que  s'est  acquise  le  Pythago- 
risme  en  astronomie.  Il  est  cer- 
tain que  Técole  Italique  a  été  la 
première  sur  la  trace  du  vérita- 


ble système  du  monde,  en  croyant 
au  mouvement  de  la  terre  comme 
des  autres  planètes.  —  Ce  qu'ils 
appellent  du  nom  de  Ciel,  Cette 
expression  peut  paraître  assez 
singulière,  puisqu'au  temps  d'A- 
ristote  le  mot  de  Ciel  était  déjà 
bien  ancien. 

§  23 .  Les  choses  les  plus  relevées , 
C'est-à-dire,  les  choses  qui  ne 
tombent  pas  sous  nos  sens.  — 
Qu'à  r examen  de  la  nature.  C'est- 
à-dire,  des  choses  purement  sen- 
sibles. C'est,  d'ailleurs,  un  bel 


LIVRE  l,  CHAP.  Vil,  §  26. 


81 


cet  objet  supérieur  bien  plutôt  qu'à  Tétude  de  la 
nature.  '^^  D'ailleurs,  les  Pythag*oriciens,  dans 
leur  système,  omettent  de  nous  dire  d'où  pour- 
rait venir  le  mouvement,  avec  les  seuls  éléments 
qu'ils  supposent,  le  Fini  et  l'Infini,  Tlmpairet 
le  Pair.  Ils  ne  nous  apprennent  pas  non  plus 
comment,  sans  mouvement  et  sans  chang-e- 
ment,  la  production  et  la  destruction  des  choses 
sont  possibles,  non  plus  que  les  phénomènes 
présentés  par  les  corps  qui  roulent  perpétuelle- 
ment dans  le  ciel.  *^Même  en  leur  accordant  que, 
des  principes  admis  par  eux,  on  puisse  faire  sor- 
tir l'étendue  des  corps,  ou  qu'ils  l'aient  eux- 
mêmes  démontré,  il  leur  restera  toujours  à 
expliquer  comment,  parmi  les  corps,  les  uns 
sont  légers  et  les  autres  sont  pesants  ;  car,  d'a- 
près leurs  hypothèses  et  leurs  propres  déclara- 


éloge  du  Pythagorisme  en  même 
temps  qu'une  critique. 

§  24.  Us  omettent  de  nous  dire 
cToù  poutTait  venir  le  mouvement. 
Ceci  semble  être  en  légère  con- 
tradiction  avec  ce  qui  est  dit  du 
système  pythagoricien,  plus  haut, 
ch.  V,  §  21. 

§  23.  Létendue.  L'être  mathé- 
matique. —  Et  qu'ils  l'aient  eux- 
mêmes  démontré.  Aristote  parait 
croire  que  les  Pythagoriciens 
n'ont  pas  fait  cette  démonstra- 
tion, quoiqu'il  leur  fasse  cette 
condition.  Voir  plus  loin,  liv.XIII, 
ch.  VI,  §  11.  —  Les  wis  sont  légers 

T.   I. 


et  les  autres  sont  pesants.  L'ob- 
jection est  très-forte;  mais  il  est 
possible  que  les  Pythagoriciens 
donnassent  aux  nombres  la  pe- 
santeur et  la  légèreté,  de  même 
qu'ils  leur  accordent  la  gran- 
deur. —  Ils  n'accordent  pas  plus 
cette  propriété.  Le  texte  n'est  pas 
aussi  précis.  Mais  ce  sens  est 
confirmé  par  un  autre  passage 
de  la  Métaphysique^  plus  loin 
liv.  XIV,  ch.  m,  §  4  ,  où  Aris- 
tote reproche  aux  Pythagori- 
ciens de  composer  les  corps 
physiques  et  sensibles  avec  des 
nombres,  qui,  n'ayant  ni  pesan- 


S2 


MÉTAPHYSIQUE  DARISTOTE. 


lions,  ils  n'accordent  pas  plus  celte  propriété 
aux  corps  sensibles  qu'aux  êtres  mathématiques. 
Aussi,  n'ont-ils  dit  quoi  que  ce  soit,  ni  du  feu,  ni 
de  la  terre,, ni  des  autres  corps  de  ce  g-enre, 
parce  qu'à  notre  sens  ils  n'ont  pas  de  doctrine 
particulière  sur  les  choses  sensibles.  "Et  puis, 
comment  peut-on  comprendre  que  les  modifica- 
tions du  nombre  et  le  nombre  lui-même  soient 
les  causes  de  tout  ce  qui  existe,  et  de  tout  ce  qui 
se  produit  dans  le  monde,  aussi  bien  depuis  l'o- 
rigîne  des  choses  qu'actuellement,  et  qu'il  n'y  ail 
pas  cependant  d'autre  nombre  en  dehors  de  ce 
nombre  même  dont  l'univers  a  été  formé?  En 
effet,  lorsque,  dans  tel  ou  tel  point  du  ciel,  les 
Pythagoriciens  croient  trouver  l'Opinion  et  l'Oc- 
casion, qu'un  peu  plus  haut  ou  un  peu  plus  bas, 


teur  ni  légèreté,  ne  peuvent 
communiquer  ces  propriétés  aux 
corps  qu'ilK  sont  censés  former. 
La  même  critique  est  reproduite 
dans  le  Traité  du  Ciel,  liv.  III, 
ch.  ler,  §  8,  p.  228  de  ma  traduc- 
tion. —  Aux  êtres  mathémati- 
ques, auxquels  ils  accordent  la 
grandeur  ou  la  quantité,  mais 
non  la  pesanteur. 

§  26.  Et  puis,  comment  peut- 
on  comprendre?  Arisiote  semble, 
par  cette  critique,  désespérer  de 
comprendre  ce  que  les  Pythago- 
riciens ont  prétendu  établir  par 
des  théories.  Un  découragement 
du  même  genre  a  pris  plus  d'un 


commentateur;  et  M.  Bonitz, 
entre  autres,  renonce,  après  de 
grands  efforts  et  malgré  toute  sa 
science  et  sa  sagacité,  à  bien  sai- 
sir le  sens  de  ce  §  et  des  §§  sui- 
vants. Je  ne  me  flatte  pas  non 
plus  de  les  avoir  rendus  parfai- 
tement intelligibles.  Si  nous 
avions  les  ouvrages  pythagori- 
ciens auxquels  Aristote  fait  al- 
lusion, il  est  probable  que  toutes 
ces  obscurités  se  dissiperaient 
po»r  nous.  —  Les  modificatiotis 
du  nombre.  En  d'autres  termes, 
les  nombres  divers  dans  la  série 
inflnie.  —  Et  le  nombre  lui-même. 
Pris  dans  toute  sa  généralité.  — 


LIVRE  I,  CHAP.  VU,  S  27. 


83 


ils  trouvent  encore  Tlnjustice,  la  Division,  le 
Mélange,  et  qu'ils  s'efforcent  de  démontrer  que 
chacune  de  ces  choses  est  un  nombre,  on  peut 
leur  répondre  qu'il  y  a  déjà,  dans  ce  lieu  même 
du  ciel,  une  multitude  de  grandeurs  qui  Toccu- 
pent,  parce  que  ces  modes  particuliers  des 
nombres  appartiennent  à  chacun  de  ces  lieux. 
*^Et  alors,  est-ce  ce  même  nombre  qui  est  dans  le 
ciel  qu'il  faut  considérer  comme  la  cause  de 
chacune  de  ce^  choses?  Ou  bien  est-ce  un  autre 
nombre  indépendant  de  celui-là?  Platon  assure 
que  c'est  un  autre  nombre;  ce  qui  ne  l'empêche 
pas,  lui  aussi,  de  croire  que  ces  choses-là  et  leurs 
causes  sont  des  nombres;  mais,  pour  lui,  il  n'y 
a  que  les  nombres  intelligibles  qui  soient  des 
causes  véritables,  tandis  que  les  autres  nombres 
sont  purement  sensibles. 


Les  causes  de  tout  ce  gui  existe. 
C'est  peut  être  exagérer  la  portée 
des  théories  pythagoriciennes. — 
D'autre  nombre.  Cet  autre  nom- 
bre, tel  que  Tentend  Platon,  cité 
un  peu  plus  bas,  est  le  nombre 
idéal.  —  Tel  point  du  ciel.  J'ai 
ajouté  ces  mots  «  du  ciel  »,  que 
justifie  le  contexte  et  qui  éclair- 
cissent  un  peu  la  pensée,  qui 
reste  toujours  fort  obscure. 

§  27.  Ce  même  nombre  qui  est 
dans  le  ciel,  qui  représente 
et  constitue  l'organisation  et 
rharmonie  de  l'univers.  —  Pto- 


ton  assure  que  c'est  un  autre 
nombre,  ("est-à-dire  que  Platon 
imagine  un  nombre  idéal,  qui 
sert  d'intermédiaire  entre  les 
Idées  et  les  choses  réelles.  Je  ne 
saurais  dire  où  se  trouve  préci- 
sément cette  pensée  dans  les 
Dialogues  de  Platon.  —  Ces  cho 
ses-là  et  leurs  causes  sont  des 
nombres.  C'est  peut-être  exagérer 
la  doctrine  de  Platon,  comme  on 
vient  d'exagérer  celle  des  Pytha- 
goriciens. —  Les  nombres  intelli- 
gibles. Ou  les  nombres  idéaux, 
dans  la  théorie  platonicienne. 


84 


MÉTAPHYSIQUE   D'AKISTOTE. 


*®  Quoi  qu'il  en  soit,  laissons  maintenant  les 
doctrines  des  Pythag'oriciens  pour  ce  qu'elles 
sont,  et  contentons-nous  de  les  avoir  effleurées, 
comme  nous  venons  de  le  faire. 

^  Quant  aux  philosophes  qui  ont  pris  les 
Idées  pour  la  cause  des  êtres,  tout  en  cherchant 
d'abord  a  connaître  les  causes  des  êtres  réels, 
ils  n'ont  fait  qu'y  ajouter  d'autres  êtres  en  nom- 
bre ég'al,  absolument  comme  si  quelqu'un, 
ayant  à  compter  un  assez  petit  nombre  de  cho- 
ses et  pensant  ne  pas  pouvoir  erl  venir  à  bout, 
allait  multiplier  ce  nombre  en  s'imag*inant  par 
la  les  compter  plus  aisément.  En  effet,  les  Idées 
sont  aussi  nombreuses,  à  peu  près,  ou,  si  l'on 
veut,  ne  sont  pas  moins  nombreuses  que  les 


§  28.  Laissons.*,  les  doctrines 
des  Pyihayoriciens,  Aristote  y  est 
revenu  très-longuement ,  ainsi 
qu'à  la  théorie  des  Idées  dans 
les  deux  derniers  livres,  XIII  et 
XIV,  de  la  Métaphysique^  Voir  la 
Dissertation  sur  la  composition  de 
la  Métaphysique.  —  Contentons- 
7WUS.  Du  moins  pour  le  moment. 

§  20.  Quant  aux  philosophes. 
C'est  Platon  et  son  école.  Toute 
cette  argiimentation  est  repro- 
duite presque  textuellement  plus 
loin,  liv.  XIII,  ch.  iv  et  v.  Aristote 
avait  discuté  spécialement  la 
théorie  des  Idées  dans  plusieurs 
ouvrages,  qui  ne  sont  pas  venus 
jusqu*à  nous,  mais  que  citent 
assez    fréquemment    Alexandre 


d*Aphrodise  et  les  autres  com- 
mentateurs :  d'abord  son  ouvrage 
Sur  les  idées,  qui  avait  au  moins 
quatre  livres  ;  puis  ses  ouvrages 
Sur  le  Bien,  Sur  la  Philosophie. 
Il  se  peut  que  ces  trois  ouvrages 
se  retrouvent  en  partie  dans 
la  Métaphysique  elle-même.  — 
Wautres  êtres  en  nombre  égal. 
Première  objection  contre  la 
théorie  des  Idées,  et  une  des 
plus  fortes  qu'on  puisse  y  oppo- 
ser. Du  §  29  au  §  43  inclusive- 
ment, la  discussion  qui  y  est 
contenue  se  trouve  répétée  plus 
loin,  mot  pour  mot  à  peu  près, 
livre  XIII,  ch.  iv  et  v.  C'est  un 
désordre  difficile  à  comprendre. 
Voir  la  Préface. 


LIVHK  I,  CHAP.  VU,  S  31. 


85 


choses  mêmes  d'où  Ton  est  parti  pour  en  con^ 
naître  les  causes,  et  arriver  jusqu'aux  Idées, 
'^  Chaque  objet  a  ainsi  son  Idée  homonyme;  et  à 
côté  des  substances  de  toutes  les  autres  choses 
réelles,  il  y  a,  de  plus,  une  Idée  pour  Tunité 
appliquée  à  la  pluralité,  soit  qu'il  s'ag'isse  des 
choses  de  ce  monde,  soit  qu'il  s'ag^isse  des 
choses  éternelles.  ^*  On  peut  dire  encore  que, 
parmi  toutes  les  démonstrations  que  l'on  essaie 
de  nous  donner  de  l'existence  des  Idées,  il  n'y 
en  a  pas  une  qui  soit  décisive.  Quelques-unes 
ne  portent  pas  en  elles  de  conclusion  néces-» 
saire;  quelques  autres  établissent  des  Idées 
même  pour  des  choses  où  nous  ne  les  admettons 
guère.  Ainsi,  d'après  l'argument  qu'on  tire  de 
la  nature  des  sciences,   il  y  aurait  des  Idées 


§  30.  De  toutes  les  autres 
choses.  Ce  sont  les  attributs  et 
les  accidents  des  substances, 
qui,  eux  aussi,  peuvent  être  com- 
pris sous  certains  genres  uni- 
versels, et  dont  la  multiplicité  se 
réduit  à  Tunité  :  par  exemple,  les 
idées  de  la  blancheur,  de  la 
beauté,  etc.,  etc.,  qui  s'appliquent 
à  de  simples  attributs  et  non 
plus  aux  substances,  comme  les 
idées  d'animal,  d'homme,  de  table, 
etc.  Ce  sens  me  parait  le  plus 
naturel  et  le  plus  clair  de  tous 
ceux  qu'on  peut  tirer  du  texte, 
en  le  rectifiant  d'après  la  version 
qui   en    est  reproduite  presque 


identiquement,  liv.  XIlI,  ch.  iv, 
§§  4  et  suiv. 

§  31.  Où  nous  ne  les  admettons 
guère.  Il  y  a  des  traducteurs 
qui  ont  rapporté  ceci  aux  Plato- 
niciens; mais,  dans  ce  passage, 
Aristote  parle  à  la  première  per-r 
sonne  du  pluriel  ;  et  il  est  clair 
que  c'est  sa  propre  pensée  et 
celle  de  ses  amis  qu'il  exprime. 
11  est  vrai  qu'au  début  du  §  29,  il 
semble  bien  parler  au  nom  des 
Platoniciens,  tout  en  employant 
aussi  la  première  personne.  C'est 
qu'il  se  regarde  sans  doute  en- 
core comme  disciple  de  Platon. 
Voir  plus  loin,  même  ch.,  §  51,  et 


86 


MÉTAPHYSIQUE   DARISTOTE. 


pour  tout  ce  qu'on  peut  savoir;  d'après  1  arg-u- 
ment  tiré  de  l'unité  dans  la  multiplicité,  il  y 
aurait  des  Idées  même  pour  des  nég*ations; 
enfin,  par  cela  seul  qu'on  peut  penser  à  une 
chose  détruite,  il  y  aurait  des  Idées  pour  des 
choses  sujettes  à  la  destruction,  puisqu'on  peut 
toujours  se  former  une  image  quelconque  de  ces 
choses.  ^*  On  doit  même  remarquer  que,  parmi 
ces  démonstrations  les  plus  rigx^ureuses,  les 
unes  admettent  des  Idées  pour  des  choses  pure- 
ment relatives,  auxquelles  cependant  on  ne  veut 
pas  accorder  la  réalité  d'un  genre  en  soi;  et 
les  autres  vont  jusqu'à  la  supposition  du  Troi- 
sième homme. 


aussi  §§  32  et  34.  —  Pour  tout 
ce  qu'on  peut  savoir.  Aristote  ne 
fait  qu'indiquer  sa  pensée;  il 
faut  la  compléter  en  ajoutant 
qu'on  conclut  l'existence  néces- 
saire des  Idées  de  ce  que,  les  cho- 
ses sensibles  et  réelles  étant 
passagères  et  perpétuellement 
mobiles,  il  n'y  a  pas  de  science 
pour  elles,  et  qu'il  n'y  en  a  que 
pour  les  Idées,  qui  sont  immo- 
biles. —  Il  y  aurait  des  idées 
même  pour  des  négations.  Parce 
qu'en  effet,  les  attributs  et  les 
accidents,  dont  la  multiplicité  se 
réduit  à  l'unité  du  genre,  peu- 
vent être  négatifs  aussi  bien 
qu'aflirmatifs. 

§  32.  Du  Troisième  homme.  C'est 
une  théorie  assez  bizarre;  mais 
comme  entre  Tldée  de  l'homme, 


immobile,  une  et  isolée,  et 
l'homme,  individu  réel,  Socrate, 
Callias,  etc.,  il  y  a  une  sorte 
d'abîme,  puisque  l'individu  ne 
représente  l'Idée  que  très  impar- 
faitement, on  imaginait  un  troi- 
sième homme  qui  participait  des 
deux  autres  et  qui  les  unissait. 
Ce  troisième  homme  était  ce 
qu'il  y  a  de  commun  entre  l'in- 
dividu et  l'Idée,  qui  sont  égale- 
ment hommJ,  chacun  dans  leur 
genre.  M.  Bonitz  blâme  ici  Aris- 
tote d'avoir  prêté  à  Platon  des 
théories'  qui  ne  sont  pas  tout  à 
fait  les  siennes,  et  entre  autres 
celle  du  Troisième  homme,  que 
Platon  a  pris  soin  de  réfuter  lui- 
même  dans  le  Parménide,  p.  12 
et  18  de  la  traduction  de  M.  V. 
Cousin. 


LIVRE  I,  CHAP.  VII,  §  34. 


«7 


^'  En  général,  tous  ces  arguments  en  faveur 
des  Idées  tendent  à  supprimer  bien  des  choses 
auxquelles,  cependant,  les  partisans  de  cette 
théorie  accordent  encore  plus  volontiers  l'exis- 
tence qu'aux  Idées  elles-mêmes.  Par  exemple, 
il  en  résulte  que  ce  n'est  plus  la  dualité,  la 
Dyade,  qui  tient  la  première  place  ;  c'est  le  nom- 
bre, c'est  le  relatif  qui  prend  le  rang»  de  l'Être 
en  soi,  de  l'absolu,  sans  compter  tant  d'autres 
contradictions,  où  tombent  quelques-uns  des 
défenseurs  du  système  des  Idées,  en  se  mettant 
en  opposition  avec  leurs  propres  principes. 

^*  Même  y  si  nous  admettons  la  supposition, 
bien  gratuite  de  notre  part,  qu'il  existe  des 
Idées,  nous  verrons  qu'il  y  en  aura  non  pas 
seulement  pour  les  substances,  mais  pour  une 
foule  d'autres  choses  encore.  C'est  qu'en  effet 
l'acte  de  la  pensée  qui  réduit  les  choses  à  l'unité 
a  lieu,  non   pas  seulement  pour  atteindre   les 


§  33.  La  Dyade,  Composée,  se- 
lon les  théories  platoniciennes, 
du  Grand  et  du  Petit,  la  Dyade, 
le  nombre  deux,  était  lu  cause 
matérielle  des  choses  ;  voir  plus 
loin  liv.  XIV,  ch.  i",  §  3.  Mais, 
comme  la  Dyade  est  un  nombre, 
Aristote  en  tire  cette  consé- 
quence, que  c'est  le  nombre  qui 
est  le  principe,  et  que  ce  n'est 
pas  la  Dyade,  comme  le  dit  Pla- 
ton. —  C'est  le  relatif.  Auquel 
cependant    les    Platoniciens    ne 


veulent   pas  accorder  une  exis- 
tence propre. 

§  34 .  La  supposition,  bien  gra" 
tuite  de  notre  part.  Le  texte  n*est 
pas  aussi  précis  ;  mais  il  me  sem- 
ble qu'il  y  a  dans  l'expression 
d' Aristote  la  nuance  que  j'y 
donne.  —  Une  foule  d'autres 
choses.  C'est-à-dire  les  attributs 
et  les  accidents  des  substances. 
—  Qui  réduit  les  choses  à  Vunité, 
En  comprenant  sous  un  genre 
unique  la  multiplicité  des  quali- 


88 


MÉTAPHYSIQUE   D'ARISTOTE. 


substances,  mais  pour  atteindre  aussi  tout  le 
reste;  nous  ne  connaissons  pas  exclusivement 
la  substance;  mais  nos  connaissances  s*étendent 
fort  au-delà  d'elle,  et  il  y  aurait  à  citer  des  mil- 
liers d'exemples  de  ce  genre.  ^*  Or,  de  toute 
nécessité  et  comme  conséquence  de  la  doctrine 
même,  si  les  Idées  sont  susceptibles  de  partici- 
pation, il  ne  peut  y  avoir  d'Idées  que  pour  les 
substances  toutes  seules,  puisque  en  effet  la 
participation  ne  peut  pas  être  indirecte,  et  que 
chaque  substance  réelle  ne  participe  à  son  Idée 
qu'en  ce  sens  que  cette  substance  ne  peut  jamais 
devenir  l'attribut  de  quoi  que  ce  soit.  Par  exem- 
ple, si  un  objet  quelconque  participe  de  l'Idée 
du  double  en  soi,  il  participe  aussi  de  l'Idée  de 
l'éternel;  mais  ce  n'est  qu'indirectement,  parce 


tés  que  la  substance  peut  avoir, 
ou  la  multiplicité  des  individus 
auxquels  le  genre  s'applique.  — 
Tout  le  reste.  Les  attributs  et  les 
qualités  des  êtres,  outre  leur 
substance. 

§  35.  Que  pour  les  substances 
toutes  sentes.  Et  cependant  les 
Platoniciens,  du  moins  selon 
Aristote,  admettent  des  Idées 
pour  des  choses  autres  que  les 
substances.  -^  Chaque  substance 
réelle.  Le  texte  est  ici  un  peu 
obscur,  parce  que  les  expressions 
dont  se  sert  Aristote  sont  trop 
peu  déterminées;  et  Ton  ne  peut 
fixer  le  sens  de  ce  passage  que 


d'après  les  théories  générales, 
soit  d' Aristote  lui-même,  soit  de 
Platon,  qu'il  critique.  —  Qu*en  ce 
sens  que  cette  substa7ice.  Des 
commentateurs  ont  compris  au 
contraire  qu'il  s'agissait  de  l'Idée, 
qui  ne  peut  jamais  devenir  un 
attribut.  Cette  propriété  est  émi- 
nemment celle  de  la  substance, 
d'après  les  Catégories,  ch.  v, 
§  1,  p.  60  de  ma  traduction.  — 
Par  exemple.  L'exemple  cité  par 
Aristote  ne  concorde  pas  exac- 
tement avec  ce  qui  précède,  quel 
que  soit  d'ailleurs  le  sens  qu'on 
y  donne.  Cet  exemple  prouve 
seulement  que    l'objet    qui   est 


LIVRE  I,  CHAP.  Vil,  §  36. 


89 


que  c'est  indirectement  que  le  double  peut  être 
éternel.  ^^  La  conséquence  de  ceci,  c'est  que  les 
Idées  sont  la  substance  même  des  choses,  puis- 
que, des  deux  parts,  dans  le  monde  des  Idées  et 
dans  ce  monde-ci,  la  substance  est  désignée  de 
la  même  manière.  Si  cela  n'était  pas,  que  vou- 
drait-on dire  en  affirmant  qu'en  dehors  des 
êtres  il  existe  une  autre  chose,  à  savoir,  l'Unité 
au-dessus  de  la  Pluralité?  Mais  s'il  n'y  a  qu'un 
seul  et  même  g'enre  pour  les  Idées  et  pour  les 
êtres  qui  en  participent,  il  y  aura  dès  lors  un 
terme  commun  entre  les  Idées  et  les  êtres  qui 
participent  des  Idées;  car  entre  les  Dyades  sen- 
sibles sujettes  à  périr,  et  les  Dyades  qui,  tout  en 
étant  multiples,  n'en  sont  pas  moins  éternelles, 
la  Dyade  ne  peut  pas  être  plus  ime  et  plus  iden- 
tique qu'elle  ne  l'est  entre  la  Dyade  en  soi  et 


double  participe  immédiatement 
à  ridée  du  double,  et  qvC'û  ne 
participe  qu'indirectement  à  ri- 
dée de  Téternel. 

§  36.  Les  Idées  sofit  la  substance 
même  des  choses.  Ce  sens,  qui  n'est 
pas  tout  à  fait  conforme  au  texte 
reçu,  est  emprunté  au  Commen- 
taire d'Alexandre;  et  il  est  justi- 
fié par  le  §  précédent,  oîi  il  est 
dit  qu'il  n'y  a  d'Idées  que  pour 
les  seules  substances.  —  Si  cela 
n* était  pas.  C'est-à-dire,  si  la 
substance  des  Idées  était  autre 
que  la  substance  des  choses 
réelles.  —  S'il  n*j/  a  qu'im  seul  et 


même  genre.  C'est-à-dire,  si  la 
substance  s'entend  des  choses 
réelles,  de  même  qu'elle  s'entend 
des  Idées.  —  H  y  aura  dès  lors 
un  ternie  commun.  Alors  les  deux 
mondes  des  Idées  et  des  réali- 
tés sensibles  s'expliquent  mu- 
tuellement, en  se  confondant. 
—  Les  Dyades  sensibles.  C'est- 
à-dire,  tous  les  objets  qui  se 
comptent  deux  par  deux,  comme 
nos  mains,  nos  pieds,  nos  yeux, 
etc.,  et  qui  sont  destinés  à  périr, 
par  opposition  aux  dualités  ma- 
thématiques, qui  sont  éternelles, 
mais  qui  ont  de  commun  avec 


90 


MÉTAPHYSIQUE  D'ARISTOTE. 


une  Dyade  particulière.  Que  si  au  contraire  le 
genre  n'est  pas  le  même  entre  les  Idées  et  les 
choses,  il  n'y  a  plus  là  qu'une  simple  homony- 
mie, et  une  ressemblance,  qui  n'a  pas  plus  de 
valeur  que  si  l'on  appelait  du  seul  et  même  nom 
d'homme  Callias,  je  suppose,  et  un  morceau  de 
bois,  sans  qu'on  pût  découvrir  entre  eux  la 
moindre  condition  commune. 

^^  La  critique  la  plus  grave  à  élever  contre 
la  théorie  des  Idées,  c'est  de  rechercher  en  quoi 
les  Idées  peuvent  servir  à  expliquer  les  choses 
sensibles,  soit  dans  ce  que  ces  choses  ont  d'éternel, 
soit  dans  ce  qu'elles  ont  de  passager  et  de  périssa- 
ble.^* Ainsi,  les  Idées.ne  peuvent  jamais  être  pour 
les  choses^  ni  causes  d'un  mouvement,  ni  causes 
d'un  changement  quelconque.  Elles  ne  peuvent 
pas  davantage  servir,  ni  à  nous  faire  comprendre 
et  savoir  les  autres  choses,  puisqu'elles  n'en 
sont  pas  la  substance  et  que,  pour  être  la  sub- 
stance des  choses,  elles  devraient  être  dans  les 
choses  elles-mêmes  ;  ni  servir  à  faire  exister  les 


les  dualités  sensibles  que  c'est 
également  le  nombre  Deux  qui 
les  constitue  les  unes  et  les  au- 
tres. Si  ce  point  est  commun 
entre  ces  deux  genres  de  duali- 
tés, pourquoi  la  dualité  idéale  et 
une  dualité  réelle  quelconque  se- 
raient-elles moins  identiques  ? 
—  Si..,  le  genre  n'est  pas  le  même. 
C*est-à-dire,  si  la  substance  idéale 


ne  se  confond  pas  avec  la  subs- 
tance réelle ,  si  Tldée  n'est  pas 
la  chose,  et  réciproquement. 

§  38.  Causes  d'un  mouvement . 
Voir  plus  haut,  ch.  vi,  §  20.  — 
Bien  que  ce  soit  Ànaxagore.  Voir 
plus  haut,  §  13.  Il  semblerait 
résulter  de  ce  passage  que  c'est 
Anaxagore  qui  a  le  premier  in- 
venté la  théorie  des  Idées,  même 


LIVRE  I,  CHAP.  Vil,  §  39. 


91 


choses,  puisqu'elles  ne  se  trouvent  pas  dans  les 
êtres  qui  en  participent.  A  toute  force,  on  pour- 
rait supposer  qu'elles  en  sont  les  causes,  comme 
la  blancheur  est  une  cause  dans  l'objet  blanc 
auquel  elle  est  mêlée.  Mais  cette  explication  est 
trop  facile  à  réfuter,  bien  que  ce  soit  Anaxagore 
qui  l'ait  avancée  le  premier,  suivi  ensuite  par 
Eudoxe  et  par  bien  d'autres  après  lui.  Rien  ne 
serait  plus  aisé  que  d'accumuler  une  foule 
d'objections  insurmontables  contre  cette  théorie. 
'^  Du  reste,  quoi  qu'on  en  pense,  les  Idées  ne 
peuvent  donner  naissance  aux  autres  choses 
d'aucune  des  manières  où  l'on  entend  ordinai- 
rement cette  relation.  Ainsi,  dire  que  les  Idées 
sont  des  exemplaires  des  êtres  et  que  tout  le 
reste  des  choses  en  participe,  ce  sont  des  mots 


avant  Platon;  mais  il  n*en  est 
rien,  et  il  s'agit  uniquement  ici 
de  la  théorie  du  mélange  originel 
des  choses,  à  laquelle  Anaxagore 
a  attaché  son  nom.  —  Eudoxe, 
platonicien,  un  des  élèves  directs 
du  maître.  Aristote  en  parle  en- 
core comme  d'un  astronome  ; 
voir  plus  loin,  liv.  XII,  ch.  vin, 
§  10. 

§  39.  Donner  naissance  aux 
autres  choses.  —  C'est-à-dire, 
être  causes  de  leur  essence  ou 
de  leur  existence.  —  D'aucune 
des  manières.  Sur  les  différentes 
manières  dont  une  chose  peut 
venir  d'une  autre,  voie  plus  loin. 


liv.  V,  ch.  XXIV.  Ces  différents 
points  de  vue  sont  ceux  qu'adopte 
Aristote  lui-même.  — De  simples 
métaphores,  bonnes  pour  lapoésie. 
Cette  critique  est  devenue  célè- 
bre sous  cette  forme,  et  elle  a 
élé  mille  fois  répétée.  Aristote 
lui-même  y  est  revenu  à  plusieurs 
reprises  ;  voir  les  Derniers  Ana- 
lytiques, liv.  II,  ch.  XIII,  §  26, 
p.  263  de  ma  traduction;  Topi- 
ques j  liv.  IV,  ch.  m,  §  5,  et 
liv.  VI,  ch.  II,  §  4,  page  214; 
Météorologie,  liv.  II,  ch.  m, 
§  12,  p.  126  de  ma  traduction. 
—  Les  regards  fixés  sur  les  idées. 
Dans  le  Timée,  p.  134  de  la  tra- 


92 


MÉTAPHYSIQUE  DARISTOTE. 


parfaitement  vides  et  de  simples  métaphores, 
bonnes  pour  la  poésie.  Qu'est-ce  que  c'est  que 
de  produire  une  chose  quelconque,  en  ayant  les 
reg^ards  fixés  sur  les  Idées?  Une  chose  peut 
très  bien  ressembler  ou  dévenir  semblable  à 
une  autre,  sans  même  avoir  été  modelée  sur 
elle  :  par  exemple,  que  Socrate  existe  ou  qu'il 
n'existe  pas,  il  peut  très  bien  y  avoir  quelqu'un 
qui  lui  ressemble  ;  et  il  en  serait  évidemment 
de  même  si  l'on  supposait  que  Socrate  est 
éternel. 

^  Il  pourrait  en  outre  y  avoir  ainsi  plusieurs 
Exemplaires  pour  une  seule  et  même  chose;  el, 
par  suite,  il  pourrait  y  avoir  ég'alement  pour 
elle  plusieurs  Idées  :  pour  l'homme,  si  l'on  prend 
cet  exemple,  il  y  aurait  l'Idée  de  l'animal,  l'Idée 
du  bipède,  et  en  même  temps  encore  l'Idée  de 
l'homme  en  soi.  **  Ajoutez  que  les  Idées  ne 
sont  pas  seulement  les  exemplaires  des  choses 


duction  de  M.  V.  Cousin,  il  est 
dit  que  Dieu,  en  créant  et  en  or- 
donnant le  monde,  avait  les  yeux 
fixés  sur  les  Idées.  C'est  sans 
doute  à  ce  passage  qu'Âristote 
fait  allusion.  —  Que  Socrate  est 
étemel.  Comme  le  sont  les  Idées, 
afin  ■  de  servir  éternellement 
d'exemplaire  à  tous  ceux  qui  lui 
ressembleraient.  Il  y  a  des  tra- 
ducteurs qui  ont  fait  de  cette 
phrase  le  commencement   de  la 


suivante,  au  lieu  d'en  faire  la  fin 
de  celle  qui  précède.  Avec 
M.  Bonitz^  je  préfère  cette  der- 
nière interprétation. 

§  40.  Pltisieurs  Exemplaires, 
Objection  fort  grave  contre  la 
théorie  des  Idées.  Cette  objection 
est  suivie  de  plusieurs  autres 
qui  n'ont  pas  le  moindre  rapport 
à  Socrate,  non  plus  que  celle-ci. 

§  41.  A  l'égard  des  espèces 
dont  il  est   formé.  Ce  sens  se 


LIVRE  I,  CHAP.  Vil,  §  43. 


93 


sensibles  ;  elles  sont  leurs  propres  exemplaires  ; 
et,  par  exemple,  le  g-enre  est  un  exemplaire  à 
regard  des  espèces  dont  il  est  formé.  Il  en  ré- 
sulte alors  qu'une  seule  et  même  chose  peut 
être  tout  à  la  fois  exemplaire  et  copie.  *^  Une 
impossibilité,  non  moins  forte,  à  ce  qu'il  semble, 
c'est  que  la  substance  puisse  être  en  dehors  de 
la  chose  dont  elle  est  la  substance  ;  et  par  consé- 
quent, comment  les  Idées,  qui  sont  les  substances 
des  choses  pourraient-elles  en  être  séparées? 
On  prétend  bien,  dans  le  Phédon,  que  les  Idées 
sont  causes  de  Texistence  et  de  la  production 
des  choses;  mais  pourtant  les  Idées  elles-mêmes 
ont  beau  exister,  les  êtres  qui  en  participent  ne 
se  produisent  pas  sans  l'action  d'une  cause  qui 
puisse  les  mettre  en  mouvement.  ^  Et  puis,  une 
foule  de  choses  sont  produites  par  la  main  de 
l'homme,  une  maison,  par  exemple,  un  anneau. 


justitie  par  la  leçon  que  donne 
la  reproduction  textuelle  de  ce 
passage  au  liv.  XIII,  ch.  v,  §  4. 
Les  derniers  éditeurs  de  la  Mé- 
taphysique, MM.  Schwegler  et 
Bonitz,  ont  peut-être  poussé  le 
scrupule  trop  loin  en  refusant 
de  profiter  de  cette  variante  au- 
torisée par  le  livre  XIII.  C'est  la 
seule  qui  soit  d*accord  avec  la 
pensée  de  ce  §  41 .  —  Exemplaire 
et  copie.  Ainsi  le  genre  est  une 
copie  de  Tldée,  et  il  est  un 
exemplaire  pour  les  espèces  qui 
lui  sont  subordonnées. 


§  42.  Une  impossibilité  non 
moins  forte.  Voir  plus  loin, 
liv.  VII,  ch.  VI,  §  7,  et  ch.  xiv, 
§  2,  la  même  critique  plus  dé- 
veloppée. Voir  aïissi  Derniers 
Analytiques,  liv.  I,  ch.  xi,  §  1, 
p.  64  de  ma  traduction.  — 
Dans  le  Phédon.  Voir  le  Phédon, 
p.  283  de  la  traduction  de  M. 
V.  Cousin  ;  voir  aussi  le  Traité 
de  la  Production^  liv.  II,  ch.  ix, 
§  4,   p.  166  de  ma  traduction. 

§  43.  Nous  ne  disons  pas,  Aris- 
tote,  en  8*expriraant  à  la  pre- 
mière   personne,   se    fait    plus 


94 


MÉTAPHYSIQUE   DARISTOTE. 


pour  lesquelles  nous  ne  disons  pas  néanmoins 
qu'il  y  ait  des  Idées.  Pourtant,  il  est  bien  clair 
qu'une  foule  d'objets  peuvent,  ou  exister,  ou  se 
produire,  par  des  causes  du  g^enre  de  celles  qui 
produisent  les  choses  que  nous  venons  de 
citer. 

*^  D'une  autre  part,  si  les  Idées  sont  des  nom- 
bres, peuvent-ils  être  les  causes  des  choses? 
Est-ce  en  ce  sens  que  chacun  des  êtres  serait 
des  nombres  différents,  et  qu'ainsi  tel  nombre 
serait  l'homme,  tel  autre  serait  Socrate,  tel 
autre  Calliets?  Mais  comment  ceux-là  seraient- 
ils  causes  de  ceux-ci?  Il  importe  peu  d'ailleurs 
que  les  uns  soient  éternels,  et  que  les  autres  ne 
le  soient  pas.  *^Si  l'on  prétend  que  les  êtres  d'ici- 
bas  sont  des  proportions  et  des  rapports  de  nom- 
bres, comme  l'est  en  musique  l'accord  des  sons, 
il  est  incontestable  alors  qu'il  doit  y  avoir  une 


platonicien  qu*il  n'est,  ou  plutôt  il 
parle  au  nom  des  Platoniciens  ; 
voir  plus  haut  §  31.  —  Qu*il  y 
ait  des  Idées,  On  a  reproché  à 
Aristote  d'avoir  ici  mal  rendu  la 
pensée  de  Platon^  qui  affirme  au 
contraire  qu'il  y  a  des  Idées 
mêmes  pour  les  produits  de 
Tart  sortant  de  la  main  de 
rhomme.  Voir  la  République, 
liv.  X,  p.  239  de  la  traduction  de 
M.  V.  Cousin. — Avec  le  §  43  cesse 
la  reproduction  textuelle  de  toute 
cette  discussion  dans  le  liv.  XIII, 


ch.  IV  et  Y  ;  voir  plus  haut,  §  29. 

§  44.  Si  les  idées  sont  des  nom- 
bres. Voir  plus  haut,  §  27,  la 
théorie  du  nombre  idéal,  prêtée 
à  Platon.  —  Ceux-là,  Les  nom- 
bres idéaux.  —  Ceux-ci.  Les 
nombres  ordinaires. 

§  45.  Sont  des  proportions  et 
des  rapports  de  nombres.  Et  non 
plus  des  nombres  mêmes.  La 
symphonie  en  musique  nest 
qu'un  certain  rapport  de  nom- 
bres, elle  n'est  pas  un  nombre 
proprement  dit.  —Dont  les  choses 


LIVRE  î,  CHAP.  VII,  §  46. 


95 


certaine  unité  dont  les  choses  sont  les  rapports; 
et  si  cette  unité  est  la  matière,  il  en  résulte  que 
les  nombres  eux-mêmes  ne  sont  plus  que  des 
rapports  d'une  chose  à  une  autre  chose.  Je 
m'explique  :  si  Callias  est  un  certain  rapport 
numérique  de  feu  et  de  terre,  d'eau  et  d'air,  et 
s'il  est  aussi  l'homme  en  soi,  l'Idée  sera  le  nom- 
bre de  quelques  autres  objets  ;  l'Idée  nombre  et 
l'homme  en  soi,  qu'en  réalité  ce  soit  ou  que  ce 
ne  soit  pas  là  un  nombre  déterminé,  ne  seront 
plus  qu'un  rapport  numérique  entre  certaines 
choses  ;  ce  ne  sera  plus  un  nombre  proprement 
dit;  ridée,  par  cela  même,  cessera  absolument 
d'être  un  nombre  quelconque. 

*^  Autre  objection.  De  plusieurs  nombres,  on 
peut  toujours  former  un  seul  nombre.  Mais 
comment  de  plusieurs  Idées  peut-il  se  former 


sont  les  rapports.  C'est  la  tra- 
duction exacte  du  texte;  mais 
il  vaudrait  peut-être  mieux  tra- 
duire :  «  Où  les  nombres  expri- 
ment les  rapports  des  parties  ». 
—  Un  certain  rapport  numérique. 
C'est-à-dire  que  Callias  est  formé 
d'une  certaine  quantité  de  par- 
ticules de  feu,  de  terre,  d'eau  et 
d'air;  et  il  n'est  nombre  qu'au- 
tant que  les  rapports  de  ces 
parties  peuvent  être  exprimés 
par  des  nombres  proportion- 
nels. —  Lldée  sera  le  nombre* 
M.  Bonitz  remarque  avec  raison 
qu'Aristote  aurait  dû  dire  :  u  Rap- 


port numérique  »,  au  lieu  de 
Nombre.  Tout  ce  §  est  loin  d'être 
net;  mais  les  manuscrits  n'of- 
frent pas  de  variante  qui  puisse 
éclaircir  ces  obscurités.— X,7</ée.. . 
cessera.  Le  texte  n'est  pas  tout  à 
fait  aussi  précis. 

§  46.  De  plusieurs  nombres. 
Tout  nombre  quelconque  peut 
être  joint  à  un  autre  nombre;  et 
l'addition  de  ces  nombres  forme 
un  nombre  nouveau.  Mais  une 
Idée  ne  peut  pas  se  joindre  à 
une  autre  Idée,  celle  de  l'homme 
à  celle  du  cheval  ;  et  c'est  là  une 
profonde     différence    entre    les 


96 


MÉTAPHYSIQUE  D'ARISTOTE. 


une  seule  Idée?  Si  Ton  dit  que  ce  n'est  pas  avec 
les  Idées  que  se  forme  le  nombre  total,  mais  que 
c'est  avec  les  unités  dénombrées,  comme  le  nom- 
bre dix  mille,  par  exemple,  se  compose  des  unités 
qui  le  forment,  que  sont  alors  les  unités  des  Idées 
les  unes  par  rapport  aux  autres?  Ici  Ton  va  se 
créer  de  bien  étrangles  difficultés,  soit  qu'on  les 
fasse  d'espèces  dissemblables,  et  qu'elles  ne  soient 
pas  les  mêmes  les  unes  par  rapport  aux  autres  uni- 
tés, soit  que  toutes  les  autres  unitésd'Idées  difTé- 
rentes  ne  se  ressemblent  pasdavantag^e.  En  effet, 
puisque  les  Idées  sont  dénuées  de  toute  qualité, 
en  quoi  pourraient-elles  difPérerentre  elles?  Tout 
cela  n'est  g'uère  raisonnable,  et  c'est  en  contradic- 
tion avec  la  pensée  générale  du  système.  *^  Bien 
plus,  on  sera  nécessairement  conduit  à  imaginer 
un  nombre  d'espèce  nouvelle,  qui  deviendra  Tob-  ' 
jet  propre  de  l'arithmétique,  et  à  créer  tous  ces 
Intermédiaires,  pour  les  appeler  du  nom  qui  leur 
a  été   donné  par  quelques   philosophes.   Mais 


Idées  et  les  nombres,  qu'on  vent 
cependant  identifier.  —  Si  Von  dit. 
Le  texte  n*est  pas  aussi  formel; 
mais  j'ai  cru  pouvoir  ajouter  ces 
mots  pour  rendre  la  pensée 
plus  claire.  —  Des  Idées.  J'ai 
ajouté  encore  ces  mots,  qui  sont 
indispensables.  Toute  la  fin  de 
ce  §  est  d'une  concision  extrême, 
et  j'ai  dû  le  développer  un  peu 
pour  le  rendre  plus  compréhen- 


sible. —  Tout  cela  n*est  guère 
raisonnable.  Le  jugement  est  sé- 
vère; mais  on  ne  saurait  le  dé- 
sapprouver, en  supposant  que 
l'analyse  d'Aristote  soit  exactcf. 
§  47.  Un  nombre  d'une  nou- 
velle espèce.  C'est  ce  que,  selon 
Aristote,  Platon  appelait  les 
Intermédiaires;  voir  plus  haut, 
ch.  VI,  §  8.  —  Par  quelques  phi' 
losophes.  Aristote  désigne  exprès- 


LIVRE  I,  CHAR  VII,  §  49. 


97 


ces  intermédiaires,  comment  existent-ils, et  que 
sont-ils?  De  quelle  source  peuvent-ils  venir?  A 
quoi  bon,  d'ailleurs,  des  intermédiaires  entre  les 
choses  sensibles  de  ce  monde  et  les  Idées? 

^  Il  faut  supposer  aussi  que  les  unités  qui  en- 
trent dans  Tune  et  l'autre  Dyade  viennent  de 
quelque  Dyade  antérieure.  Mais  c'est  là  quelque 
chose  d'absolument  impossible;  el  puis, comment 
peut-il  se  faire  que  le  nombre  totalisé  devienne 
une  unité? 

*^  Veut-on  encore  après  toutes  ces  objections 
que  les  unités  soient  diflerentes  les  unes  des 
autres?  Alors,  il  fallait  le  dire  avec  précision, 
comme  le  font  ceux  qui  reconnaissent  quatre 
éléments  ou  deux  éléments;  car  ces  philosophes, 
loin  de  prendre  pour  principe  un  terme  commun 
et  vague,  comme  celui  de  Corps,  qui  pourrait 
convenir  à  tous  les  éléments,  spécifient  le  feu 


sèment  Platon,  ch.  vi,  §  8.  — 
Comment...  et  que  sont-ils'^  J'ai 
admis  ici  la  variante  qu'a  adop- 
tée M.  Bonitz^  et  qu'il  a  tirée  de 
quelques  manuscrits. 

§  48.  L'une  et  Fautive  Dyade. 
Dans  le  système  platonicien,  la 
Dyade  ne  représente  pas  le  nom- 
bre Deux;  elle  représente  le 
Grand  et  le  Petit;  voir  plus  haut, 
ch.  VI,  §  11  ;  ici  cependant  il  sem- 
ble bien  qu'il  s'agit  du  nombre 
Deux,  puisque  Aristote  parle  des 
unités  qui  le  composent.  Mais, 
pour  comprendre  cette  objection 

T.   I. 


d' Aristote,  il  faut  se  rappeler 
que  Platon  a  fait  de  la  Dyade  le 
principe  de  tous  les  nombres. 
Aristote  demande  alors  d'où 
viennent  les  unités  qui  la  for- 
ment. Elles  doivent  venir  néces- 
sairement, d'après  le  principe 
platonicien,  d'une  autre  Dyade,  et 
ainsi  à  l'infini. 

§  49.  Veut-on.  Le  texte  est 
moins  précis.  C'est  la  seconde 
partie  de  l'alternative;  la  pre- 
mière partie,  celle  qui  suppose 
les  unités  semblables  entre  elles^ 
a  été  exposée  plus  haut,  §  46.  — 

7 


98 


MÉTAPHYSIQUE   DARISTOTE. 


OU  la  terre,  laissant  de  côté  la  question  de  savoir 
si  le  mot  de  Corps  est  ou  n'est  pas  quelque  chose 
de  commun  à  tous  les  éléments  qu'ils  admettent. 
^  Mais  ici  l'on  nous  parle  de  l'unité,  qui  serait 
composée  de  parties  semblables  comme  le  sont 
le  feu  ou  l'eau,  dont  toutes  les  parties  sont  simi- 
laires. Or,  s'il  en  est  ainsi,  les  nombres  ne  peuvent 
plus  être  des  substances  ;  et  il  est  évident  que, 
si  Ton  croit  avoir  l'Unité  en  soi,  et  qu'on  en 
fasse  un  principe,  c'est  qu'on  prend  le  terme 
d'Unité  en  plusieurs  sens  ;  car  autrement  cette 
unité  serait  impossible  à  comprendre. 

^*  En  voulant  ramener  les  réalités  à  des  prin- 
cipes, les  partisans  des  Idées  composent  les 
longpueurs  avec  le  long»  et  le  court,  c'est  à  dire 
avec  le  Petit  et  le  Grand  ;  la  surface,  avec  le 
largue  et  l'étroit  ;  et  le  corps,  avec  l'épais  et  le 


Quatre  éléments.  C'est  EImpédo- 
de.  —  Ou  deux  éléments.  C'est 
Anaxagore.  —  Et  vague.  J'ai 
ajouté  ces  mots.  —  Qui  pourrait 
convenir  à  tous  •  les  éléments. 
Même  remarque. 

§  50.  Ici.  C'est-à-dire,  dans  la 
doctrine  platonicienne.  —  Com- 
posée de  parties  semblables.  Voir 
plus  haut,  §  46.  —Ne  peuvent  plus 
être  des  substanccSt  parce  que 
les  choses,  les  substances  réelles, 
sont  toujours  composées  d  élé- 
ments divers,  et  que  toutes  leurs 
parties  ne  sont  pas  similaires.  — 
5t  Fon  O'oit  avoir  l'Unité  en  soi.  Le 


texte  n'est  pas  aussi  précis  ;  mais 
j'ai  dû  le  développer  pour  rendre 
la  pensée  plus  claire.— On/>rcn</. . . 
en  plusieurs  sens.  De  telle  fa- 
çon qu'en  un  sens  il  y  a  vrai- 
ment unité,  et  qu'en  un  autre 
sens,  Tunité  est  factice.  —  Cette 
unité.  L'expression  du  texte  est 
toute  indéterminée. 

§  51.  Les  partisans  des  Idées. 
Aristote  ne  parle  plus  ici  à  la 
première  personne,  comme  s'il 
était  lui-même  partisan  de  la 
théorie  des  Idées  ;  voir  plus  haut, 
§  31.  —  Peut-elle  contenir.  En 
d'autres  termes  :  «  Comment  de 


LIVRE  1,  CHAP.  VII,  §  53. 


99 


mince.  Mais  comment  la  surface  peut-elle  con- 
tenir la  lig^ne?  Ou,  comment  le  solide  contien- 
drait-if la  ligne  et  la  surface,  puisque  le  largue 
et  l'étroit  sont  des  g^enres  différents,  comme  le 
sont  ég'alement  Tépais  et  le  mince  ?  ^*  Ainsi 
donc,  de  même  qu'il  n'y  a  pas  de  nombre  dans 
tout  cela,  parce  que  le  Peu  et  le  Beaucoup  sont 
aussi  toute  autre  chose,  de  même  il  est  clair 
qu'aucun  des  termes  supérieurs,  par  exemple, 
le  largue,  n'est  pas  le  g'enre  de  l'épais;  car  alors 
le  corps  se  réduirait  à  une  surface  d'une  certaine 
espèce.  ^^  Et  puis,  d'où  viennent  les  points  qui 
sont  dans  les  corps?  Platon  lui-même  combattait 
cette  conception  particulière  du  point,  comme 
étant  purement  géométrique;  mais  il  appelait  le 
point  le  principe  de  la  lig'ne;  et  il  le  considérait 
souvent  de  cette  façon,  pour  expliquer  les  lig-nes 


la  surface  pourra-t-on  faire  dé- 
river la  ligne?  »  puisque  ce  sont 
des  genres  différents.  D'ailleurs, 
cette  objection,  qui  est  fort  sé- 
rieuse, ne  semble  pas  ici  tenir  as- 
sez étroitement  à  ce  qui  précède. 
§  52.  //  n'y  a  pas  de  nombre 
dans  tout  cela.  Ainsi,  Aristote 
lui-même  semble  reconnaître 
qu'il  se  laisse  aller  à  une  digres- 
sion. —  Toute  autre  chose.  Que 
des  lignes  et  des  surfaces  ;  toute 
autre  chose  que  le  solide,  l'épais 
ou  le  mince,  le  large  ou  l'étroit. 
—  Des  termes  supérieure.  Le  so- 
lide est  un  terme  supérieur  à 


celui  de  surface^  de  même  que 
la  surface  est  supérieure  à  la 
ligne.  —  Le  large.  Le  large  ré- 
pond à  la  surface  ;  Té  pais  répond 
au  corps. 

§  53.  D'où  viennent  les  points, 
La  digression,  commencée  un 
peu  plus  haut,  continue  jusqu'à  la 
fin  du  §.  —  Platon...  combattait. 
On  a  remarqué  que  rien  de  pa« 
reil  ne  se  retrouve  dans  les  Dia- 
logues tels  que  nous  les  avons; 
et  Ton  en  conclut  que  la  théorie 
indiquée  ici  devait  avoir  été  expo- 
sée de  vive  voix  par  Platon,  et 
qu'elle  n'avait  pas  été  écrite  par 


t 


iOO 


MÉTAPHYSIQUE   D'ARISTOTE. 


indivisibles.  Du  reste,  comme  il  faut  néces- 
sairement que  ces  lig*nes  aussi  aient  une  limite, 
le  même  raisonnement  qui,  d'après  lui,  âémon- 
trait  l'existence  de  la  ligne,  démontrait  égale- 
ment Texislence  du  point. 

^  Une  objection  générale  contre  la  théorie  des 
Idées,  c'est  que,  le  but  de  la  philosophie  étant 
de  rechercher  la  cause  de  tout  ce  qu'on  peut 
observer,  nous  avons  négligé  ici  cet  objet  capital, 
puisque  nous  ne  disons  rien  de  la  cause  d'où 
vient  le  principe  du  changement,  et  que,  tout 
en  croyant  expliquer  l'essence  des  choses  visibles, 
nous  ne  faisons  qu'imaginer  d'autres  substances 
à  côté  de  celles-là.  ^^  Quant  à  savoir  comment 
celles-ci  senties  substances  de  celles-là,  nous  ne 
répondons  à  cette  question  que  par  des  mots 
tout  à  fait  vides  de  sens,  puisque  le  mot  de  Par- 
ticipation est,  ainsi  que  nous  l'avons  déjà  remar- 


lui.  Elle  faisait  sans  doute  par- 
tie de  ces  u  théories  non  écrites 
de  Platon  »,  auxquelles  Aristote 
avait  consacré  un  ouvrage  spécial, 
qui  n  est  pas  dans  le  catalogue  de 
Diogène  de  Laërce,  éd.  Firmin- 
Didot,  p.  iiQ.  — Combattait,  C'est 
le  mot  même  dont  se  sert  Aris- 
tote; mais  par  là  il  veut  dire 
seulement  que  Platon  renvoyait 
à  la  géométrie,  et  non  à  la  philo- 
sophie^ la  question  de  savoir  ce 
que  c'est  que  le  point. 

§  54.  Nous  avons  négligé.  Dans 
tout    ce    passage,    Aristote    ne 


cesse  de  parler  à  la  première 
personne  comme  s'il  était  par- 
tisan de  la  théorie  des  Idées  ; 
voir  plus  haut,  §§  31  et  51.  — 
Le  principe  du  changement.  Et 
du  mouvement  ;  voir  plus  haut, 
§  38,  et  ch.  VI,  §  20.  —  Imaginer 
d'autres  substances.  Voir  plus 
haut,  §  29. 

§  55.  Des  mots  tout  à  fait  vides. 
Aristote  a  déjà  employé  cette 
expression  sévère;  voir  plus 
haut,  §  39.  —  Ainsi  que  nous 
Savons  déjà  remat^ué.  Voir  plus 
haut,  ch.  VI,  §§  6  et  7. 


LIVRE  I,  CHAP.  VII,  §  o7. 


101 


que,  une  expression  qui  ne  sig*nifîe  absolument 
rien. 

*•  Les  Idées  laissent  ég'alement  tout  à  fait  de 
côté  le  principe  qui  est  la  base  de  toutes  nos  con- 
naissances, le  principe  par  lequel  ag^issent  Tln- 
telliçence  et  la  Nature  entière,  et  que  nous 
plaçons,  à  titre  de  cause,  parmi  les  principes  que 
nous  admettons.  ^^  C'est  que  les  mathématiques 
sont  devenues  de  nos  jours  toute  la  philosophie, 
parce  qu'il  faut,  dit-on,  les  cultiver  pour  pouvoir 
comprendre  le  reste  des  choses.  On  pourrait 
trouver,  en  outre,  que  la  substance  prétendue 
qu'on  donne  aux  choses  comme  leur  matière, 
est  encore  plus  mathématique  que  réelle,  et 
qu'elfe  peut  être,  comme  le  Grand  et  le  Petit,  un 
attribut  et  une  difTérence  de  la  substance  et  de 
la  matière,  bien  plutôt  qu'elle  n'est  la  matière 


§  56.  Le  principe  qui  est  la 
hase,  La  cause  finale.  Voir  plus 
haut,  ch.  VI,  §  21.  —  Par  lequel. 
Peut  être  vaudrait-il  mieux  dire  : 
«  Pour  lequel  ».  Mais  Texpres- 
sion  grecque  n'est  pas  aussi 
précise.  La  nuance  est  d'ailleurs 
peu  importante,  et  la  pansée  ne 
peut  faire  le  moindre  doute. 

§  57.  Toute  la  philosophie.  Ceci 
s'applique  plutôt  aux  Pythagori- 
ciens qu'àlecole de  Platon. C'est, 
d'ailleurs,  un  reproche  qu'on  a 
fait  souvent  aux  mathématiques 
et  non  sans  raison.  Elles  le  mé- 


ritent encore  de  nos  jours  à  cer- 
tains égards;  et,  par  exemple, 
elles  ont  essayé  plus  d'une  fois 
de  s'attribuer  la  logique,  et  même 
la  métaphysique.  Descartes,  le 
grand  mathématicien,  les  avait 
cependant  averties  de  n'en  rien 
faire.  Discours  de  la  Méthode, 
p.  128,  édition  V.  Cousin.  Mais 
Pascal  n'avait  pas  tenu  compte 
de  ce  sage  conseil  ;  et  bien  d'au- 
tres après  lui  l'ont  imité.  —  Dit- 
on.  Voir  la  République  de  Pla- 
ton, liv.  VII,  p.  89.  traduction 
de  M.  V.  Cousin.  —  La  substance 


402 


MÉTAPHYSIQUE  D'ARISTOTE. 


elle-même.  C'est  égpalement  ainsi  qu'aux  yeux 
des  Naturalistes  la  substance  des  choses  est  le 
Rare  et  le  Dense,  qu'ils  reg^ardent  comme  les 
premières  différences  du  sujet,  tandis  que  le 
Rare  et  le  Dense  ne  sont  que  des  rapports  de 
plus  ou  de  moins. 

^*  Quant  au  mouvement,  si  le  Plus  et  le  Moins 
sont  du  mouvement  véritable,  il  est  clair  que 
les  Idées  aussi  doivent  être  en  mouvement.  Mais 
si  les  Idées  sont  immobiles,  d'où  le  mouvement 
pourrait-il  venir  ? 

*®0r,  en  supprimant  le  mouvement,  on  anéan- 
tit du  même  coup  toute  étude  de  la  nature.  On 
ne  peut  plus  même  démontrer,  ce  qui  semblait 
pourtant  bien  facile,  que  la  totalité  des  choses 
considérées  forme  une  unité,  puisque,  par  ce  pro- 


prétendue.  J'ai  ajouté  ce  dernier 
mot  pour  éclaircir  la  pensée; 
voir  plus  loin,  liv.  XIV,  §  1 .  — 
Aux  yeux  des  Naturaiistes,  Les 
philosophes  de  l'école  dlonie. 
Voir  plus  haut,  ch.  lu,  §  12.  Voir 
aussi  la  Physique,  liv.  1,  ch.  v, 
§  1,  p.  453  de  ma  traduction. 

§  58.  Si  le  Plus  et  le  Moins, 
L'expression  du  texte  est  tout  à 
fait  indéterminée;  j'ai  dû  la  pré- 
ciser. —  Si  les  Idées  sorti  immo- 
biles. C'est  un  des  reproches  que 
leur  fait  Aristote  ;  voir  plus  haut, 
ch.  VI,  §  20. 

§  59.  En  supprimant  le  mou- 
vement. Le  texte  n'est  pas  aussi 


formel.  —  Toute  étude  de  la  na- 
ture. C'est  ce  que  Aristote  a 
prouvé  dans  tout  le  cours  de  son 
ouvrage,  la  Physique,  Sans  le 
mouvement,  il  n'y  a  pas  de  phé- 
nomènes; et  par  conséquent,  la 
science  n'a  plus  de  matière.  — 
La  totalité...  forme  une  unité. 
C'est-à-dire,  comme  la  suite  le 
prouve,  que  tous  les  caractères 
communs  observés  dans  les  in- 
dividus puissent  former  une 
unité.  —  Ce  pi*océdé  d'absti*action. 
Le  texte  dit  positivement  :  «  d'ex- 
position ».  Voir  sur  le  sens  de 
ce  mot  plus  loin,  liv.  III,  ch.  vi, 
§  8;    liv.  Xm,    ch.  ix,  §  12; 


LIVRE  I,  CHAP.  Vil,  §  60. 


i03 


cédé  de  TabstracUon,  Ton  ne  fait  pas  que  toutes 
les  choses  qu'on  réunit  forment  une  unité  réelle, 
mais  on  ajoute  seulement  une  certaine  unité,  en 
supposant  qu'on  puisse  embrasser  aussi  la  tota- 
lité des  choses  qu'on  prétend  réunir.  Cette 
conclusion  même  n'est  possible  que  si  l'on  accorde 
que  l'universel  est  le  genre;  ce  qui,  dans  quel- 
ques cas,  n*est  pas  exact. 

•°  On  ne  donne  égpalement  aucune  explication 
pour  ce  qu'on  met  à  la  suite  des  nombres,  à 
savoir  :  les  long^ueurs,  les  surfaces  et  les  solides  ; 
et  l'on  ne  dit,  ni  comment  elles  sont,  ni  comment 
elles  pourraient  être,  ni  quelles  propriétés  elles 
peuvent  présenter.  Or,  il  n'est  pas  possible  que 
ce  soient  là  aussi  des  Idées,  puisque  ce  ne  sont 
plus  des  nombres.  Les  êtres  intermédiaires  ne 
sont  pas  davantag^e  des  Idées,  puisque  ces  inter- 
médiaires sont  des  entités  mathématiques;  et 
enfin,  les   êtres  périssables    ne   sont  pas  des 


liv.  XIV,  ch.  111,  §  4;  et  dans 
les  Réfutations  des  Sophistes, 
ch.  XXII,  §  18,  p.  406  de  ma  tra- 
duction. —  Uujiiversel.  C'est-à- 
dire  le  caractère  commun  aux 
individus  du  même  genre.  — 
Dans  quelques  cas.  Aristote  aurait 
dû  spécifier  ces  cas  ;  mais  on 
pourrait  suppléer  assez  aisément 
à  son  silence.  Le  genre  repré- 
sente Tessence  de  la  chose,  tan- 
dis que  les  choses  peuvent  sou- 


vent avoir  un  attribut  commun, 
qui  ne  représente  pas  le  genre 
de  ces  choses,  ni  leur  essence. 

§  60.  A  la  suite  des  nombres. 
Les  longueurs,  les  surfaces,  les 
solides  sont  considérés  idéale- 
ment comme  les  nombres  par  les 
Platoniciens;  mais,  à  Tégard  de 
ces  nouvelles  entités,  ils  ne  se  sont 
pas  prononcés;  et  Aristote  cri- 
tique ce  silence.  —  Un  quatrième 
genre.  Les  trois  premiers  sont  : 


i04 


MÉTAPHYSIQUE  D'ARiSTOTE. 


Idées  non  plus.  Il  y  aurait  donc  là,  à  ce  qu'il 
semble,  un  quatrième  g^enre  à  ajouter  à  tous  les 
autres. 

**  En  un  mot,  quand  on  étudie  les  éléments 
de  tout  ce  qui  est,  sans  faire  des  distinctions  indis- 
pensables entre  les  sens  multiples  où  le  mot 
d*Êlre  peut  être  conçu,  il  esl  impossible  de 
découvrir  ces  éléments.  C'est  surtout  impossible 
quand  on  cherche  à  savoir  de  quels  éléments  les 
choses  sont  formées,  en  suivant  la  méthode  des 
partisans  des  Idées,  On  est  hors  d'état,  avec  ces 
procédés,  de  dire  d'où  viennent  dans  les  choses 
la  passivité  ou  l'action,  ni  d'où  vient  qu'une 
chose  est  droite  ;  et  si  Ton  y  parvient,  ce  n'est 
absolument  que  pour  les  substances  toutes  seules. 
Donc,  chercher  de  celte  façon  les  éléments  de 
toutes  choses,  ou  s'imaginer  qu'on  les  possède, 
c'est  être  ég^alement  éloig'né  de  la  vérité.  "Com- 
ment, en  effet,  apprendre  quels  sont  les  éléments 


les  Idées  confondues  avec  les 
nombres;  les  intermédiaires  ou 
nombres  idéaux;  et  enfin  les 
choses  telles  que  l'observation 
sensible  nous  les  donne. 

§  61 .  Les  sens  multiples  où  le  mot 
(TÊtre  peut  être  conçu.  Voir  plus 
loin,  liv,  V,  ch.  7,  consacré  tout 
entier  à  l'explication  des  divers 
sens  où  l'on  peut  concevoir  la 
notion  de  l'Être.—  Des  partisans 
des  Idées.  Le  texte  est  moins 
formel.  —  La  passivité  ou  Fac- 


tion.  Ce  sont  des  modes  de  la 
substance;  ce  ne  sont  pas  des 
substances.—  Les  éléments  de  tou- 
tes choses.  Le  texte  n'est  pas  plus 
précis;  mais  la  suite  montre  que 
Aristote  veut  dire  ici  qu'on  ne 
doit  pas  chercher  les  principes 
de  tout  sans  exception,  parce 
qu'il  y  a  des  principes  qui  sont 
la  condition  préalable  de  toute 
connaissance  et  qu'on  n'a  pas 
besoin  d'étudier  spécialement. 
§  62.  Sans  exception.  J'ai  ajouté 


LIVRE  I,  CHAP.  VII,  §  63.  iOo 

de  toutes  choses  sans  exception?  Evidemment 
il  est  impossible  qu'on  possède  à  cet  ég^ard  abso- 
lument aucunes  données  préliminaires;  car,  de 
même  que,  quand  on  apprend  la  géométrie,  on 
peut  bien  posséder  préalablement  d'autres 
notions  que  celles-là,  mais  qu'on  ne  sait  rien  à 
l'avance  des  choses  spéciales  que  la  science 
géométrique  doit  enseigner,  et  qu'on  désire 
apprendre,  de  môme  aussi  pour  toutes  les  autres 
sciences.  *^  Par  conséquent,  s'il  est  vrai  qu'il  y 
ait  une  science  de  toutes  choses,  ainsi  qu'on 
nous  l'affirme  quelquefois,  celui  qui  recherche- 
rait cette  science  universelle  ne  devrait  donc 
posséder  aucune  espèce  de  connaissance  préa- 
lable. Or,  rien  ne  peut  s'apprendre  qu'à  la 
condition  de  certaines  notions  antérieures,  soit 
sur  toute  la  chose  qu'on  veut  étudier,  soit  sur 
quelques-unes  de  ses  parties,  que  d'ailleurs  ces 
notions  préliminaires  viennent  de  démonstrations 
ou  de  définitions.  En  effet,  les  éléments  au  moins 


ces  mots  pour  préciser  la  pensée, 
qui  n'est  pas  aussi  nette  dans  le 
texte. 

.  §  63.  S'i7  est  vrai  qu*U  y  ait  une 
science  de  toutes  choses.  On  ap- 
prend les  solutions  de  la  science 
spéciale  qu*on  étudie;  mais  on 
n'a  pas  besoin  d'apprendre  les 
axiomes  et  les  principes  univer- 
sels.—  Au  moins.  J'ai  ajouté  ces 
mots.  Pour  comprendre  une  dé- 


finition, il  faut  préalablement 
savoir  au  moins  le  sens  des 
mots  dont  se  sert  celui  qui  la 
donne.  C'est  un  préliminaire  ab- 
solument indispensable.  —  La 
science  qu'on  acquiert  par  fin- 
duction.  Voir  pour  l'induction, 
les  Premiers  Analytiques^  liv.  II, 
ch.  xxiii,  §  1,  p.  325  de  ma  tra- 
duction. Voir,  pour  tout  ce  pas- 
sage   et   pour  l'acquisition  des 


106 


MÉTAPHYSIQUE  DARISTOTE. 


dont  se  compose  la  définition  doivent  être  anté- 
rieurement connus  et  avoir  une  clarté  suffisante, 
condition  à  laquelle  est  soumise  ég*alement  la 
science  qu'on  acquiert  par  l'induction.  •*  Cepen- 
dant, si  cette  connaissance  préalckble  de  Tensem- 
ble  des  choses  est  naturellement  en  nous,  il  est 
bien  étrao^e  que  nous  possédions  cette  science, 
qui  est  la  plus  haute  de  toutes,  sans  nous  douter 
même  que  nous  la  possédions. 

•*Et  encore,  comment  sera-t-il  donné  à  quel- 
qu'un de  connaître  les  éléments  dont  cette  science 
primordiale  se  compose?  Et  comment  les  expli- 
quera-t-on  clairement?  C'est  là  un  difficile 
problème,  et  l'on  pourrait  fort  bien  se  poser  ici 
les  questions  qu'on  se  pose  quelquefois  sur  les 
syllabes  formées  par  certaines  lettres.  Soit,  par 
exemple^  la  syllabe  D  S  Â.  Les  uns  soutiennent 
qu'elle  est  formée  du  D,  de  l'S  et  de  TA  ;  d'autres 
au  contraire  soutiennent  qu'il  y  a  là   un  son 


principes,  les  Derniers  Analyti- 
ques, liv.  I,  ch.  I,  §  1,  p.  2,  et 
liv.  II,  ch.  XIX,  §  4,  p.  287  ;  voir 
-aussi  la  Morale  à  Nicomaquef 
liv.  VI,  ch.  II,  §  3,  p.  199  de  ma 
traduction. 

§  64.  Cependant,  si  cette  con- 
naissance. La  même  phrase  est 
reproduite  textuellement  daus 
les  Derniers  Analytiques,  liv.  II, 
ch.  XIX,  §  4.  Je  ne  saurais  dire 
si  c'est  la  Métaphysique  qui  en  a 
la  priorité. 


§  65.  Qu'on  se  pose  quelquefois 
sur  les  syllabes.  Ce  rapproche- 
ment est  assez  inattendu  et  assez 
bizarre.  —  La  syllabe  DSA.  La 
leçon  ordinaire  est  SMÂ,  au  lieu 
de  DSA  ;  mais  déjà  Alexandre 
d'Aphrodise  la  corrige,  et  il  ad- 
met la  syllabe  ZA  par  Zêta,  qui 
se  prononçait  DS  ou  SD.  Voir 
plus  loin,  liv.  XIV,  ch.  vi,  ce 
qui  est  dit  des  trois  lettres  dou- 
bles de  l'alphabet  grec,  Zêta,  XI 
et  Psi.  Il  est  clair  qu'il  s'agit  ici 


LIVRE  I,  CHAP.  ViV§  67. 


107 


différent,  qui  n'est  aucun  de  ceux  qu'on  connaît. 
••  Mais  peut-on  demander  encore  :  Pour  les 
choses  qu'on  ne  connaît  qu'à  la  condition  de  les 
sentir,  comment  les  connaître  si  Ton  n'en  a  pas 
la  sensation  ?  Cependant,  il  faudrait  qu'on  les 
connût  sans  les  sentir,  si,  en  effet,  les  éléments 
de  toutes  choses  sont  identiques,  de  même  que 
les  syllabes  composées  se  forment  avec  les  lettres 
ordinaires. 

"  En  résumé,  il  résulte  de  ce  que  nous  venons 
d'exposer  que  tous  les  philosophes,  à  ce  qu'il 
semble,  se  sont  bien  occupés  comme  nous  des 
causes  qui  sont  énumérées  dans  notre  Physique, 
et  en  dehors  desquelles  nous  ne  saurions  en 
reconnaître  aucune  autre.  Mais  les  études  dont 
ces  divers  principes  ont  été  l'objet  sont  bien 
vag*ues;  et  si,  à  certains  égards,  on  lésa  tous 
entrevus  et  indiqués  avant  nous,  à  d'autres 
égards  on  peut  affirmer  qu'on  n'en  a  rien  dit. 


de  la  même  question  ;  mais  on 
pourrait  croire  que  cette  fin  du  § 
est  une  interpolation. 

§  66.  Mais,  peut-on  demander 
encore.  Le  texte  n*est  pas  aussi 
précis;  j*ai  cru  indispensable  de 
marquer  clairement  que  c'est  une 
dernière  objection  faite  à  la  théo- 
rie des  Idées.  —  Sans  les  sentir. 
J'ai  ajouté  ces  mots. —  Sont  iden- 
tiques. Comme  le  prétendent  les 
Platoniciens.  V.  plus  haut,  §  46. 

§   67.    Dans    notre    Physique. 


Voir  la  Physique^  liv.  II,  ch.  ni, 
§  10  ,  p.  23  de  ma  traduction. 
Ce  sont  les  quatre  causes  que 
Aristote  a  réduites  en  système,  et 
qui,  selon  lui,  suffisent  à  expli- 
quer tous  les  phénomènes.  —  On 
tes  a  tous  entrevus.  Il  semble,  au 
contraire,  d'après  tout  ce  qui 
précède  que  les  philosophes  an- 
térieurs avaient  vu  tout  au  plus 
deux  des  quatre  causes  :  la 
cause  matérielle  et  la  cause 
motrice. 


i08 


MÉTAPHYSIQUE  D'ARISTOTE. 


**Sur  toutes  choses,  la  philosophie  première  n'a 
g'uère  fait,  ce  semble,  que  bégpayer,  parce 
qu'elle  était  jeune  alors,  et  qu'elle  en  était  à  ses 
débuts  et  à  ses  premiers  pas.  C'est  ainsi,  par 
exemple,  qu'Empédocle  expliquait  la  constitution 
des  os,  en  disant  que  c'est  une  proportion.  Il 
nous  donne  cela  pour  l'essence  et  la  substance 
de  la  chose  qu'il  prétend  décrire.  Mais  nécessai- 
rement l'explication  serait  tout  aussi  bonne, 
par  exemple,  .pour  la  'chair  et  pour  toute  autre 
chose,  lesquel les  sont  ég^alemen  t  des  proportions, 
à  moins  que  rien  au  monde  ne  soit  une  propor- 
tion ;  car  c'est  grâce  à  la  proportion  que  la 
chair,  les  os  et  tout  autre  corps  quelconque  sont 
ce  qu'ils  sont;  ce  n'est  plus  par  la  matière 
qui  pourtant,  selon  Empédocle,  est  le  feu  et  la 


§  68.  La  philosophie  première. 
Il  faut  entendre  ici  la  philoso- 
phie première,  au  sens  où  Aris- 
tote  lui-même  Ta  précédemment 
définie,  en  d'autres  termes,  la  Mé- 
taphysique. —  Que  bégayer.  Voir 
plus  haut,  ch.  m,  §  28,  le  passage 
oîi  Atistote,  faisant  le  plus  grand 
éloge  d'Anaxagore,  compare  ses 
devanciers  divers  à  des  gens  qui 
auraient  été  dénués  presque  de 
toute  raison.  —  Empédocle,  Aris- 
tote  prend  ici  Empédocle  pour 
exemple  de  Tinsuffisance  de 
toute  la  philosophie  antérieure. 
Cette  préférence  est  peut-être 
injuste;  et  bien  d'autres  philo- 


sophes ont  été  moins  raisonna- 
bles encore  que  lui.  Cette  criti- 
que ne  parait  pas  tout  à  fait 
d'accord  avec  l'estime  qui  a  été 
exprimée  plus  haut  pour  Empé- 
docle, ch.  IV,  §  8.  —  La  consti- 
tution des  os.  Aristote  revient 
sur  cette  théorie  de  la  proportion 
selon  Empédocle,  Traité  de  VAme, 
liv.  I,  ch.  IV,  §  6,  page  138  de  ma 
traduction,  et  Traité  de  la  Pro- 
duction des  choses,  liv.  II,  ch.  vi, 
§  5,  p.  150  de  ma  traduction.  Il 
parle  encore  de  la  constitution 
des  os  d'après  cette  théorie, 
Traité  des  parties  des  animaux, 
liv.  I,  ch.  I,  p.  642,  a,  20,  édition 


LIVRE  T,  CHAR  VU,  §  69. 


109 


terre,  l'air  el  Teau.  Si  quelque  autre  philosophe 
eût  avancé  ces  théories,  Empédocle  lui  aurait  fait 
nécessairement  les  mêmes  objections  que  nous 
lui  faisons;  mais  il  est  vrai  qu'à  cet  é^ard  il  ne 
s'est  pas  prononcé  très  clairement. 

''  Quant  à  nous,  quoique  nous  ayons  bien  assez 
longfuement  discuté  tous  ces  points  dans  ce  qui 
précède,  nous  aurons  à  revenir  sur  ce  sujet,  afin 
de  lever  tous  les  doutes  qui  pourraient  encore 
subsister  pour  quelques  esprits;  et  nos  recher- 
ches ultérieures  profiteront  certainement  aux 
éclaircissements  que  nous  aurons  à  en  tirer. 


de  Berlin. —  Si  quelque  autre  phi- 
losophe. Aristote  a  déjà  fait  une 
objection  de  ce  genre  à  Anaxa- 
gore,  plus  haut,  §  13. 

§  69.  Afin  de  lever  toui  les  dou- 
tes. MM.  Bonitz  et  Schwegler 
sont  d'accord  pour  trouver  que 
ce  passage  annonce  formelle- 
ment le  nio  livre,  et  ils  en  con- 
cluent que  le  II«  livre  est  mal 
placé  ici,  et  qu'il  interrompt 
toute  la  suite  de  la  pensée.  Ceci 
est  incontestable.  Au  fond,  il  ne 
fait  que  traiter  à  peu  près  le 
même  sujet  que  le  l»'  livre,  et 
c'est  là  ce  qui  justifie    le  titre 


que  lui  ont  donné  les  éditeurs 
grecs  :  «  Le  petit-premier  livre  » 
(Alpha  élatton).  Voir  pour  cette 
question,  la  Dissertation  sur  la 
composition  de  la  Métaphysique. 
Le  m®  livre  au  contraire  se  rat- 
tache étroitement  au  premier,  et 
il  en  est  la  continuation  régulière. 
Le  II»  livre  contient  des  pensées 
qui  sont  d* Aristote  sans  doute, 
mais  ce  n'est  pas  son  style  ; 
c'est  peut -être  une  rédaction 
d'un  de  ses  élèves  comme  la 
Grande  Morale  et  la  Morale  à 
Eudème.  Voir,  sur  ces  deux  ouvra- 
ges, mes  Dissertations  spéciales. 


LIVRE  II 

(petit-premier  litre,  des  scholiâstes  grecs) 


CHAPITRE   PREMIER 

Difficulté  de  découvrir  le  vrai  :  le  progrès  s'obtient  par  le  con- 
cours des  efforts  réunis;  la  splendeur  même  des  phénomènes 
éblouit  notre  esprit;  reconnaissance  due  à  tous  ceux  qui  culti- 
vent la  science;  chacun  a  son  utilité  particulière;  la  philoso- 
phie est  la  science  spéculative  de  la  vérité  ;  elle  est  la  plus  vraie 
de  toutes  les  sciences,  parce  que  c'est  par  elle  que  les  autres 
peuvent  être  vraies. 


*  La  découverte  de  la  vérité  est  tout  à  la  fois 
difficile  en  un  sens;  et,  en  un  autre  sens,  elle  est 
facHe.  Ce  qui  prouve  cette  double  assertion,  c'est 
que  personne  ne  peut  atteindre  complètement  le 
vrai,  et  que  personne  non  plus  n'y  échoue  com- 
plètement^  mais  que  chacun   apporte  quelque 


§  1.  Atteindre  complètement  le 
vrai.  Cette  théorie  a  été  reprise 
par  rÉcIectisme  de  nos  jours,  et 
c'est  une  des  plus  vraies  qvC'û 
ait  soutenues.  —  N'y  échoue 
complètement.  En  d'autres  ter- 
mes, il  n'y  a  jamais  d'erreur  ab- 
solue, non  plus  que  d'absolue 
vérité  ;  et  c'est  là  ce  qui  permet 
d'emprunter  à  chaque    système 


ce  qu'il  a  de  vrai,  en  le  jugeant 
d'après  le  système  qu'on  doit 
avoir  soi-même  préalablement. 
—  L'on  n'y  contiibue  que  pour 
peu  de  chose.  Cette  pensée  est 
profondément  juste,  et  l'on  peut 
en  vérifier  de  nos  jours  l'exac- 
titude aussi  bien  qu'au  temps 
d'Aristote.  —  De  tous  les  efforts 
réunis.  Depuis  deux   mille  ans, 


LIVRE  II,  CHAP.  I,  §  2. 


iii 


chose  à  Texplication  de  la  nature.  Individuelle- 
ment,  ou  Ton  n'y  contribue  en  rien,  ou  Ton  n'y 
contribue  que  pour  peu  de  chose;  mais  de  tous 
les  efforts  réunis,  il  ne  laisse  pas  que  de  sortir 
un  résultat  considérable.  *  Si  donc  il  nous  est 
permis  de  dire  ici,  comme  dans  le  proverbe: 
a  Quel  archer  serait  assez  maladroit  pour  ne  pas 
a  mettre  sa  flèche  dans  une  porte  ?»  à  ce  point 
de  vue,  la  recherche  de  la  vérité  n'offre  point 
de  difficulté  sérieuse;  mais,  d'autre  part,  ce  qui 
atteste   combien   cette  recherche  est   difficile, 
c'est  l'impossibilité  absolue  où  nous  sommes, 
tout  en   connaissant   un    peu    l'ensemble  des 
choses,  d'en  connaître  ég^alement  bien  le  détail. 
Peut-être  aussi,  la   difficulté  se  présentant  sous 
deux  faces,  il  se  peut  fort  bien  que  la  cause  de 
notre  embarras  ne  soit  pas  dans  les  choses  elles- 
mêmes,  mais  qu'elle  soit  en  nous.  De  même  que 
les  oiseaux  de  nuit  n'ont  pas  les  yeux  faits  pour 


les  choses  n'ont  pas  changé,  et 
le  spectacle  que  nous  offrent  les 
sciences  est  aujourd'hui  le  même 
chez  nous  que  chez  les  Grecs. 
Seuleipent  le  théâtre  est  beau- 
coup plus  vaste,  et  les  amis  de  la 
science  sont  plus  nombreux; 
mais  ils  ne  sont  pas  plus  ardents 
ni  plus  sagaces. 

§  2.  Dans  le  proverbe.  Le  sens 
de  ce  proverbe  est  évident;  et 
une  porte  est  un  but  tellement 
large  que  Tarcher  le  plus  mala- 


droit ne  pourrait  pas  manquer 
d'y  mettre  sa  flèche.  MM.  Schwe- 
gler  et  Bonitz  s'étonnent  avec 
raison  qu'Erasme,  Chil.  I, cent. VI, 
36,  ait  essayé  d'y  trouver  un 
autre  sens,  ingénieux  mais  faux. 

—  En  connaissant  un  peu  l'en- 
semble.  Voir  plus  haut,  liv.  I, 
§  10  ;  voir  aussi  les  Premiers  Ana- 
lytiques j  liv.  II,  ch.  XXI,  §  8, 
p.  311  de  ma  traduction;  et  aussi 
Physique^  liv.  I,  ch.  i,  §  4,  p.  431. 

—  Mais  qu'elle  soit  en  nous.  Il  y  a 


112 


MÉTAPHYSIQUE  D'ARISTOTE. 


supporter  Téclat  du  jour,  de  même  rintelligpenee 
de  notre  âme  éprouve  un  pareil  éblouissement 
devant  les  phénomènes  qui  sont  par  leur  nature 
les  plus  splendides  entre  tous.  '  Du  reste,  il  est 
de  toute  justice  d'avoir  de  la  reconnaissance 
non-seulement  pour  ceux  dont  on  approuve  les 
doctrines  en  les  par  tag*eant,  maisencore  pourceux 
dont  on  trouve  les  recherches  trop  superficielles. 
Même  ceux-là  ont  contribué,  pour  une  cer- 
taine part,  au  résultat  commun  en  préparant 
d'avance  pour  nous  la  conquête  de  la  science. 
Si  Timothée  n'avait  pas  vécu,  une  bonne  partie 
de  la  musique  nous  manquerait  encore;  et  sans 
Phrynîs,  il  n'y  aurait  pas  eu  de  Timothée.  La 
même  remarque  s'applique  tout  aussi  juste- 
ment aux  philosophes  qui  ont  travaillé  à  dé- 
couvrir la  vérité.  Quelques-uns  ont  su  nous 
transmettre  des  théories  exactes,  et  les  autres 


ici  comme  un  avant-goût  de  Ja 
méthode  de  Kant;  voir  la  CW- 
tiquc  de  la  raison  pure^  Préface, 
p.  15  de  la  traduction  de  M.  Tissot. 
—  De  même  que  les  oiseaux  de 
nuit.  La  pensée  est  juste;  mais 
cette  comparaison  doit  paraître 
bien  peu  conforme  au  style  habi- 
tuel d'Aristote.  —  ^intelligence 
de  notre  âme.  C'est  la  traduction 
mot  à  mot  du  texte;  mais  je 
doute  qu'Aristote  eût  jamais  em- 
ployé cette  expression. 
§  3.  D'avoir  de  la  reconnais^ 


sauce.  Voir  une  pensée  toute  pa- 
reille. Réfutations  des  Sophistes, 
ch.  XXII,  §  10,  p.  436  de  ma  tra- 
duction. —  Timothée j  de  Milet, 
poète  et  musicien  fameux.  Ce  fut 
lui  qui  ajouta  quatre  cordes  à  a 
lyre,  et  produisit  par  là  des  effets 
d'harmonie  inconnus  jusqu'à  Im. 
Il  vivait  vers  l'an  400  avant  J.-C. 
—  Phrynis,  également  de  Milet, 
musicien  célèbre  vers  l'an  450 
avant  J.-C—  Ont  fait  que  ceux-là 
ont  été  possibles.  C'est  une  observa- 
tion qu'on  peut  vérifier  sur  toute 


LIVRE  II,  CHAP.  I,  §  5. 


113 


ont  fait  que  les  travaux  de  ceux-là  sont  devenus 
possibles. 

*0n  a  bien  raison  encore  d'appeler  la  philoso- 
phie la  science  spéculative  de  la  vérité,  puisque 
le  but  de  la  spéculation,  c'est  de  connaître  le 
vrai,  tout  comme  Tobjet  de  la  pratique  c'est 
d'agir  et  de  produire.  En  effet,  lors  même  que  les 
g^ens  pratiques  se  proposent  de  savoir  d'une  chose 
comment  elle  est,  ce  n'est  pas  la  cause  essen- 
tielle de  la  chose  qu'ils  regardent;  et  ils  con- 
sidèrent uniquement  la  cause  relative  et  ac- 
tuelle. ^Or,  on  ne  peut  pas  savoir  la  vérité  si  l'on 
ne  connaît  pas  la  cause.  Mais  une  chose  est 
excellemment  ce  qu'elle  est,  entre  toutes  les 
autres  choses  de  même  genre,  quand  c'est  de 
celle-là  que  les  autres  choses  reçoivent  leur 
dénomination  synonyme  et  substantielle.  Ainsi, 
le  feu  est  excellemment  le  plus  chaud  de  tous 


riiistoire  des  sciences^  depuis  les 
Grecs  jusqu*à  nous. 

§  4.  La  philosophie.  Voir  plus 
haut,  liv.  I,  ch.  i,  §  19.  —  La 
cause  relative  et  actuelle.  Voir 
plus  haut,  liv.  I,  ch.  i,  §  10,  où 
Aristote  montre^  par  Texemple  de 
la  médecine,  que  la  pratique  a 
surtout  pour  objet  de  connaître 
le  particulier  et  non  le  général. 
Le  médecin  doit  guérir. 

§  5.  Si  Vofi  ne  commit  pas  la 
cause.  Voir  plus  haut,  liv.  I,  ch.  i, 
§  12.  C'est  d'ailleurs  un  principe 
fondamental  qu  Aristote  a  répété 

T.  I. 


cent  fois.  Les  sciences  de  nos 
jours  veulent  au  contraire  bannir 
de  leur  sein  et  détruire  Tidée  de 
cause.  C'est  une  erreur  énorme, 
et  la  science  ne  tardera  pas  à  en 
revenir.  —  De  même  genre.  J'ai 
ajouté  ces  mots,  qui  m'ont  paru 
un  complément  indispensable,  et 
que  le  contextejustifie  pleinement. 
—  Leur  dénomination  synonyme 
et  substantielle.  C'est  la  paraphra- 
se du  mot  u  Synonyme  »  dont 
on  peut  voir  le  sens  d'après  Aris- 
tote, Catégories f  ch.  i,  §  1,  p.  53 
de  ma  traduction. 

8 


iU  MÉTAPHYSIOLK  DAHISTOTE. 

les  corps,  parce  que  c'est  lui  qui,  dans  tous  les 
autres,  produit  la  chaleur.  ^Par  une  conséquence 
évidente,  ce  qu'il  y  a  de  plus  vrai  au  monde, 
c'est  ce  qui  est  cause  de  la  part  de  vérité  que 
les  choses  subordonnées  peuvent  encore  avoir. 
Voilà  comment  les  principes  des  choses  éternel- 
les sont  to.ujours  aussi  les  plus  vrais  de  tous  ; 
car  ceux-là  ne  sont  point  d'une  vérité  passagère 
et  accidentelle.  Pour  eux  il  n'y  a  rien  qui 
puisse  être  cause  de  leur  être;  ce  sont  eux,  tout 
au  contraire,  qui  communiquent  l'existence  à 
tout  le  reste;  d'où  l'on  peut  conclure  qu'au- 
tant une  chose  a  d'Être,  autant  aussi  elle  a  de 
vérité. 


§  6.  Autant  une  chose  a  (VÊtrc,  première  de  toutes,  c'est  la  sub- 
II  faut  se  rappeler  que,  dans  le  stance,  fondement  de  toutes  les 
système  d'Aristote,  l'Etre  a  des  qualités  qu'elle  peut  successive- 
degrés  qu'il  distingue  avec  le  ment  recevoir,  sujet  de  tous  les 
plus  grand  soin;  voir  plus  loin,  attributs.  Voir  les  Catégories, 
liv.  V,  ch.  7,  la  définition  de  ch.  v,  §  3,  p.  61  de  ma  tra- 
l'Ëtre  dans  toutes  ses  nuances.  La  duction.    • 


LIVRE  II,  CHAP.  II,  §  2. 


115 


CHAPITRE  II 


Nécessité  absolue  d'un  premier  principe  en  toutes  choses  ;  impos- 
sibilité d'une  série  infinie  sous  le  rapport  de  la  matière,  du 
mouvement,  du  but  final  et  de  Tessence  ;  double  sens  de  l'idée 
de  génération  ;  simple  succession  dans  le  temps  ;  conséquen- 
ces fâcheuses  de  la  doctrine  qui  admet  la  série  infinie  des 
causes. 


*  Qu'il  y  ait  en  toutes  choses  un  principe  supé- 
rieur, et  que  les  choses  ne  puissent  pas  être 
infinies  en  succession  directe  pas  plus  qu'en 
espèce,  c'est  là  une  vérité  de  toute  évidence. 

*  Ainsi  d'abord,  sous  le  rapport  de  la  matière, 
il  est  impossible  que  ce  soit  à  l'infini  qu'une 
chose  vienne  d'une  autre  :  la  chair,  par  exem- 
ple, venant  de  la  terre,  la  terre  venant  de  l'air, 
l'air  venant  du  feu,  et  que  cette  succession  ne 
s'arrête  point.  En  second  lieu,  la  série  infinie 


%i.  Qu'il  y  ait  en  toutes  choses  U7i 
principe.  On  peut  retrouver  dans 
ce  second  chapitre  non-seulement 
les  pensées  d'Aristote  ;  mais  en- 
core presque  tout  son  style.  —  ^;i 
succession  directe.  C'est-à-dire, 
une  chose  étant  causée  par 
celle  qui  la  précède,  cette  se- 
conde par  la  troisième,  et  ainsi 
de  suite  à  Tinâni.  —  Pas  plus 
qu'en  espèce*  C'est-à-dire  qu'une 


même  chose  ne  peut  avoir  un 
nombre  intini  de  causes  diverses. 
Voilà  les  deux  questions  qui  se- 
ront exposées  dans  tout  ce  cha- 
pitre; la  première,  du  §  2  au 
§  13  inclusivement;  la  seconde, 
dans  le  §  14. 

§  2.  Sous  le  rapport  de  la  ma- 
tière. C'est  le  premier  des  quatre 
principes  d'Aristote,  la  cause 
matérielle»  —  Le  principe  du  mou- 


116 


MÉTAPHYSIQUE   D'ARISTOTE. 


est  ég'alement  impossible  en  ce  qui  concerne  le 
principe  du  mouvement  :  par  exemple,  il  ne  se 
peut  pas  que  Thomme  soit  mis  en  mouveitent 
par  Tair,  que  Tair  soit  mis  en  mouvement  par 
le  soleil,  que  le  soleil  le  soit  à  son  tour  par  la 
Discorde  des  éléments,  et  que  cette  série  soit 
absolument  sans  terme.  De  même  encore  pour 
le  but  final,  la  série  ne  peut  pas  être  davantag*e 
poussée  à  Tinfîni  :  la  promenade  a  lieu  en  vue 
de  la  santé;  la  santé,  en  vue  du  bien-être;  le 
bien-être,  en  vue  d'une  autre  chose;  et  il  ne  se 
peut  pas  qu'il  en  soit  ainsi  de  suite  à  Tinfini, 
une  chose  étant  toujours  faite  en  vue  d'une 
autre  chose.  La  même  remarque  s'applique  tout- 
à-fait  aussi  à  la  cause  essentielle. 

^  Quant  aux  termes  moyens  au-dessus  et  au- 
dessous  desquels  sont  placés  le  premier  et  le 
dernier,  c'est  nécessairement  le  terme  supérieur 
qui  est  la  cause  de  tous  ceux  qui  viennent  après 
lui.  ''Aussi,  trois  termes  étant  donnés,  si  nous 
avions  à  dire  quel  est  celui  qui,  entre  les  trois, 
est  la  cause  des  deux  autres,  nous  dirions  sans 


vcmput.  C'est  le  second  principe, 
la  cause  motrice.  —  Le  but  filial. 
Troisième  principe,  la  cause 
tinjile.  —  La  cause  essentielle. 
Quatrième  et  dernier  principe. 

§  3.  Quant  aux  termes  moyens. 
C'est-à-dire,  les  causes  intermé- 
diaires entre  la  première  et  la 


dernière  cause,  quel  que  soit  le 
nombre  de  ces  intermédiaires. 
—  Au-dessus  et  au-dessous  des- 
quels. Le  texte  dit  précisément  : 
«  En  dehors  desquels  >».  Ce  qui 
suit  justifie  la  traduction  que 
j'ai  cru  devoir  adopter. 

§  4.  Ne  peut  être  cause  de  rien. 


LIVRE  II,  CHAP.  II,  §  5. 


417 


hésiter  que  c'est  le  premîer.  En  effet,  il  n'est 
pas  possible  de  prendre  le  dernier  terme  pour 
cause  des  autres  termes,  puisque  le  terme  qui  est 
à  la  fin  de  la  série  ne  peut  être  cause  de  rien  ; 
et  ce  n'est  pas  davantag*e  le  terme  du  milieu, 
puisqu'il  ne  pourrait  jamais  être  cause  que  d'un 
seul  terme.  D'ailleurs,  il  importe  peu  qu'il  y  ait 
un  terme  moyen  unique,  ou  qu'il  y  en  ait  plu- 
sieurs, ni  qu'ils  soient  infinis  ou  limités.  Pour 
l'infini  de  cette  espèce,  et,  d'une  manière  g*éné- 
rale,  pour  l'infini,  toutes  les  parties  qui  le  for- 
ment sont  ég*alement  des  moyens  termes  jus- 
qu'au dernier,  de  telle  sorte  que,  s'il  n'y  a  pas 
de  premier  terme,  il  n'y  a  plus  absolument  de 
cause.  ^  Mais  il  n'est  pas  possible  davantag*e 
d'aller  à  l'infini  en  descendantpar  en  bas,  quand 
le  haut  est  le  point  de  départ,  comme  dans  cette 
série  descendante,  l'eau  venant  du  feu,  la  terre 
venant  de  l'eau,  et  ainsi  de  suite  à  l'infini^  un 


Attendu  qu'il  n*a  rien  après  lui, 
et  qu'il  ne  peut  être  qu'effet  et 
jamais  cause.  — D*un  seul  terme. 
Cause  du  terme  qui  serait  avant 
lui,  si  la  série  allait  en  remon- 
tant; cause  du  terme  qui  serait 
après  lui,  si  elle  allait  en  des- 
cendant. Il  n'y  a  donc  que  le 
terme  initial  qui  puisse  être 
cause  des  deux  suivants,  soit  en 
haut,  soit  en  bas.  —  S'il  ny  a  pas 
de  premier  terme.  Et  c'est  ce  qui 
arriverait  si  Ton  suppose,  que  la 


série  peut  être  infinie  dans  un 
sens  ou  dans  Tautre.  —  //  n*i/  a 
pliis  absolument  de  cause.  Et  dès 
lors,  il  n*y  a  plus  de  science  pos- 
sible^ puisque  la  science  repose 
tout  entière  sur  l'idée  de  cause, 
comme  Aristote  Ta  dit  souvent. 
§  5.  Par  eu  bas.  C'est-à-dire,  en 
descendant  d'une  cause  supé- 
rieure à  son  effet  immédiat,  qui 
lui-mémo  devient  cause  à  1  égard 
de  l'effet  suivant;  et  ainsi  de 
suite,  à  rinâni. 


118 


MÉTAPHYSIQUE  D'ARISTOTE. 


nouveau  genre  d'élément  succédant  sans  fin  à 
un  autre. 

®  C'est  qu'en  effet  on  peut  entendre  en  deux 
sens  cette  expression  qu'Une  chose  vient  d'une 
autre  ;  non  pas  en  ce  sens  où  l'on  dit  qu'une 
chose  vient  dans  le  temps  après  une  autre  chose, 
comme  les  Jeux  Olympiques  viennent  des  Jeux 
Isthmiques,  mais  dans  ce  sens  où  l'on  dit,  par 
exemple,  que  de  l'enfant  qui  se  développe  vient 
l'homme,  et  ou  que  l'air  vient  de  l'eau.  ^  Quand 
on  dit  que  l'homme  vient  de  l'enfant,  on  entend 
que  l'être  qui  est  devenu  quelque  chose,  vient 
de  ce  qui  devenait;  en  d'autres  termes,  que  l'être 
accompli  vient  de  l'être  qui  tendait  à  s'accom- 
plir. On  voit  qu'il  y  a  toujours  ici  une  sorte 
d'intermédiaire;  et  de  même  qu'entre  être  et 
ne  pas  être  il  y  a  devenir,  de  même  ce  qui 
devient  est  intermédiaire  entre  ce  qui  est  et  ce 
qui  n'est  pas.  Le  disciple  qui  apprend  quelque 
science  est  en  voie  de  devenir  savant;  et  c'est 


§  6.  Deux  sens.  Dans  ce  qui 
suit,  le  texte  énumëre  trois  sens 
et  non  deux. —  Qu*Une  chose  vient 
(Tune  auti^.  Notre  langue  ne 
rend  pas  complètement  la  nuance 
qu'a  l'expression  grecque.  Peut- 
être  aurait-il  fallu  traduire  : 
«  Qu'une  chose  vient  après  une 
autre  w.  C'est  ce  que  j'ai  fait  un 
peu  plus  bas.  Voir  plus  loin  la 
Métaphysique^  liv.  V,  ch.  xxiv. 


—  Non  pas  en  ce  sens.  J'ai  adopté 
la  variante  de  M.  Bonitz,  justifiée 
par  le  commentaire  d'Alexandre 
d'Aphrodise. 

§  7.  Vétre  qui  est  devenu  quel- 
que chose.  C'est-à-dire,  l'homme. 

—  De  ce  qui  devenait.  C'est-à- 
dire,  l'enfant.  L'homme  est  ar- 
rivé au  terme  du  développement  ; 
l'enfant  ne  faisait  qu'y  tendre.  — 
Intermédiaire  entre  ce  qui  est  et 


LIVRE  II,  CHAP.  II,  §  9. 


ii9 


pour  cela  qu'on  peut  dire  de  celui  qui  apprend 
ce  qu'il  ne  sait  point  encore,  qu'il  devient  savant. 
Mais  quand  on  dit  que  l'eau  vient  de  Tair,  il  faut 
que  l'une  des  deux  choses  ait  été  détruite.  ^  Aussi, 
les  deux  premiers  termes  pris  pour  exemple  ne 
peuvent-ils  venir  réciproquement  l'un  de  l'autre  : 
d'homme,  on  ne  devient  point  enfant;  car  ce  qui 
est  définitivement  produit  ne  vient  pas  précisé- 
ment du  devenir,  mais  plutôt  après  le  devenir. 
C'est  de  la  même  manière  que  le  jour  qui  brille 
vient  de  l'aube,  parce  que  le  jour  brille  après 
l'aube  ;  mais  à  l'inverse,  l'aube  ne  vient  pas  du 
jour,  tandis  que  les  deux  autres  termes,  l'air 
et  l'eau,  peuvent  faire  retour  de  l'un  à  l'autre 
réciproquement. 

^  Du  reste,  dans  les  deux  cas,  il  est  bien  im- 
possible d'aller  à  l'infini,  attendu  que,  dans  le 
premier  cas,  les  intermédiaires  ont  nécessaire- 
ment une  limite,  et  que,  dans  le  second,  les  termes 


ce  gui  n*cst  pas.  Et  ici  c'est  entre 
renfant,  qui  est  enfant,  et  Thom- 
rae,  qui  n'est  pas  encore.—  L'une 
des  deux  choses  ait  été  détruite.  On 
pourrait  bien  en  dire  autant  de 
Tenfant  et  de  l'homme,  puisque 
l'enfant  cesse  d'être  enfant  en 
devenant  homme;  mais  l'être,  loin 
d'être  détruit  pour  devenir  hom- 
me, se  complète  en  devenant  ce 
qu'il  n'était  pas. 

§  8.  Ce  gui  est   définitivement 
produit,Et  ici,c'e6t  Thomme  après 


l'enfant.  —  L'air  et  Veau,  J'ai 
ajouté  ces  mots  pour  que  la  pen- 
sée fût  tout-à-fait  claire.  —  Faire 
retour  de  Vun  à  l'autre.  L'air  se 
changeant  en  eau  et  l'eau  se  chan- 
geant en  air,  selon  la  physique 
très-imparfaite  des  Anciens. 

§  9.  Dans  le  premier  cas.  Celui 
de  l'enfant  qui  devient  homme; 
voilà  les  deux  extrêmes  entre  les- 
quels se  meut  le  Devenir.—  Dans 
le  second.  Celui  de  l'air  et  de 
l'eau,  qui  se  changent  l'un  dans 


120 


MÉTAPHYSIQUE  DARISTOTE. 


peuvent  se  changer  F  un  dans  l'autre,  la  des- 
truction de  celui-ci  étant  la  production  de  celui- 
là.  *^  En  même  temps,  c'est  une  impossibilité 
non  moins  grande  que  le  premier  terme,  qui  est 
éternel,  puisse  jamais  être  détruit,  puisque  le 
devenir  n'étant  point  infini  en  remontant,  il  en 
résulterait  nécessairement  qu'un  primitif  qui 
se  détruirait  pour  produire  quelque  autre  terme, 
ne  serait  plus  éternel  ;  ce  qui  ne  se  peut  pas 
davantag^e.  "  Une  autre  considération,  c'est  que 
l'objet  en  vue  duquel  quelque  chose  a  lieu  est 
une  fin  ;  et  la  fin  est  précisément  ce  qui  ne  se 
fait  plus  en  vue  d'autre  chose,  mais  au  contraire, 
ce  en  vue  de  quoi  tout  le  reste  se  fait.  Par  con- 
séquent, si  c'est  bien  là  le  rôle  du  terme  dernier, 
il  n'y  a  plus  d'infini  ;  et  si  le  dernier  terme  n'est 
pas  cela,  il  n'y  a  pas  de  but  final,  en  vue  duquel 
puisse  se  faire  quelque  chose.  Ajoutez  que  les 
philosophes  qui  soutiennent  la  doctrine  de  la 
série  à  l'infini,  ne  s'aperçoivent  pas  que,  du 
même  coup,  ils  nient  et  détruisent  toute  idée  du 
bien.  Cependant  personne  ne  voudrait  mettre 


Taulre  par  la  disparition  succes- 
sive de  l'un  des  deux. 

§  10.  Qui  est  éternel.  Il  aurait 
fallu  justifier  cette  assertion;  on 
ne  voit  pas  ici  sur  quoi  elle  s'ap- 
puie ;  et  rien  dans  ce  qui  pré- 
cède ne  la  faisait  attendre.  — 
Qui  se  détruirait.  Comme  l'air  se 


détruit  en  produisant  Feau;  et 
réciproquement. 

§  11.  Est  une  fik.  C'est  la  cause 
finale,  pour  laquelle  il  y  a  encore 
moins  de  progrès  possible  à  l'in- 
fini que  pour  la  cause  matérielle. 
Le  mot  même  de  fin  le  dit  assez. 
—  Plus  d'infini.  Pour  la  série  des 


LIVRE  II,  CHAP.  II,  §  i3. 


121 


la  main  à  une  œuvre  quelconque,  s'il  ne  pensait 
pas  devoir  aboutir  à  une  certaine  fin.  Il  n'y 
aurait  pas  l'ombre  de  raison  dans  de  tels  actes  ; 
car,  pour  peu  qu'on  soit  raisonnable,  on  n'ag*it 
jamais  qu'en  vue  de  quelque  résultat  final. 
Or,  ce  résultat  dernier,  c'est  une  limite  ;  et 
la  fin  qu'on  se  propose  est  la  limite  où  l'on 
s'arrête. 

**  Quant  à  l'essence,  c'est-à-dire  ce  qui  fait 
qu'une  chose  est  ce  qu'elle  est,  il  n'est  pas  pos- 
sible non  plus  de  rapporter  sans  fin  la  définition 
d'une  chose  à  une  autre  définition  ;  ce  ne  serait 
qu'accumuler  des  mots  inutiles;  car  toujours 
la  définition  précédente  est  plus  définition  que 
la  suivante,  et  la  dernière  n'est  plus  même  une 
définition.  Si  la  première  ne  convenait  déjà  pas 
très-bien  au  sujet  défini,  à  plus  forte  raison  la 
dernière  définition  lui  convient-elle  bien  moins 
encore. 

*^  Cette  doctrine  de  la  série  infinie  a  un  autre 
tort  :   c'est  d'anéantir  la  science.  Il  n'est  pas 


causes,  qui  se  trouve  limitée  pré- 
cisément par  le  but  final  qu'on 
se  propose.  —  De  ia  série  à  C in- 
fini. Le  texte  n*est  pas  tout-à- 
fait  aussi  formel. 

§  12.  Quant  à  Vessence,  C'est 
la  cause  essentielle,  après  la  cause 
finale.  —  C'est-à-dire  ce  qui  fait 
qu'une  chose  est  ce  qu'elle  est.  J'ai 


ajouté  toute  cette  paraphrase.  — 
Sans  fiîi.  Ces  mots  qui  me  semblent 
indispensables  ne  sont  pas  dans 
le  texte. —  A'e  convenait  déjà  pas 
très-bien.  Puisqu'on  croit  devoir 
la  compléter  par  une  autre. 

§  13.  De  la  série  infinie.  J'ai 
ajouté  ces  mots,  que  justifie  le 
contexte.    —   Jusqu'aux   indivi- 


122 


MÉTAPHYSIQUE  DARISTOTE. 


possible,  en  effet,  de  savoir  quoi  que  ce  soit 
avant  d'en  être  arrivé  jusqu'aux  indivisibles. 
Sans  cela,  on  est  hors  d'état  de  rien  connaître; 
car  comment  la  pensée  pourrait-elle  parcourir 
tous  les  infinis  de  ce  genre?  C'est  qu'il  n'en  est 
pas  pour  la  pensée  comme  pour  la  lig^ne;  les  di- 
visions de  la  lig^ne  peuvent  être  infinies  et  ne 
pas  s'arrêter,  tandis  que  la  pensée  n'est  possible 
qu'à  la  condition  d'un  temps  d'arrêt.  Aussi, 
même  en  parcourant  une  lig'ne  infinie,  on  n'es- 
saiera jamais  d'en  compter  les  divisions.  Bien 
plus,  la  pensée  ne  peut  nécessairement  conce- 
voir la  matière  que  dans  un  objet  en  mouve- 
ment; et  il  est  impossible  que  rien  de  réel  soit 
infini.  Si  le  réel  pouvait  être  infini,  l'être  de  l'in- 
fini ne  serait  pas  du  moins  infini. 

"Enfin,  si  c'étaient  les  diverses  espèces  de 
causes  qui  pussent  être  en  nombre  infini,  cela 
seul  suffirait  pour  rendre  encore  impossible  une 
connaissance  quelconque,  puisque  nous  ne 
croyons  connaître   les   choses  que  quand   les 


siOles,  C*est-à-(lire  aux  principes 
irréductibles,  aux  axiomes  qui 
n'ont  pas  besoin  d'être  démon- 
trés, et  dont  l'évidence  sert  à  dé- 
montrer tout  le  reste.  Voir  les 
Derniers  Analytiques,  liv.  I,  ch. 
m,  §  4,  p.  16  de  ma  traduction. 
—  Véb^e  de  rinfini,  M.  Bonitz 
trouve  avec  raison  tout  ce  pas- 


sage fort  obscur  ;  et,  malgré  tous 
mes  efforts,  je  ne  me  flatte  pas 
de  l'avoir  éclairci. 

§  14.  Les  diverses  espèces  de 
causes.  Voir  plus  haut  le  §  1.  — 
Que  quand  les  causes  fious  en 
so?it  connues.  C'est  le  principe 
même  de  la  démonstration  ; 
ridée  de  cause  en  est  le  fonde- 


LIVRE  II,  CHAP.  III,  §  {.  123 

causes  nous  en  sont  connues,  et  qu'on  ne  pour- 
rait absolument  pas  parcourir,  dans  un  temps 
fini,  rinfini  formé  par  Taccumulation  de  toutes 
ces  espèces  de  causes. 


CHAPITRE  m 


De  la  méthode  à  suivre  en  philosophie  et  des  divers  modes 
d'exposition;  influence  do  l'habitude  sur  les  auditeurs  et  les 
élèves  ;  exemple  des  lois  ;  des  formules  mathématiques  ;  limites 
dans  lesquelles  il  faut  les  employer;  on  ne  doit  pas  confondre 
la  science  et  la  méthode  qu'on  y  applique  ;  méthode  propre  à 
Tétude  de  la  nature. 


*  L'enseig^nement  dépend  beaucoup  des  habi- 
tudes qu'ont  les  auditeurs  qui  le  reçoivent:  Nous 
aimons  qu'on  nous  parle  sous  la  forme  qui  nous 
est  familière;  et  tout  ce  qui  s'en  écarte  n'a  plus 
la  même  action  sur  nous;  il  suffit  que  cela  con- 
trarie nos  habitudes  pour  que  les  choses  nous 
deviennent  d'un  accès  plus  difficile,  et  pour 


ment.    -  Par  raccumulation  de  fragment  placé  ici  sans  aucime 

toutes  ces  espèces.   Le  texte  est  raison  particulière.  Ces  idées  ne 

moins  précis.  sont  pas  d'ailleurs  étrangères  à 

§    i .    L enseignement    dépend  celles  d'Aristote  ;  voir  la  Morale 

beaucoup,  11  est  évident   que  ce  à   Nicomaque^  liv.  I,  ch.  i,  §  14, 

chapitre  ne  tient,  ni  à  ce  qui  pré-  p.  7  de  ma  traduction,  et  la  A/o- 

cède,  ni  à  ce  qui  suit  ;   c'est  un  raie  à  EudèmCy  liv.  I,   ch.  vt. 


i24 


MÉTAPHYSIQUE  DARISTOTE. 


qu'elles  nous  semblent  encore  nous  être  plus 
étrangères;  tandis  qu'une  chose  présentée  sous 
la  forme  qui  nous  est  ordinaire  paraît  plus  aisée 
à  comprendre.  *  Les  lois  montrent  bien  jusqu'où 
peut  aller  cette  influence  de  l'habitude.  Les  fa- 
bles et  les  lég'endes  puériles  ont  plus  de  force 
que  quoi  que  ce  soit  pour  faire  connaître  les  lois, 
g'râce  uniquement  à  la  tradition.  ^  Il  n'y  a  donc 
pas  à  s'élonner  de  ce  que  les  uns  n'accueillent 
les  leçons  du  maître  que  s'il  leur  parle  avec  les 
formes  mathématiques;  et  de  ce  que  les  autres 
préfèrent  les  exemples,  pendant  que  d'autres  en- 
core ne  veulent  croire  qu'au  g*rave  témoig^nag'e 
d'un  poète.  Ceux-ci  exig*ent  la  plus  rig^oureuse 
exactitude;  ceux-là  au  contraire  se  choquent  de 
tout  ce  qui  est  précis,  soit  par  incapacité  de 
suivre  le  fil  du  raisonnement,  soit  par  dédain 
pour  ce  qu'ils  croient  des  minuties.  La  précision 
des  détails  ne  laisse  pas  en  eflet   que  d'avoir 


§  4,  p.  £24.  On  reconnaît  beau- 
coup moins  le  style  ordinaire 
d'Aristote  dans  ce  chapitre  que 
dans  le  précédent. 

§  2.  Ont  plus  de  force  que  quoi 
que  ce  soit  pour  les  faire  connai- 
tre.  Le  sens  que  je  donne  à  ce 
passage  s'éloigne  du  sens  ordi- 
nairement suivi  ;  mais  je  crois 
que  celui  que  j'adopte  est  beau- 
coup plus  acceptable,  au  point  de 
vue  de  la  logique  et  même  de  la 


grammaire.  —  A  la  tradition. 
Ou,  ((  à  l'habitude  »,  avec  laquelle 
la  tradition  se  confond.  Voir  plus 
loin,  liv.  XII,  ch.  viii,  §  18,  des  pen- 
sées analogues  sur  la  tradition. 
§  3.  //  n'y  a  donc  pas  à  s'éton- 
ner. Toutes  ces  observations  sont 
vraies;  mais  on  peut  trouver 
qu'elles  ne  sont  pas  ici  à  leur 
place,  et  même  qu'elles  sont  assez 
mesquines  pour  un  traité  de 
Métaphysique.  Voir  la  Morale  à 


LIVRE  II,  CHAP.  III,  §  5. 


12o 


cette  apparence;  et  elle  semble  à  quelques-uns 
n'être  pas  Irès-dig^ne  d'un  homme  libre,  pas 
plus  dans  les  recherches  scientifiques  que  dans 
les  discussions  d  affaires.  *0n  doit  donc  se  bien 
rendre  compte  de  la  méthode  qu'on  emploiera 
selon  les  cas;  et  il  faut  prendre  g'arde  de  ne  pas 
commettre  la  faute  de  mêler  l'étude  de  la  science 
elle-même  avec  l'étude  de  la  méthode  qu'on  veut 
suivre.  Réussir  n'est  génère  plus  facile  d'un  côté 
quedel'aulre.  Larig'ueurmathématiquen'estpas 
à  exig'er  en  toutes  choses;  et  elle  n'est  de  mise 
que  pour  celles  qui  sont  sans  matière.  '^  Aussi, 
n'est-ce  point  là  la  méthode  qu'il  faut  adopter 
dans  l'étude  de  la  nature,  puisque  la  nature 
tout  entière,  peut-on  dire,  n'est  que  matière. 
Ici,  la  première  question  est  donc  de  savoir  ce 
qu'est  la  nature.  Cette  question  résolue,  on  verra 
clairement  quel  est  l'objet  de  la  Physique;  et 


NicomaquCi  liv.  IV,  ch.  iv,  §  2, 
p.  103  de  ma  traduction,  sur  le 
milieu  en  toutes  choses. 

§  4.  Qu'on  emploiera  selon  les 
cas.  On  pourrait  croire  qu'on  lit 
ici  un  traité  de  rhétorique.  — La 
rigueur  mathématique.  Voir  plus 
loin,  liv.  IV,  ch.  v,  §  3;  liv.  IX, 
ch.  VII,  §  1  ;  liv.  XIII,  ch.  m, 
§  1.  —  Morale  à  Nicomaquef 
liv.  I,  ch.  I,  §  7,  p.  14  de  ma 
traduction;  et  Politique,  liv.  VI, 
ch.  1,  §  1,  p.  293. 

§  5.  Dans  l'étude  de  la  nature. 


Il  semblerait  d'après  ce  passage 
que  ce  chapitre  m  appartiendrait 
à  la  Physique.  —  Quel  est  l'objet 
de  la  Physique.  Même  remarque. 
D'ailleurs,  le  mot  du  texte  qui 
répond  à  celui  de  Physique  n'est 
pas  le  mot  dont  se  sert  habituel- 
lement Aristote,  pour  exprimer 
cette  pensée.  —  Et  Von  saura. 
Cette  dernière  phrase,  qui  a  évi- 
demment pour  objet  de  rattacher 
ce  troisième  chapitre  à  ce  qui 
suit,  devrait  être  rejetée  du  texte, 
quoique    toutes    les  éditions  la 


i2(3       MÉTAPHYSIQUE  D'ARISTOTE. 

Ton  saura  si  c'est  une  seule  science,  ou  si  ce  sont 
plusieurs  sciences  qui  ont  à  étudier  les  causes  et 
les  principes. 


donnent  ;     et    déjà    Alexandre       trancher,  comme  une  interpola- 
d'Aphrodise  propose  de  la  re-      tîon  maladroite. 


LIVRE  III 


CHAPITRE  PREMIER 


Utilité  de  bien  poser  les  questions  pour  arriver  sûrement  aux 
solutions  qu'on  cherche  ;  impartialité  vis-à-vis  de  tous  les  sys- 
tèmes ;  énumération  des  questions  préliminaires  ;  indication  spé- 
ciale de  quelques-unes  des  plus  importantes,  et  notamment  de 
la  nature  particulière  des  principes,  selon  qu'on  les  sépare 
des  choses  ou  qu'on  les  trouve  dans  les  choses  mômes. 


*  Dans  rintéret  de  la  science  que  nous  cher- 
chons à  déterminer,  un  premier  soin  lout-à-fait 
nécessaire,  c'est  d'indiquer  les  questions  préli- 
minaires que  nous  devons  traiter  avant  toutes 
les  autres.  Ces  questions  sont  d'abord  celles  que 
les  philosophes  ont  discutées  en  sens  contraires, 
et,  indépendamment  de  ces  questions  contro- 
versées, celles  qui  ont  pu  être  omises  par  nos 
devanciers.  *  Pour  arriver  aux  solutions  vraies 


§  1.  Un  premier  soin  tout-(i- fait  sens  conbmires.  Voir  des  pensées 

nécessaire.  On  doit  admirer  ici  la  analogues  dans  le  Traité  du  Ciei^ 

prudente  méthode  qu' adopte  Aris-  liv.  1,  eh.  x,    §  1,   p.  85  de  ma 

tote.  Les  raisons  qu^il  en  donne  traduction, 

sont  d'une  solidité  qui  n*a  d*égale  %  2,  La  conclusion  définitive  et 

que  leur  clarté.  —  Discutées  en  «fl/w/Wwawfe.  Il  m'a  fallu  ces  deux 


i28 


MÉTAPHYSIQUE  D'ARISTOTE. 


qu'on  désire,  il  faut  préalablement  bien  poser  les 
problèmes;  car  la  conclusion  définitive  et  satis- 
faisante qu'on  obtient  n'est  que  la  solution  des 
doutes  qu'on  avait  tout  d  abord  soulevés.  Il  n'est 
g-uère  possible  de  défaire  un  nœud  si  l'on  ignore 
comment  il  a  été  noué  ;  et  c'est  la  question  que 
rintellig-ence  se  pose  qui  nous  montre  le  nœud* 
de  la  difficulté  pour  l'objet  qui  nous  occupe. 
L'esprit,  quand  il  est  embarrassé  par  un  doute, 
est  à  peu  près  dans  le  cas  d'un  homme  charg'é 
de  chaînes.  Des  deux  parts,  on  est  hors  d'état  de 
pouvoir  ayancer  et  faire  un  pas.  ^  C'est  déjà  là 
un  motif  pour  passer  premièrement  en  revue 
toutes  les  difficultés  du  sujet.  Mais  à  ce  motif, 
s'en  joint  un  second  :  c'est  que,  si  l'on  se  livre  à 
des  recherches  avant  de  s'être  posé  les  questions 
qu'on  veut  résoudre,  on  fait  à  peu  près  comme 
ceux  qui  marchent  sans  savoir  où  ils  vont;  et,  en 
outre,  on  s'expose  à  ne  pas  même  savoir  recon- 
naître si  l'on  a  trouvé,  ou  si  l'on  n'a  pas  trouvé 
ce  qu'on  cherche.  Dans  cette  situation,  on  ne  voit 
pas  clairement  le  but  qu'on  poursuit,  tandis  que 


mots  pour  rendre  toute  l'expres- 
sion (lu  texte.  —  Le  nœud  de  la 
difficulté.  Le  texte  dit  simple- 
ment :  «  Cela  ».  —  Vn  homme 
chargé  de  chaînes.  Dans  la  Morale 
à  Nicomaque,  liv.  VII,  ch.  m, 
§  8,  p.  247  de  ma  traduction,  on 
trouve  ime  comparaison  analo- 


gue, et  l'on  y  parle  aussi  des 
chaînes  de  l'esprit. 

§  3.  Sans  savoir  où  ils  vont. 
Le  but  de  la  méthode  est  préci- 
sément de  montrer  le  véritable 
chemin,  comme  l'indique  le  titre 
même  du  «  Discours  »  de  Des- 
cartes. Toute  philosophie  qui  se 


.LIVRE  III,  CHAP.  I,  §  5. 


129 


ce  but  est  de  toute  évidence,  si  tout  d'abord  on 
s'est  bien  posé  les  questions  à  débattre.  *  Enfin, 
on  est  nécessairement  bien  mieux  en  mesure  de 
jug'er,  lorsque  l'on  a  entendu  toutes  les  opinions, 
qui  se  combattent  entre  elles  comme  le  font  les 
plaideurs  devant  un  tribunal. 

'  Pour  nous,  la  question  qui  se  présente  la 
première  est  celle  que  nous  avons  sig'nalée  dans 
notre  Introduction  :  Est-ce  à  une  seule  science, 
est-ce  à  plusieurs  sciences  distinctes  qu'il  appar- 
tient d'étudier  les  causes  des  choses?  La  science 
que  nous  cherchons  doit-elle  se  borner  à  con- 
naître  les  premiers  principes  de  l'Etre? Ou  ne 
doit-elle  pas  s'étendre  aussi  jusqu'aux  principes 
de  démonstration,  dont  tout  le  monde  se  sert?  Et 
par  exemple,  ne  doit-elle  pas  se  demander  s'il  est 


comprend  bien  elle-même  a  une 
théorie  de  la  méthode. 

§  4.  Bien  mieux  en  mesure  de 
juger.  Voir  le  Traité  du  Ciely 
loc.  cit.,  et  aussi  le  Traité  de 
VAme,  liv.  I,  ch.  ii,  §  1,  p.  107 
de  ma  traduction.  Aristote  n'a 
jamais  varié  sur  ces  principes  de 
la  méthode;  et  il  y  est  revenu  à 
plusieurs  reprises.  Il  faut  remar- 
quer aussi  son  respect  pour  le 
passé,  qu'il  interroge  toujours 
avec  la  plus  sérieuse  attention. 
Descartes  n'a  pas  été  aussi  sage 
et  aussi  prudent.  Il  a  trop  dédai- 
gné ses  prédécesseurs. 

§  5.  Dans  notre  Introduction, 

T.    I. 


C'est  le  mot  même  du  texte.  Ce 
passage  semble  tout  d'abord  se 
rapporter  à  la  fin  du  livre  II  ;  mais 
il  peut  bien  se  rapporter  aussi  au 
livre  I,  ch.  ii,  §§  18,  19  et  20,  où 
Aristote  établit  la  supériorité  de 
la  philosophie  sur  toutes  les  au- 
tres sciences.  —  Les  premiers 
principes  de  CÊtre,  Voir  plus 
haut,  liv.  I,  ch.  m,  §  i.  —  Aux 
principes  de  démonstration.  En 
tant  qu'ils  touchent  a  la  question 
de  l'Être  ;  autrement,  la  théorie 
de  la  démonstration  appartient  à 
la  logique  ;  et  c'est  l'objet  spé- 
cial  des  Derniers  Analytiques.  — 
De  nier  et  d affirmer  tout  ensem  - 

9 


i30 


MÉTAPHYSIQUE  D'ARISTOTE. 


possible  de  nier  et  d'affirmer  tout  ensemble  une 
seule  et  même  chose,  et  se  poser  d'autres  ques- 
tions de  cet  ordre?  *  Si  notre  science  doit  s'occuper 
des  êtres,  il  faut  savoir  si  c'est  une  seule  science 
qui  peut  s'occuper  de  tous  les  êtres  sans  excep- 
tion, ou  si  plusieurs  sciences  ne  doivent  pas  se 
partager  cette  étude.  En  admettant  qu'il  y  en  ait 
plusieurs  qui  y  concourent,  on  peut  se  demander 
si  elles  sont  toutes  de  même  espèce,  ou  si  les 
unes  doivent  être  appelées  du  nom  de  philoso- 
phies,  tandis  que  les  autres  doivent  recevoir  un 
nom  différent. 

^  Un  des  points  qu'il  est  encore  indispensable 
de  rechercher,  c'est  de  savoir  s'il  n'existe  que 
des  substances  sensibles  o  u  si,  à  côté  de  celles 
que  nos  sens  nous  révèlent,  il  n'y  en  a  point 
d'autres  encore;  si  le  mot  de  substances  ne  peut 
s'entendre  que  d'une  seule  manière  ;  ou  si  les 


ble.  C'est  le  principe  de  contra- 
diction ;  Aristote  n'en  a  pas  fait 
un  fréquent  usage  en  métaphy- 
sique. Voir  plus  loin,  liv.  IV,  ch. 
m  et  IV,  une  discussion  extrê- 
mement approfondie  sur  ce  point 
spécial.  Voir  aussi  ma  Préface. 
§  6.  Il  y  en  ait  plusieurs.  Aris- 
tote incline  en  partie  à  cette 
solution;  la  philosophie  a  autant 
de  parties  distinctes  qu'il  y  a  de 
substances  différentes  ;  voir  plus 
loin,  liv.  IV,  ch.  ii,  §§  5  et  9. 
—  Du  nom  de  philosophies ,  Au 
début  du  lot  livre,  ch.  i,  §  20  et 


ch.  II,  §  21,  Aristote  circonscrit 
davantage  ce  nom  ;  ici  il  Tétend 
plus.  C'est  ainsi  que  nous  recon- 
naissons encore  plusieurs  philo- 
sophies,  du  moins  verbalement, 
et  que  nous  disons  :  la  philoso- 
phie de  la  chimie,  la  philosophie 
des  mathématiques,  etc.,  etc. 

§  7.  //  n'y  en  a  point  (Vautres 
encore,  Aristote  a  reproché  aux 
premiers  philosophes  de  s'être 
attachés  exclusivement  aux  cho- 
ses corporelles  et  d'avoir  négligé 
celles  qui  n'ont  pas  de  matière, 
liv.  I,  ch    VII,  §  1  et  §  7.  —-  Les 


LIVRE  III,  CHAP.  I,  §  9. 


131 


substances  ne  sont  pas  de  différents  g-enres, 
comme  le  prétendent  les  partisans  du  système 
des  Idées,  et  les  partisans  des  êtres  mathémati- 
ques, considérés  comme  des  intermédiaires 
entre  les  Idées  et  les  choses  sensibles. 

^  Telles  sont  les  questions  qu'il  nous  faut 
ag^iter,  ainsi  que  nous  venons  de  le  dire.  Mais 
nous  avons  de  plus  à  reg-arder  si  notre  étude 
doit  s'appliquer  uniquement  aux  êtres  seuls,  ou 
si  elle  doit  aller  aussi  jusqu'aux  qualités  essen- 
tielles qui  les  distinguent.  ^  En  outre,  il  s'ag'it 
même  de  décider  à  qui  doit  revenir  l'étude  de 
tant  d'autres  questions  :  par  exemple,  celles  du 
Même  et  de  l'Autre,  du  Semblable  et  du  Dissem- 
blable, de  l'Identité  et  de  l'Opposition,  de  l'Anté- 
rieur et  du  Postérieur,  et  toutes  ces  autres  dis- 
eussions que  les  Dialecticiens  s'épuisent  à  vider, 
en  ne  s' appuyant,  pour  les  soutenir,  que  sur  les 
opinions  courantes.  Il  fautjoindreencoreàTétude 


partisQiis  du  système  des  Idées. 
Voir  plus  haut,  liv.  I,  ch.  vu, 
§§  29  et  suiv. — Considérés  comme 
des  intermédiaires.  Voir  plus 
haut,  liv.  1,  ch.  vi,  §  8. 

§  8.  Aux  qualités  essentielles. 
Qui  sont  énumérées  au  §  suivant. 

§  9.  A  qui  doit  revenir,  Aris- 
tote  se  décide  à  attribuer  ces 
matières  à  la  Philosophie  pre- 
mière. Avant  lui,  Platon  n'avait 
pas  hésité  à  le  faire  et  à  discuter 
toutes  ces  questions  au  nom  de 


la  Dialectique.  —  Les  Dialecti- 
ciens. C*ost  sans  doute  Técole  de 
Platon  qu'Aristote  entend  dési- 
gner. — .  Les  opinions  courantes. 
Voir  les  Topiques^  liv.  I,  ch.  i, 
§  7,  p.  3  de  ma  traduction.  Voir 
sur  les  rapports  de  la  philoso- 
phie, de  la  dialectique  et  de  la 
sophistique,  plus  loin,  liv.  IV, 
ch.  Il,  §  19.  —  Celles  qui  s'y  rat- 
tachent essentiellement.  La  plu- 
part des  termes  qu'Aristote  vient 
de  rappeler  ont  été  analysés  par 


132 


MÉTAPHYSIQUE  DARISTOTE. 


de  ces  notions  celles  qui  s'y  rattachent  essen- 
tiellement, et  s'assurer  non  pas  seulement  de 
ce  que  ces  notions  sont  en  elles-mêmes,  mais 
encore  si  chacune  d'elles  ne  peut  avoir  absolu- 
ment qu'un  contraire.  *^  Enfin,  on  doit  savoir  si 
ce  sont  les  g'enres  qui  sont  les  principes  et  les 
éléments  des  choses,  ou  si  les  principes  ne  sont 
pas  plutôt  les  éléments  constitutifs  dans  lesquels 
chaque  chose  se  divise.  Et,  à  supposer  que  les 
g'enres  soient  les  principes  véritables,  il  faut 
voir  si  ce  rôle  appartient  aux  g^enres  derniers 
qui  s'appliquent  aux  individus,  ou  aux  g*enres 
premiers  et  supérieurs  :  par  exemple,  si  c'est  le 
g*enre  Animal  ou  le  g^enre  Homme  qui  est  le 
principe,  ou  qui  du  moins  l'est  davantag^e,  tous 
deux  étant  en  dehors  de  l'individuel. 

**  Mais  la  question  principale  qu'il  faut  discu- 
ter et  approfondir,  c'est  de  savoir  s'il  existe  une 


lui  et  approfondis  dans  les  livres 
suivants,  notamment,  liv.  IV, 
ch.  Il,  §  15  et  suiv.,  et  Ht.  X,  ch. 
m,  §  7. —  Et  si  chacune  d'elles  ne 
peut  avoir  absolument  qu'un  con- 
traire.  L'auteur  aurait  peut-être 
du  déterminer  d'une  manière  plus 
précise  les  matières  qu'il  entend 
indiquer  ici. 

§  10.  Les  <7e7irw.  C'est-à-dire, 
l'universel  en  dehors  des  indivi- 
dus. —  Les  éléments  constitutifs. 
Et  matériels.  —  Que  les  genres 
soient  les  principes.  C'est  le  Réa- 


lisme.— Et  supérieurs.  J'ai  ajouté 
ces  mots.  —  Tous  deux.  Même 
remarque.  Voir  plus  loin  la  dis- 
cussion de  cette  question,  ch.  m, 
§  1.  Aristote  s'y  exprime  à  peu 
près  dans  les  mêmes  termes  qu'ici  ; 
et  c'est  dans  les  genres  supé- 
rieurs et  premiers  qu'il  trouve 
surtout  les  principes. 

§  li.  Une  cause  en  soi.  Voir 
plus  loin,  liv.  XII,  ch.  vi,  §  4. 
—  Du  Tout  matériel.  J'ai  ajouté 
l'épithéte.—  La  matière,  et  de  plus 
la  qualité.  C'est  le  composé  qui 


LIVRE  III,  CHAP.  I,  §  13. 


133 


cause  en  soi  indépendamment  de  la  matière;  si 
elle  en  est  séparée  ou  n'en  est  pas  séparée;  si 
numériquement  elle  est  unique  ou  multiple;  si 
elle  est  en  dehors  du  Tout  matériel  ;  et  par  le 
Tout,  il  faut  entendre  ici  d'abord  la  matière,  et 
de  plus  la  qualité  qu'on  lui  attribue;  ou  s'il  n'y 
a  rien  en  dehors  de  ce  Tout;  enfin,  si  pour  cer- 
tains êtres  il  y  a  un  principe  de  ce  g-enre,  et  s'il 
n'y  en  a  pas  pour  certains  autres,  et  quels  sont 
ces  êtres  spéciaux.  *M1  faut  encore  rechercher 
si  les  principes  sont  limités  en  nombre  et  en  es- 
pèce, les  principes  rationnels  aussi  bien  que  les 
principes  de  la  matière;  si  les  principes  sont 
identiques  ou  différents  pour  les  choses  péris- 
sables et  pour  celles  qui  ne  peuvent  périr;  si 
tous  les  principes  sont  impérissables;  ou  si  ceux 
des  choses  périssables  seulement  sont  périssa 
blés  comme  elles. 

"Et  ce  qui  est  le  problème  le  plus  ardu  et  le 
plus  controversable  de  tous,  il  faut  savoir  si  en 
fait  l'Un  et  l'Être  ne  sont,  en  quoi  que  ce  soit, 
différents  des  choses  elles-mêmes,  ainsi  que  l'ont 


résulte  de  Vunion  de  la  matière 
et  de  la  forme.  —  S'il  n'y  a  rien 
en  dehors  de  ce  Tout,  C'est  le 
système  qu'Aristote  a  soutenu 
contre  Platon;  voir  aussi  plus 
loin,  ch.  IV,  §  2. 

§  12.  Les  princif,es  rationnels. 
Ceux  qui  donnent  la  définition 
et  la  forme.  —  St  tous  les  prin- 


cipes sont  impérissables.  Il  est 
bien  difâcile  de  les  comprendre 
autrement  quimpérissables  et 
éternels. 

§  13.  Le  plus  ardu.  Un  peu 
plus  haut,  §  H,  Aristote  a  indi- 
qué des  problèmes  qui  paraissent 
beaucoup  plus  importants  que 
celui-ci.  —  Le  sujet.  L'expression 


ÎU 


MÉTAPHTSIQUE  DARISTOTE. 


prétendu  les  Pyihagt>riciens  et  PlaloD;  ou  si 
au  contraire  ils  en  sont  l'essence  ;  et  au  cas  où 
ils  ne  le  seraient  pas,  si  le  sujet  de  l'Un  et  de 
l'Être  est  différent  et  analogue  à  ce  qu'est  l'A- 
mour,  dans  le  système  d'Empédocle,  ou  le  feu 
dans  le  système  de  tel  autre  philosophe,  ou  l'eau 
comme  le  veut  un  troisième,  ou  l'air  dans  un  der- 
nier système.  '^On  peut  aussi  se  demander  si 
les  principes  sont  les  universaux,  ou  s'ils  n'exis- 
tent que  dans  les  individualités  des  choses  ;  s*ils 
sont  en  simple  puissance,  ou  s'ils  sont  actuels; 
s'ils  sont  soumis  aja  mouvement,  ou  à  une  autre 
condition  ;  toutes  questions  qui  sont  des  plus 
graves  et  des  plus  obscures.  '^  Enfin,  on  pourrait 
même  y  ajouter  la  question  de  savoir  si  les 
nombres,  les  longueurs,  les  figures  et  les  points 
sont  ou  ne  sont  pas  des  réalités  d'un  certain 
genre;  et  en  admettant  que  ce  soit  des  réalités, 
si  elles  sont  séparées  des  choses  sensibles,  ou  si 
elles  sont  dans  ces  choses  mêmes. 


du  texte  est  aussi  vague  ;  je  n'ai 
pas  voulu  la  préciser,  de  peur  de 
fausser  La  nuance.  —  Tel  autre, 
Heraclite.  —  Un  troisième.  Tha- 
ïes. —  Dans  un  dernier  système, 
Anaximène,  ou  Diogène  d'Apol- 
lonio. 

§  14.  Les  univcrsaux.  C'est  l'ex- 
pression du  texte.  Les  genres  sont 
les  universaux  ;  Aristote  indique 
ici  la  question  qui  a  si  longtemps 


divisé  les  écoles  du  Moyen  âge, 
et  alimenté  leurs  controverses. 
§  15.  Les  nombres,  les  lon- 
gueurs, les  figures.  Voir  plus 
loin,  ch.  V,  et  liv.  XIII,  ch.  9, 
§  !,  et  liv.  XIV,  ch.  3,  §  6.—  En 
admettant  que  ce  soient  des  réa- 
lités. Aristote  ne  l'admet  pas,  et 
les  entités  mathématiques,  selon 
lui,  sont  dans  les  choses,  comme 
le   voulaient  les  Pythagoriciens. 


LIVRE  III,  CHAP.  I,  §  i6. 


i35 


**Dans  toute  cette  longue  série  de  questions, 
il  est  non-seulement  très-difficile  de  découvrir 
la  vérité,  mais  on  a  même  de  la  peine  à  bien 
poser  ces  problèmes  au  point  de  vue  seul  de  la 


raison . 


§  16.  Au  point  de  vue  seul  de 
la  raison.  On  pourrait  compren- 
dre Texpression  grecque  dans  un 
sens  moins  étendu  et  moins  haut. 
Aristote  alors  voudrait  dire  seu- 


lement qu*il  est  très  difficile,  ne 
serait-ce  qu*au  point  de  vue  seul 
de  la  langue,  de  formuler  conve- 
nablement ces  problèmes.  Je  pré- 
fère Tautre  sens. 


i36 


MÉTAPHYSIQUE  D'ARISTOTE, 


CHAPITRE  II 

Énumération  des  questions  diverses  qu'on  doit  se  poser;  de  la 
multiplicité  des  sciences  appliquée  à  Tétude  des  principes;  ca- 
ractère propre  des  mathématiques,  auxquelles  i*idée  du  Bien 
est  étrangère;  critique  d'Aristippe;  importance  supérieure  de 
la  science  qui  s'occupe  du  but  fmal  et  du  bien  dans  les  choses  ; 
des  principes  de  la  réalité ,  et  des  principes  de  la  démonstra- 
tion; c'est  à  une  seule  science  de  s'occuper  de  ces  deux  ordres 
de  principes  ;  des  êtres  étudiés  en  eux-mêmes  et  dans  leurs 
attributs  essentiels  ;  des  êtres  en  dehors  des  êtres  sensibles  ; 
critique  nouvelle  de  la  théorie  des  Idées  et  de  la  théorie  des 
êtres  intermédiaires  ;  conséquences  insoutenables  de  ces  deux 
théories,  et  spécialement  de  la  dernière,  qui  mène  au  renverse- 
ment de  toutes  les  sciences. 


*  La  première  question  que  nous  discuterons 
ici,  et  que  nous  nous  sommes  tout  d'abord  posée, 
consiste  à  rechercher  si  Texamen  de  toutes  les 
espèces  de  causes  appartient  à  une  seule  science 
ou  àplusieurs  sciences  différentes.  Maiscomment 


§  1.  Que  nous  7ious  sommes 
tout  d'abord  posée.  Voir  plus 
haut,  §  5.  —  De  toutes  tes  espèces 
de  causes.  C'est-à-dire  des  qua- 
tre espèces  de  causes  que  recon- 
naît Aristote  :  essentielle,  maté- 
rielle, motrice  et  finale.  —  Qui 
ne  so7it  pas  contraires.  En  tout 
genre,  les  contraires  sont  connus 
par  un  seul  acte  de  rintelligence. 
Qui  sait  ce  qu'est  le  blanc,    sait 


aussi  ce  qu'est  le  noir.  Voir  plus 
loin,liv.  IV,  ch.  ii,  §10;  liv.  VII, 
ch.  vu,  §  5.  Aristote  a  répété 
très-souvent  ce  principe  dans  les 
Premiers  et  Deimiers  Analytiques, 
les  Topiques,  la  Morale  à  Nico- 
maquc,  dans  la  Physique,  etc., 
etc.  C'est  un  de  ses  axiomes  les 
plus  habituels.  Il  faudrait  que  les 
quatre  causes  ou  principes  fus- 
sent contraires  les  uns    aux  au- 


LIVRE  III,  CHAR  II,  §  3. 


137 


pourrait-il  appartenir  à  une  science  unique  de 
connaître  des  principes  qui  ne  sont  pas  contrai- 
res entre  eux?  *  Et  puis,  n'y  a-t-il  pas  une  foule 
de  choses  auxquelles  ne  s'appliquent  pas  tous 
les  principes?  Et,  par  exemple,  de  quelle  manière 
serait-il  possible  que  ce  fût  dans  les  irnmobiles 
que  se  trouvassent  jamais  le  principe  du  mou- 
vement et  la  nature  du  Bien,  puisque  tout  ce  qui 
est  bien  en  soi,  et  par  sa  nature  propre,  est  par 
cela  même  une  fin,  et,  conséquemment,  une 
cause  en  vue  de  laquelle  tout  le  reste  se  fait  ou 
existe,  puisque  la  fin  et  le  pourquoi  des  choses 
sont  nécessairement  la  fin  d'une  action  ;  et  que 
toutes  les  actions  sont  accompagnées  du  mouve- 
ment? Donc  un  principe  tel  que  celui  de  mouve- 
ment non  plus  que  le  Bien  en  soi  ne  peuvent  ja- 
mais faire  partie  des  choses  immobiles.  ^Aussi,  les 
mathématiques  ne  recourent-elles  jamais  à  une 
cause  de  ce  g^enre  pour  démontrer  quoi  que  ce 
soit;  pas  une  de  leurs  démonstrations  ne  s'appuie 


très  pour  pouvoir  être  Tobjet 
d'une  seule  et  même  science; 
or,  ils  ne  le  sont  pas. 

§2.  Dans  les  immobiies.  Comme 
la  suite  le  prouve,  ceci  s'applique 
surtout  aux  mathématiques  ; 
voir  aussi  plus  haut ,  liv.  I , 
ch.vii,  §§  21  et  24,  où  l'on  éta- 
blit que  tout  ce  dont  s'occupent 
les  mathématiques  est  immobile, 
sauf,  dans    le    ciel,  les  grands 


corps     qu^étudie     rastronomié. 

§  3.  il  une  cause  de  ce  genre. 
C'est-à-dire,  à  la  cause  finale, 
qui  est  aussi  une  sorte  de  cause 
motrice. 

§  4.  Aristippe  entre  autres. 
Je  ne  sais  s'il  est  bien  juste  de 
comprendre  Aristippe  parmi  les 
Sophistes  ;  mais,  sur  ce  point,  il 
faut  avouer  que  le  témoignage 
d'Âristote  est  d'un  grand  poids. 


138 


MÉTAPHYSIQUE  D'ARISTOTE. 


sur  celle  considération  que  la  chose,  si  elle  était 
de  telle  ou  telle  façon,  serait  meilleure  ou  pire  ; 
et  il  n'est  pas  un  mathématicien  qui  tînt  le  moin- 
dre compte  d'un  arg*ument  de  ce  g*enre.  *Du 
reste,  c'a  été  là  un  motif  pour  quelques  sophis- 
tes, Aristîppe  entre  autres,  d'injurier  les  mathé- 
matiques :  «  Dans  tous  les  autres  arts,  disait-il, 
fc  même  dans  les  arts  mécaniques  et  manuels, 
<c  dans  le  métier  du  maçon,  par  exemple,  dans 
a  celui  du  cordonnier,  on  reg*arde  toujours  si  la 
«  chose  est  meilleure  ou  pire.  Seules,  les  mathé- 
«  matiques  dédaignent  profondément  de  savoir 
<(  si  les  choses  sont  bonnes  ou  mauvaises.  » 

*  Quoi  qu'il  en  soit,  en  supposant  que  ce  sont 
plusieurs  sciences  qui  aient  à  s'occuper  de 
l'étude  des  causes,  et  qu'il  y  ait  une  science 
différente  pour  chaque  principe  différent,  quelle 
est  précisément,  parmi  toutes  ces  sciences,  celle 
que  nous  cherchons  ici  ?  Et  parmi  les  philoso- 
phes qui  ont  à  connaître  de  ces  causes  diverses, 


Aristippe  vivait  de  400  à  450  avant 
J.-C.  Voir  M.  Ed.  Zeller,  Phiio- 
Sophie  des  Grecs,  t.  II,  p.  311.  — 
Disait-iL  J'ai  ajouté  ces  mots 
comme  l'ont  fait  la  plupart  des 
commentateurs.  Il  semble  bien 
que  Aristote  fait  ici  une  citation 
textuelle.  —  Les  mathématiques 
dédaigjient  profondément,  L"  accu- 
sation  est  à  peine  sérieuse;  et 
les  mathématiques  n'ont  à  s'oc- 


cuper du  bien  que  sous  la  forme 
du  vrai.  Le  bien  pour  elles,  c'est 
de  faire  des  démonstrations 
exactes  et  inattaquables. 

§  3.  Qui  aient  à  s'occuper  de  l'é- 
tude des  causes.  Autant  de  scien- 
ces qu'il  y  a  de  causes,  selon  Aris- 
tote. —  Pour  chaque  principe  dif- 
férent. 11  y  aurait  ainsi  science 
de  la  cause  essentielle,  science 
de  la  cause  matérielle,    science 


LIVRE  m,  CHAP.  II,  §  8. 


i39 


quel  est  celui  qui  sait  le  mieux  l'objet  spécial 
que  nous  nous  proposons  d'étudier  ?  *  Il  se  peut  en 
effet  que,  pour  une  seule  et  même  chose,  se  réunis- 
sent toutes  ensemble  les  quatre  sortes  de  causes 
que  nous  avons  distinguées.  Soit  l'exemple  d'une 
maison  :  l'art  et  aussi  l'architecte  y  représentent 
le  principe  d'où  partie  mouvement;  le  but  final 
est  représenté  par  l'œuvre  à  accomplir;  la  ma- 
tière, c'est  le  mortier  avec  les  pierres  qui  for- 
ment l'édifice;  enfin,  la  forme  spécifique,  c'est 
la  notion  rationnelle  de  la  maison.  ''  D'après  ce 
que  nous  avons  déjà  établi  sur  celle  de  toutes 
les  sciences  qu'il  convient  d'appeler  Philosophie, 
on  voit  qu'on  pourrait  non  sans  raison  appliquer 
ce  nom  à  chacune  des  sciences  qui  connaissent 
chacune  des  causes.  ^  En  tant  que  la  science  la 
plus  haute,  la  science  souveraine,  celle  à  qui  les 


de  la  cause  motrice ,  science  de 
la  cause  finale.  —  Celle  que  nous 
cherchons.  C'est-à-dire  la  Philo- 
sophie première.  Voir  plus  haut, 
liv.  I,  ch.  ler,  §  20. 

§  6.  Se  rtiuîiissent.,.  les  quatre 
sortes  de  causes.  Le  texte  n'indi- 
que pas  précisément  le  nombre 
des  principes  ou  causes  ;  mais  ce 
sont  les  quatre  causes  admises 
par  Aristote.  —  Que  nous  avons 
distintjuées ,  J'ai  ajouté  ces  mots; 
voir  le  commencement  du  §  sui- 
vant. —  Soit  l'exemple  d'une 
maison,  Aristote  est  revenu  plu- 
sieurs fois  à  cette  comparaison 


et  à  la  définition  de  la  maison  ; 
voir  plus  loin,  liv.  VIII,  ch.  ii, 
§  8,  et  ch.  III,  §  1  ;  et  aussi 
Traité  de  fAme,  liv.  I,  ch.  i«f, 
§  il,  p.  105  de  ma  traduction.— 
La  notion  rationnelle,  L^expres- 
sion  du  texte  n*est  pas  plus  pré- 
cise que  ma  traduction. 

§  7.  Nous  avons  déjà  établi. 
Voir  plus  haut,  liv.I,  ch.ii,  §17. 
—  A  chacune  des  sciences  qui  con- 
naissent.  Le  texte  n'est  pas  aussi 
développé;  le  sens  que  je  donne 
se  justifie  par  ce  qui  suit. 

§  8.  La  science  la  plus  haute. 
Voir  plus  haut,    liv.  I^   ch.  ii, 


i40 


MÉTAPHYSIQUE  D'ARISTOTE. 


autres  sciences,  comme  des  servantes  dociles, 
ne  peuvent  disputer  le  pas  en  quoi  que  ce  soit, 
la  science  qui  s'occupe  de  la  fin  des  choses  et 
du  Bien,  est  celle  qui  doit  s'appeler  Philosophie, 
parce  que  c'est  en  vue  du  Bien  que  se  fait  tout  le 
reste.  ^  Mais,  en  tant  que  science  définie  par 
nous  comme  la  science  des  causes  premières  et 
de  ce  qui  peut  être  su  le  plus  complètement,  ce 
serait  la  science  de  l'essence  des  choses,  qui 
devrait  recevoir  le  nom  de  Philosophie  première. 
C'est  qu'une  même  chose  en  effet  pouvant  être 
sue  d'une  foule  de  manières,  celui  qui  sait  ce 
que  la  chose  est  positivement  nous  semble  la 
connaître  mieux  que  celui  qui  sait  ce  qu'elle 
n'est  pas.  Même  parmi  ceux  qui  la  savent  posi- 
tivement, l'un  peut  encore  la  savoir  mieux  que 
l'autre  ;  et  celui  qui  la  sait  le  mieux  de  tous, 
c'est  celui  qui  sait  ce  qu'elle  est  en  elle-même, 
plutôt  que  celui  dont  le  savoir  se  bornerait  à  en 
connaître  la  quantité,  la  qualité,  l'action  qu'elle 
produit  ou  l'action  qu'elle  souffre. 


§§  5  et  suiv.,  une  discussion  très- 
étendue  sur  la  supériorité  de  la 
philosophie,  et  sur  le  rôle  su- 
bordonné des  autres  sciences. 
—  De  la  fin  des  choses  et  du 
Bien.  Voir  plus  haut,  liv.  I, 
ch.  11,  §§  12  et  13,  une  théorie 
analogue. 

§  9.  De  ce  qtii  peut  être  su  le 
plus   complètement.  Voir  liv.  I, 


ch.  II,  §  10.  —  Qui  devrait  rece- 
voir le  nom  de  Philosophie  pre- 
mière. J'ai  ajouté  toute  cette 
phrase  qui  ressort  du  contexte, 
et  qui  me  semble  indispensable 
pour  la  clarté  de  la  pensée.  — 
Ce  que  la  chose  est.  Ou  simple- 
ment: «qu'elle  est».—  Ce  qu'elle 
n'est  pas.  Ou  simplement  : 
c  qu'elle  n'est  pas  ». 


LIVRE  III,  CHAP.  H,  §  12. 


141 


*^  Et  de  même  pour  toutes  les  autres  choses  ; 
et  pour  celles  qu'on  apprend  par  démonstra- 
tion, nous  ne  croyons  connaître  la  chose  que 
quand  nous  connaissons  ce  qu'elle  est  essentiel- 
lement: par  exemple,  nous  savons  ce  que  c'est  que 
carrer  un  quadrilatère,  quand  nous  savons  qu'il 
s'ag^it  de  trouver  une  moyenne  proportionnelle. 
**  Le  raisonnement  serait  le  même  pour  les 
autres  cas  analog^ues.  Mais  pour  les  phénomènes 
que  produisent  les  êtres,  pour  les  actions  que  les 
êtres  exercent,  en  un  mot  pour  toute  espèce  de 
chang^ements,  nous  ne  croyons  savoir  les  choses 
que  quand  nous  connaissons  le  principe  d'où 
est  venu  le  mouvement  qui  les  cause,  lequel 
principe  est  difîérènt  du  but  final,  et  en  est  l'op- 
posé. *^0n  pourrait  donc  croire  certainement 
que  c'est  une  science  différente  qui  a  pour  objet 


§  10.  Ce  qu*o?i  apprend  par 
démonstration.  Voir  plus  haut, 
ch.  !«',  §5;  voir  aussi  les  Der- 
niers Analytiques^  liv.  I,  ch.  ii, 
§  16,  p.  12  de  ma  traduction,  et 
ch.  xxxn,  §  4,  p.  173.  —  Carrer 
un  quadrilatère.  Voir  plus  haut, 
liv.  I,  ch.  ir,  §  22.  Tous  ces  théo- 
rèmes de  géométrie  étaient  des 
découvertes  récentes  au  temps 
d'Aristote, 

%  ih.  Le  raisonnement  serait  le 
même.  Ce  §  tout  entier  semble  in- 
terrompre le  fil  de  la  pensée.  Ce 
que  Aristote  recherche  ici,  comme 
il   Ta   indiqué    au  §    précédent, 


c*est  de  savoir  si  les  axiomes 
qui  sont  le  fondement  de  toutes 
les  démonstrations,  appartien- 
nent à  la  Philosophie  première, 
aussi  bien  que  l'étude  des  prin- 
cipes de  la  réalité.  Il  réprend 
cette  discussion  au  §  12.  —  Est 
différent  du  but  final.  C'est  vrai  ; 
mais  on  ne  voit  pas  pourquoi 
cette  remarque  est  placée  ici. 
—  Vopposé.  Ce  qui  ne  veut  pas 
dire  tout-à-fait  le  Contraire. 

§  12.  Chacune  de  ces  causes. 
Chacune  des  quatre  causes  énu- 
mérées  si  souvent  par  Aristote  ; 
voir  plus  haut,  liv.  I,  ch.  m,  §§  ^ 


142 


MÉTAPHYSIQUE  D'ARISTOTE. 


d'étudier  chacune  de  ces  causes.  Mais  cependant, 
pour  les  principes  qui  servent  aux  démonstra- 
tions, on  peut  hésiter  sur  le  point  de  savoir  si 
ces  principes  relèvent  d'une  seule  science,  ou 
de  plusieurs.  Quand  je  dis  les  principes  de  la 
démonstration,  je  veux  désigner  ces  axiomes 
unanimement  acceptés,  et  que  tout  le  monde 
emploie  quand  on  veut  démontrer  quelque  chose  : 
par  exemple,  les  axiomes  suivants  :  «  Il  faut 
«  nécessairement  pour  toute  chose  Taffirmer  ou 
«  la  nier.  »  —  Il  ne  se  peut  jamais  qu'en  un 
«  môme  temps  une  même  chose  soit  et  ne  soit 
c(  point»;  et  tant  d'autres  propositions  non  moins 
évidentes  que  ces  deux-là. 

*'  La  science  spéciale  qui  s'occupe  de  ces  vé- 
rites,  est-elle  la  même  que  la  science  de  l'Etre? 
Ou  bien  est-ce  une  science  distincte  ?  Et  s'il  y 
a  là  non  point  une  seule  science,  mais  deux 
sciences  distinctes,  laquelle  des  deux  doit  pren- 
dre le  nom  de  la  science  que  nous  cherchons  ? 


et  suiv.  —  Ces  axiomes.  Le  texte 
n'emploie  pas  précisément  cette' 
expression,  qui,  dans  notre  lan- 
gue, est  consacrée  ;  il  remploie 
plus  bas,  §  15.  —  Les  axiomes 
suivants.  C'est  le  principe  de 
contradiction  sous  les  deux  for- 
mes qu'il  peut  recevoir  :  lune, 
relative  à  la  réalité  ;  et  Tautre, 
au  raisonnement.  Voir  les  Der- 
niers Analytiques,  liv.  I,  ch.  ii. 


§  17,  p.  13  de  ma  traduction. 
§  13.  Est-elle  la  même  que  la 
science  de  fÊtre.  Voir  plus  haut, 
ch.  !«',  §  5.  —  La  science  que  nofis 
cherchons.  C'est-à-dire  la  Philo- 
sophie première,  la  Métaphysi- 
que. —  Et  pourquoi  la  Géométrie. 
Cette  intrusion  de  la  géométrie 
choque  M.  Schwegler;  et,  au 
lieu  de  la  géométrie,  il  préfére- 
rait que  Aristote  citât  la  Philo- 


LIVRE  III,  CHAP.  II,  §  14. 


143 


Il  est  assez  peu  probable  que  ce  soit  une  seule  et 
uniquescience,  quis'occupe  des  axiomes.  Elpour- 
quoi  la  Géométrie,  par  exemple,  aurait-elle  plus 
de  droit  que  toute  autre  science  de  traiter  exclu- 
sivement des  vérités  de  cet  ordre?  Si  ces  prin- 
cipes appartiennentég^alement  à  chaque  science, 
et  si  toutes  les  sciences  cependant  ne  peuvent 
s'en  occuper,  ce  n'est  pas  davantage  un  privi- 
légie que  la  science  de  TÊtre  puisse  revendiquer, 
à  plus  juste  titre  que  toutes  les  autres  sciences. 
**  Mais  en  même  temps,  de  quelle  façon  la  science 
des  principes  qui  servent  à  démontrer  pourrait- 
elle  se  constituer?  Dans  l'état  actuel  des  choses, 
nous  connaissons  avec  certitude  la  portée  de 
chacun  des  axiomes,  et  toutes  les  sciences  pra- 
tiques les  emploient,  aussi  bien  que  la  philoso- 
phie, comme  des  vérités  universellement  accep- 
tées. Mais  s'il  y  a  une  science  démonstrative  de 
ces  principes,  alors  il  faudra  encore  un  g^enre 
qui  sera  le  sujet  de  cette  connaissance,  avec  ses 


Sophie  première,  comme  il  le 
fait  plus  loin  en  répondant  à  la 
même  question,  liv.  XI,  ch.  i<^r, 
§  2.  —  Par  exemple.  J'ai  ajouté 
ces  mots;  et  je  crois  qu'ils  suf- 
fisent pour  répondre  aux  scru- 
pules de  M.  Schwegler,  qui  a  lui- 
même  introduit  ces  mots  dans 
sa  traduction.  M.  Bonilz  réfute 
aussi  M.  Schwegler. 
§  14.  Toutes  les  sciences  prati- 


ques. Le  texte  dit  précisément  : 
c  Tous  les  arts  ».  Voir  plus 
haut  la  définition  de  Tart,  liv.  I, 
ch.  i«',  §  4.  —  S*étende  à  tout 
sans  exception.  Parce  qu'alors  la 
démonstration  deviendrait  im- 
possible, et  ne  formerait  qu'un 
cercle  vicieux.  Voir  cette  théorie 
fondaro étale  dans  les  Derniers 
Analytiques,  liv.  I,  ch.  3,  §  2, 
p.  45  de  ma  traduction. 


144 


MÉTAPHYSIQUE  D'ARISTOTE. 


attributs  et  ses  modes,  et  avec  les  axiomes  de 
ces  attributs,  attendu  qu'il  n'est  pas  possible  que 
la  démonstration  s'étende  à  tout  sans  exception. 
*^  En  effet,  toute  démonstration  part  nécessaire- 
ment de  certaines  données  ;  elle  s'applique  à  un 
certain  objet  ;  et  elle-même  démontre  certaines 
choses.  Par  conséquent,  on  peut  dire  que  tout 
ce  qui  est  démontré  appartient  à  un  seul  et  même 
genre,  en  ce  sens  que  toutes  les  sciences  dé- 
monstratives se  servent  ég^alement  d'axiomes. 

*•  Que  si  la  science  de  l'Être  est  différente  de 
la  science  des  axiomes  démonstratifs,  laquelle 
des  deux  est,  par  sa  nature,  la  science  souve- 
raine ?  Laquelle  est  antérieure  à  l'autre?  Les 
axionies  sont  certainement  ce  qu'il  y  a  de  plus 
général,  et  ce  sont  les  principes  de  tout.  Mais 
si  ce  n'était  pas  au  philosophe  qu'il  appartînt 
de  les  étudier,  qui  donc  s'occuperait  de  l'étude 
qui  doit,  entre  les  axiomes,  découvrir  ceux  qui 
sont  vrais  et  ceux  qui  sont  faux  ?  *^  N'y  a- 
t-il  absolument  qu'une  science    unique  pour 


§  15.  Toute  démonstration.  Les 
conditions  de  la  démonstration 
sont  énoncées  de  même,  Der- 
niers Analytiques,  liv.  I,  ch.  VIT, 
§  2  ;  ch.  X,  §  3  ;  et  ch.  xxxii, 
§  4,  p.  45,  57,  175,  de  ma  traduc- 
tion.— Toutes  les  scie?îces  démons- 
tratives. Ou  bien  :  «  Toutes  les 
fois  qu'on  démontre  ». 

§  16.  Laquelle  des  deux*  Elles 


se  réunissent  en  une  seule,  qui  est 
la  Philosophie  première  ;  voir  plus 
haut,  ch.  i**",  §  5.  —  Ceux  qui 
sont  vrais  et  ceux  qui  sont  faux. 
L'expression  du  texte  n'est  pas 
tout  à  fait  aussi  nette  ;  mais  le 
sens  n'est  pas  douteux. 

§  17.  N'y  n-t-il  absolument. 
Voir  plus  haut,  ch.  i»',  §  5,  oii 
cette  question  est  indiquée.  Il  y 


LIVRE  III,  CHAP.  II,  §  18. 


145 


Tétude  de  toutes  les  substances?  Ou  bien  y  en 
a-l-il  plusieurs?  S'il  y  en  a  plus  d'une,  quelles 
sont  les  substances  dont  s'occupera  particuliè- 
ment  la  science  que  nous  cherchons  ?  Il  n'est 
pas  rationnel  de  supposer  qu'une  seule  science 
puisse  s'occuper  de  toutes  les  substances  sans 
exception  ;  car,  dans  cette  hypothèse,  il  n'y  au- 
rait non  plus  qu'une  seule  science  pour  démon- 
trer toutes  les  qualités  essentielles  des  êtres, 
puisque  toute  science  démonstrative  étudie, 
dans  son  sujet  spécial,  toutes  les  qualités  et  les 
attributs  essentiels  qu'il  peut  avoir,  en  s'ap- 
puyant  sur  les  principes  communément  reçus. 
**  C'est  donc  à  une  seule  et  même  science 
d'étudier,  à  l'aide  des  mêmes  axiomes,  tous  les 
attributs  essentiels  d'un  seul  et  même  genre  de 
choses;  car,  si  c'est  à  une  seule  science  dp  con- 
naître Texistence  du  sujet  qui  l'occupe,  c'est  à 
une  seule  science  aussi,  soit  la  même,  soit  une 
autre,  de  connaître  les  principes  qui  servent  à 
démontrer  ces  attributs.  Par  conséquent,  ou  ce 


tes  répondu  ici.  Voir  aussi  le 
début  du  livre  VI.  —  Pour  F  étude 
de  toutes  les  substances.  Dont  les 
principales  sont  les  substances 
sensibles,  les  substances  péris- 
sables ou  impérissables,  les 
substances  éternelles,  les  subs- 
tances mathématiques  et  ration- 
nelles, etc.  —  //  n'est  pas  ration- 

T.   1. 


nel.  Cependant  Aristote  attribue 
à  la  Philosophie  première  Tétude 
des  substances,  et  surtout  celle 
de  la  substance  prise  dans  toute 
sa  généralité,  l'étude  de  TÉtre 
en  tant  qu'Etre.  —  Sur  Icsprin^ 
cipes  communément  reçus.  C'est- 
à-dire,  les  axiomes,  qui  sont  le 
fondement  de  la  démonstration. 

10 


U6 


MÉTAPHYSIUL'E  DAHISTOTE. 


seront  ces  sciences  qui  étudieront  directement 
les  attributs  essentiels  du  sujet,  ou  du  moins 
ce  sera  Tune  des  deux.  *^  Mais,  encore  une  fois, 
l'étude  doit-elle  porter  exclusivement  sur  les 
substances  seules,  ou  doit*elle  s'étendre  jusqu'à 
leurs  attributs?  Je  m'explique  :  le  solide  étant 
une  substance  d'une  certaine  espèce,  il  a  ses 
lignes  et  ses  surfaces;  est-ce  à  la  même  science 
de  connaître  toutes  ces  entités  et  les  attributs 
qui  sont,  dans  chaque  g^enre,  les  objets  des 
démonstrations  mathématiques  ?  Ou  bien,  est-ce 
à  une  autre  science?  Si  c'est  à  une  seule  et  même 
science,  il  en  résulte  que  la  connaissance  même 
de  la  substance  serait  une  sorte  de  démonstra- 


§  19.  Encore  une  fois.  Il  semble 
bien  que  cette  question  en  effet 
se  rapproche  beaucoup  de  la  pré- 
cédente^  et  la  nuance  est  très- 
faible.  On  vient  de  rechercher  si 
c*est  une  seule  et  même  science 
qui  doit  connaître  de  toutes  les 
substances  et  de  leurs  attributs 
essentiels,  démontrés  à  Taidc  des 
axiomes  ;  ici  Ton  recherche  si  la 
science  <loit  se  borner  aux  subs- 
tances seules  ou,  si  elle  a  le  droit 
de  s'étendre  jusqu'aux  attributs. 
Cette  question  a  été  posée  plus 
haut,  ch.  1",  §§  8  et  9,— Je  tu  ex- 
plique. Mot  à  mot.  <i  Je  dis  ». 
C'est  la  formule  habituelle  d*A- 
ristotc,  quand  il  cite  un  exemple 
comme  il  le  fait  dans  ce  passage. 
—  Le  solide,  Comipns  dans  le  sens 
où  les  Mathématiques   le  consi- 


dèrent, -—  Ces  entités.  Le  texte 
n*a  qu'un  pronom.  Voir  un  pas- 
sage tout  à  fait  analogue  dans  le 
Traité  de  VAme,  liv.  I,  ch.  i«', 
§  8,  p.  101  et  105  de  ma  traduc- 
tion, et  aussi  dans  la  Physique, 
liv.  II,  ch.  II,  §  9,  p.  14.  Voir 
également  dans  la  Métaphysique, 
plus  loin,  liv.  IV,  ch.  n,  §  16;  et 
liv,  XI,  ch.  le»",  §  6,  et  eh.  m, 
§  6.  —  Il  en  résulte,  La  consé- 
quence ne  paraît  pas  très  rigou- 
reuse. —  Serait  une  sorte  de  dé- 
monstration. L'existence  de  la 
chose  qu'on  étudie  est  donnée, 
non  par  démonstration,  mais  par 
définition  ;  et  c'est  au  contraire 
sur  la  définition  que  la  démons- 
tration se  fonde;  voir  les  Der- 
niers Analytiques,  liv.  II,  ch.  lu, 
et   ch.  IV,  §  3,  p.  197  et  §  1207, 


LIVRE  IIÎ,  CHAP.  II,  §  2i.  147 

■ 

tioa  ;  inais  évidemment  il  n'y  a  pas  de  démons- 
tration pour  la  simple  définition  de  la  chose.  Et 
si  c'est  à  une  autre  science  qu'appartient  l'étude 
des  attributs,  quelle  sera  donc  cette  science  qui 
devra  étudier  les  attributs  essentiels  de  la 
substance  ?  C'est  là  ce  qu'il  est  excessivement 
difficile  de  décider. 

^  D'autre  part,  doit-on  affirmer  qu'il  n'existe 
au  monde  que  des  substances  sensibles?  Ou,  à 
côté  de  celles  que  nous  révèlent  nos  sens,  n'y 
en  a-t-il  pas  d'autres?  Toutes  les  substances 
sont-elles  d'un  seul  genre?  Ou  bien,  sont-elles 
de  plusieurs  genres,  ainsi  que  le  croient  les 
partisans  des  Idées  et  de  ces  entités  intermé- 
diaires qui,  selon  eux,  forment  l'objet  des 
sciences  mathématiques  ?  **  Déjà  nous  avons 
exposé,  dans  nos  premières  discussions  sur 
les  Idées,  en  quel  sens  nous  entendons  qu'elles 


de  ma  traduction.  C'est  une  des 
théories  les  plus  habituelles  et 
les  plus  incontestables  d'Airis- 
tote.  —  Difficile  de  décider.  Aris- 
tote  semble  ici  exprimer  une 
hésitation,  qu*il  n  a  pas  cepen- 
dant ;  et  de  toute  cette  discussion 
il  parait  bien  résulter  qu'il  attri- 
bue à  une  seule  et  même  science 
Fétude  du  sujet  dans  chaque 
genre,  et  Tétude  de  tous  ses  at- 
tributs et  de  toutes  ses  qualij^s. 
L'exemple  du  Solide  est  péremp- 
toire;  et  c'est  la  Géométrie  qui 


rétudie  d*abord  en  .lui-même 
substantiellement ,  et  ensuite 
dans  ses  lignes  et  ses  surfaces, 
c'est-à-dire,  dans  ses  éléments. 

§  20.  Des  substances  sensibles. 
Ce  §  tout  entier  n'est  que  la  re- 
production de  la  question  posée 
plus  haut,  ch.  !««•,  %1,  -—  De  ces 
entités  intermédiaires.  Voir  plus 
haut,  liv.  I,  ch.  vi,  §8;  et  t6ie/., 
ch.  VII,  §  47. 

§  21.  Dans  nos  premières  dis- 
cussions. Plus  haut,  liv.  I,  ch.  vu, 
§  47  et  suiv. 


148 


MÉTAPHYSIQUE  D'AHISTOTE. 


sont  des  causes  et  des  substances  jm  soi. 
^^  Mais  au  milieu  de  tant  de  difficultés  insoute- 
nables que  présente  ce  système,  celle  qui  n'est 
pas  moins  grave  qu'aucune  autre,  c'est  d'avancer 
qu'il  y  a  des  êtres  en  dehors  de  ceux  que  nous 
voyons  dans  le  monde,  et  que  ces  êtres  sont  iden- 
tiques à  ceux  que  nos  sens  nous  attestent,  avec 
cette  seule  difîérence  que  les  uns  sont  éternels  et 
que  les  autres  sont  périssables.  Au  fond,  les  par- 
tisans des  Idées  disent  simplement  qu'il  existe  un 
homme  en  soi,  un  cheval  en  soi,  une  santé  en 
soi;  ils  ne  vont  pas  au-delà  de  ces  vains  mots. 
C'est  à  peu  près  commettre  la  faute  de  ceux 
qui,  tout  en  croyant  à  l'existence  des  Dieux, 
leur  donnent  une  fig^ure  humaine  ;  et  de  même 
que  ces  Dieux  prétendus  ne  sont  absolument 
que  des  hommes  à  qui  Ton  accorde  l'éternité, 
de  même  les  Idées  qu'imaginent  les  Platoni- 
ciens, ne  sont  que  des  objets  sensibles  qu'ils 
font  également  éternels.  *^  Puis,  on  se  crée  en- 
core de   nouveaux  embarras  en  supposant  des 


§  22.  Tant  de  difficultés  insou- 
tenables. Voir  une  phrase  presque 
toute  pareille,  liv.  I,  ch.  vu, 
§  42.  —  Da?is  le  monde.  Le  texte 
dit  précisément  :  «  le  ciel  »  ; 
mais  Alexandre  d'Aphrodise 
nous  avertit  que,  par  le  Ciel,  il 
faut  entendre  ici  le  monde,  l'u- 
nivers. C'est  une  remarque  qu  on 


pourrait  appliquer  à  une  foule 
de  passages  analogues.  —  Vn 
homme  en  soi.  Voir  la  même  cri- 
tique, plus  loin,  liv.  VII,  ch.  xvi, 
§  7,  et  aussi  liv.  XIll,  ch.  ix, 
§  13.  —De  ces  vai?is  mots.  Voir 
pl^  haut,  liv.  I,  ch.  vji,  §  39. 

§  23.  Des  entités  intei^médiaires. 
Voir  encore  liv.  I,  ch.  vu,  §  47. 


LIVRE  III,  CHAP.  II,  §  25. 


149 


entités  intermédiaires  entre  les  Idées  et  les  ob- 
jets sensibles.  Alors  évidemment,  il  devra  y 
avoir  aussi  des  lignes  intermédiaires  entre  les 
lignes  en  soi  et  les  lignes  réelles;  et  de  même 
pour  tout  le  reste  des  genres.  Comme,  d'ail- 
leurs, l'astronomie  fait  aussi  partie  des  mathé- 
matiques, nous  aurons,  un  ciel  en  dehors  du 
ciel  que  nos  sens  observent;  il  y  aura  un  autre 
soleil,  une  autre  lune,  et  des  doublures  pareilles 
pour  tous  les  corps  que  l'univers  renferme. 
Comment  croire  à  tout  cela?  La  raison  ne  peut 
pas  supposer  que  ce  ciel  nouveau  soit  immobile, 
et  il  n'est  pas  moins  absolument  impossible  qu'il 
se  meuve.  *^  Mêmes  difficultés  pour  les  objets 
dont  s'occupe  l'Optique,  et  pour  ceux  de  l'Har- 
monie musicale,  telle  que  les  mathématiques 
Tétudient.  Il  est  également  impossible,  et  par 
les  mêmes  motifs,  que  les  objets  de  l'une  et  de 
l'autre  existent  indépendamment  des  objets 
sensibles.  *^  S'il  existe,  en  effet,  des  êtres  inter- 
médiaires entre  les  choses  sensibles  et  les  sen- 


—  Un  ciel  en  dehors  du  ciel.  Ou 
u  un  monde  en  dehors  du  monde  » . 
J*ai  conservé  ici  le  mot  de  Ciel 
à  cause  de  ce  qui  suit.  —  Soit 
immobile.  Puisqu'on  voit  les 
astres  se  mouvoir  dans  le  ciel. 

—  Impossible  qu'il  se  meuve. 
Parce  que  les  idées  sont  immo- 
biles. 


§24.  L'Optique,.,  l'Harmonie 
musicale.  Dès  le  temps  d'Aris- 
tote,  ces  deux  sciences  avaient 
déjà  fait  de  grands  progrès, 
après  avoir  constitué  leur  do- 
maine spécial.  Voir  liv.  XIII, 
ch.  II  et  III,  des  considérations 
analogues. 

§  25.  Des    animaux    intermé- 


150 


MÉTAPHYSIQUE  D^ARISTOTE. 


salions  qu'ils  nous  donnent,  il  est  clair  qu'il  y 
aurait  aussi  des  animaux  intermédiaires  entre 
les  animaux  en  soi  et  les  animaux  que  nous 
voyons,  et  qui  sont  destinés  à  périr. 

*•  Dès  lors,  on  sera  fort  embarrassé  de  dire  à 
quels  êtres  précisément  ces  sciences  devront 
appliquer  leurs  études.  Si,  en  efîet,  la  Géodésie 
ne  diffère  de  la  Géométrie  qu'en  ce  seul  point 
que  l'une  étudie  des  choses  que  perçoivent  nos 
sens,  et  que  l'autre  étudie  des  choses  que  nos 
sens  ne  perçoivent  pas,  la  conséquence  serait 
que,  pour  la  médecine,  par  exemple,  il  y  aurait 
aussi  une  science  idéale,  et  que,  pour  elle 
comme  pour  toutes  les  autres  sciences,  il  fau- 
drait distinguer  la  médecine  en  soi  et  la  méde- 
cine telle  que  nous  la  pratiquons.  Mais  cette 
distinction  est-elle  sérieusement  possible?  Ainsi, 
il  y  aurait  réellement  des  choses  saines  outre 
celles  que  nos  sens  nous  font  voir,  et  une  santé 
en  dehors  de  celle  que  nous  connaissons.  *^  Mais 
il  n'est  pas  même  exact  de  dire  que  la  Géodésie 


diaires.  Ce  qui  est  absurde,  bien 
qu'Aristote  ne  le  dise  pas  expres- 
sément. 

§  26.  La  Géodésie.,,  la  Géomé- 
trie. Il  semble  que  ceci  doit  faire 
allusion  à  quelque  théorie  de 
Platon  ;  mais  je  ne  saurais  dire 
où  il  a  comparé  les  deux  sciences 
qu'Aristote  cite  dans  ce  pas- 
sage. La  Géométrie,  en  tant  que 


science  mathématique,  serait  une 
sorte  d'intermédiaire  entre  les 
Idées  et  les  choses  sensibles.  — 
Par  exemple.  J*ai  ajouté  ces 
mots.  —  Est-elle  sérieusement 
possible.  Cette  objection  tirée  de 
la  [iratique  est  très-forte  contre 
la  théorie  des  Idées. 

§  27.  La  science  des  grandeurs 
sensibles.    C'est   vrai;    mais    il 


LIVRE  III,  CHAP.  II,  §  28. 


151 


n'est  que  la  science  des  grandeurs  sensibles; 
car,  alors,  la  Géodésie  périrait  avec  ces  gran- 
deurs, quand  elles  périraient.  L'astronomie, 
même,  qui  observe  le  ciel  que  nous  voyons,  ne 
s'applique  pas  plus  à  des  grandeurs  sensibles 
que  la  Géodésie.  Les  lignes  telles  que  nos  sens 
les  perçoivent  ne  sont  pas  telles  que  le  géomè- 
tre les  considère  ;  dans  la  réalité  sensible,  il  n'y 
a  pas  une  seule  ligne  absolument  droite,  pas 
une  courbe-  absolument  courbe  ;  le  cercle  ne 
touche  pas  la  tangente  en  un  seul  point.  C'est 
ce  que  faisait  remarquer  Protagore,  dans  ses 
critiques  contre  les  géomètres  :  «  Les  mouve- 
«  ments  et  les  révolutions  des  cieux,  disait-il, 
«  ne  sont  pas  du  tout  les  mêmes  que  les  révo- 
«  lutions  dont  l'astronomie  fait  son  étude,  pas 
«  plus  que  les  dessins  qu'on  fait  des  astres  ne 
«  sont  les  astres  eux-mêmes.  » 

^  Il  y  a  quelques  défenseurs  des  êtres  inter- 
médiaires qui,  tout  en  maintenant  que  ces  êtres 


semble  que  ceci  peut  être  invo- 
qué pour  argument  en  faveur  de 
la  théorie  des  Idées.  La  Géodésie, 
rAstronomic,  sont  dès  lors  des 
sciences  idéales.  —  Ne  sont  pas 
telles  que  le  géomètre  les  co?t si- 
dère. Mémo  remarque.  —  Abso- 
lument droite.  Observation  très 
vraie,  qui  depuis  Aristote  a  été 
reproduite  bien  des  fois.  Voir 
plus  loin,  liv.  XI,  ch.  i»',  §  6.  — 


Protagore,  Voir  la  Philosophie 
des  Grecs  de  M.  Ed.  Zeller,  1. 1, 
p.  862.  Cette  remarque  de  Prota- 
gore est  parfaitement  juste; 
mais  il  en  tirait  probablement 
des  conséquences  favorables  à 
son  scepticisme,  qui  faisait  de 
rhomme  la  mesure  unique  et 
infaillible  des  choses. 

§  28.    Quelques       défenseurs. 
Alexandre  d'Aphrodise  croit  que 


152 


MÉTAPHYSIQUE  D'ARISTOTE. 


occupent  le  milieu  entre  les  Idées  et  les  êtres 
sensibles,  les  placent  néanmoins  dans  ces  der^ 
niers.  Il  serait  trop  long*  de  parcourir  toutes  les 
impossibilités  de  cette  doctrine  ;  et  il  nous  suf- 
fira d'indiquer  les  objections  suivantes.  ^*  La 
raison  ne  peut  pas  admettre  que  cette  théorie 
ne  s'applique  qu'aux  êtres  intermédiaires  exclu- 
sivement; et  il  est  clair  que  les  Idées  devraient 
résider  tout  aussi  bien  qu'eux  dans  les  objets 
sensibles;  car,  de  part  et  d'autre,  le  raisonne- 
ment serait  absolument  le  même.  ^^  Une  autre 
conséquence  non  moins  nécessaire,  c'est  qu'alors 
deux  corps  pourraient  être  à  la  fois  dans  un 
seul  et  même  lieu,  et  qu'ils  n'y  seraient  pas 
immobiles,  puisque  les  Intermédiaires  sont,  à 
ce  qu'on  prétend,  dans  les  objets  sensibles,  les- 
quels sont  eux-mêmes  en  mouvement.  En  un 
mot,  à  quoi  bon  admettre  l'exisUmce  des  êtres 
intermédiaires  et  les  placer  dans  les  objets  sen- 
sibles? Cette  théorie  prête  à  toutes  les  objec- 
tions  que  nous  venons    d'exposer   contre   les 


Aristote  veut  désigner  ici  les 
Pythagoriciens;  M.  Bonitz  pense 
que  Texpression  employée  dans 
le  texte  s'applique  plutôt  aux 
Platoniciens.  C'est  en  effet  à  Pla- 
ton qu'est  formellement  attribuée 
la  théorie  des  intermédiaires, 
plus  haut,  liv.  I,  ch.  vi,  §  8. 
§  29.  Qu'aux     êtres    intermé- 


diaires. C'est-à-dire,  surtout    les 
êtres  mathématiques. 

§  30.  Deux  corps  pourraient 
éti^e  à  la  fois  dajis  un  seul  et  même 
lieu.  Ce  qui  est  une  impossibilité 
manifeste;  c'est  ce  que  nous  en- 
tendons aujourd'hui  par  l'impé- 
nétrabilité des  corps.  —  Prête  à 
toutes  les  objections.  Voilà  pour- 


LIVRE  lu,  CHAP.  II,  §  30.  153 

Idées.  Ainsi,  il  y  aura  de  même  un  ciel  indépen- 
damment du  ciel  que  voient  nos  yeux;  et  si  ce 
second  ciel  n'est  pas  séparé  de  l'autre,  il  sera 
tout  au  moins  dans  le  même  lieu  ;  ce  qui  est 
une  impossibilité  encore  bien  plus  forte. 


quoi   Aristote    se    dispense   de  moins  dans  le  même  lieu.  Répé- 

combattre  plus  longuement  cette  tition  de  ce  qui  vient  d'être  dit 

théorie  aussi  insoutenable   que  quelques  lignes  plus  haut,  dans 

celle  des  Idées.  —  //  sera  tout  au  le  même  §. 


i54 


MÉTAPHYSIQUE  D'ARISTOTE. 


CHAPITRE  m 


Discussion  nouvelle  sur  les  genres;  sont-ils  les  principes  des  cho- 
ses ?  Ou  les  principes  des  choses  ne  sont-ils  pas  plutôt  les  élé- 
ments matériels  dont  les  choses  se  composent  ?  Arguments  en 
sens  contraire  ;  les  genres  étant  nécessaires  à  la  défmition ,  ils 
semblent  devoir  être  pris  pour  principes;  réponse  à  cette 
objection;  l'Un  et  TÊtre  ne  peuvent  être  des  principes;  les 
espèces  ne  peuvent  pas  davantage  être  des  principes;  en  ré- 
sumé, ce  sont  les  genres  les  plus  élevés  qui  peuvent  paraître 
des  principes  plus  que  tout  le  reste. 


*  On  le  voit  donc  :  si,  sur  toutes  ces  ques- 
tionSy  il  est  très-difficile  de  savoir  comment  on 
doit  les  poser  pour  arriver  à  la  vérité,  il  n'est 
pas  plus  aisé,  pour  les  principes,  de  décider  si 
Ton  doit  considérer  les  genres  comme  les  élé- 
ments et  les  principes  des  choses,  ou  s'il  ne  faut 
pas  plutôt  s'en  tenir  aux  éléments  dont  chaque 
chose  est  composée,  et  qui  sont  primitivement 


%  i.  On  le  voit  donc.  Le  début 
de  ce  chapitre  est  comme  le  ré- 
sumé de  celui  qui  précède.  — 
Pour  les  principes.  La  question 
a  été  indiquée  plus  haut,  liv.  III, 
eh.  !«',  §  14.  —  Les  genres.  Sous 
une  autre  forme,  c'est  encore  la 
question  des  Idées  platonicien- 
nes. —  Aux  éléments  dont  chaque 
chose  est  composée.  La  suite 
prouve  qu'il  s'agit  uniquement 


ici  des  éléments  matériels,  tan- 
dis que  les  genres  sont  des  uni- 
versaux.  —  Ou  lettres.  J'ai  ajouté 
ceci,  parce  que  le  mot  grec  a  le 
double  sens  d'Elément  et  aussi  de 
Lettre,  dans  l'alphabet.  —  Lap- 
pellation  commune.  Ou  générique, 
parce  que  le  genre  est  commun 
aux  espèces  et  aux  individus  qu'il 
comprend.  —  Éléments,  les  par- 
ties.    Les     parties    qu'Aristote 


LIVRE  III,  CHAP.  III,  §  3. 


155 


en  elle.  Par  exemple,  les  éléments  et  les  prin- 
cipes d'un  mot  quelconque  sont  les  éléments  ou 
lettres  dont  tous  les  mots  sont  composés,  et  non 
pas  l'appellation  commune  de  Mot.  Et  de  même 
pour  les  fig^ures  géométriques  :  on  appelle  élé- 
ments, les  parties  dont  les  démonstrations  en- 
trent essentiellement  dans  la  démonstration  de 
toutes  les  autres  figures,  ou  du  moins  du  plus 
grand  nombre  des  figures.  *  On  peut  faire  la 
même  remarque  pour  les  corps.  Les  philosophes 
qui  y  reconnaissent  plusieurs  éléments,  aussi 
bien  que  ceux  qui  n'en  reconnaissent  qu'un 
seul,  regardent  comme  principes  les  éléments 
dont  les  corps  sont  composés,  ou  dont  ils  ont  été 
composés.  C'est  ainsi  qu'Empédocle  regarde 
comme  principes  le  feu  et  l'eau,  et,  avec  ces 
deux-lày  les  autres  éléments  qui  entrent  dans  la 
composition  des  corps.  Mais  il  ne  donne  pas  ces 
éléments  et  ces  principes  pour  les  genres  des 
êtres.  ^De  plus,  quand  on  veut  scruter  la  nature 


veut  désigner  ici  sont  sans 
doute  les  lignes,  les  surfaces, 
les  angles,  etc.  —  Dont  les  dé- 
monstrations. Ce  seraient  peut- 
être  plutôt  :  u  Définitions  ».  Mais 
le  texte  répète  deux  fois  le  mot 
de  Démonstration,  comme  je  l'ai 
fait  aussi. 

§  2.  Pour  les  corps.  Pour  les 
solides,  quels  qu'ils  soient.  — 
Sont  composés,.,  ont  été  compo- 


ses.  La  nuance  n'est  pas  plus 
marquée  dans  le  texte  ;  peut-être 
faut-il  entendre  :  Sont  actuelle- 
ment composés,  ou  dont  ils  étaient 
composés  avant  le  changement 
qu'ils  ont  subi.  —  Empédocle, 
Voir  plus  haut,  liv.  I,  ch.  iv, 
§  8;  et  surtout  ch.  7,  §  11,  ce 
qu'Aristote  dit  d*Empédocle. 

§  3.  Par  exemple  celle  dun  lit. 
C'est   un  exemple  que  Platon 


456 


MÉTAPHYSIQUE  D'ARISTOTE. 


d'un  objet,  quel  qu'il  soit,  par  exemple  celle  d'un 
lit,  01^  ne  la  connaît  réellement  que  si  l'on  sait 
de  quelles  parties  un  lit  est  formé,  et  quel  arran- 
g*ement  ces  parties  présentent  entre  elles. 

*La  conclusion  des  arg^umenls  qui  précèdent, 
ce  serait  que  les  genres  ne  sont  pas  les  princi- 
pes des  choses.  Mais  en  remarquant  que  nous 
arrivons  à  connaître  les  choses  par  les  défini- 
tions qu'on  en  donne,  et  que  les  g*enressont  les 
principes  des  définitions,  on  peut  trouver  qu'il 
y  a  nécessité  que  les  g'enres  soient  aussi  les  prin- 
cipes des  choses  définies.  ^  Gomme,  d'autre  part, 
on  doit  acquérir  la  connaissance  des  êtres  par 
la  connaissance  des  espèces  qui  servent  à  les 
nommer,  à  ce  point  de  vue  encore  les  genres 
sont  les  principes  des  choses,  puisqu'ils  sont 
évidemment  les  principes  des  espèces.  *  Enfin, 
quelques-uns  de  ceux  qui  voient  dans  l'Un  ou 
dans  l'Être,  dans  le  Grand  ou  le  Petit,  les  élé- 
ments des  choses,  les  considèrent  certainement 
aussi  comme  des  genres.  ^Mais,  même  en  adop- 


affectionne  et  qu*il  a  plusieurs 
fois  employé. 

§  4.  Les  genres  ne  sont  pas  les 
principes  des  choses.  C'est  le  ré- 
sultat des  discussions  précéden- 
tes. Aristote  va  donner  les  argu- 
ments en  sens  contraire  et  essayer 
de  démontrer  que  les  genres 
sont  les  principes  des  choses. 


§  5.  Les  principes  des  espèces. 
Parce  qu'ils  sont  supérieurs 
aux  espèces,  dont  ils  compren- 
nent la  totalité. 

§  6.  Dans  VUn  ou  dans  VÊtre.-- 
Voir  plus  haut,  liv.  I,  ch.  vi, 
§§  15  et  23. 

§  7.  Même  en  adoptant  à  la  fois 
les  deux  sens.  C'est-à-dire  en  con- 


LIVRE  III,  CHAP.  III,  §  9. 


157 


tant  à  la  fois  les  deux  sens,  on  ne  peut  pas  dire 
que  les  genres  soient  les  principes  des  choses; 
car  il  n'y  a  jamais  qu'une  seule  définition  pour 
Tessence  d'une  chose;  et  la  définition  par  les 
genres  serait  tout  autre  que  la  définition  par  les 
éléments  constitutifs. 

*  Ajoutez  que,  si  ce  sont  les  genres  qui  doivent 
surtout  être  pris  pour  principes,  il  reste  à  se  de- 
mander si  Ton  doit  réserver  ce  rôle  de  principes 
aux  genres  les  plus  élevés,  ou  s'il  faut  le  laisser 
aux  genres  inférieurs,  qui  sont  définitivement 
attribués  aux  individus;  car  c'est  là  une  ques- 
tion douteuse.  ^  Si  Ton  admet  que  les  univer- 
saux  sont  plus  éminemment  principes,  il  est 
évident  alors  que  ce  sont  les  genres  les  plus 
hauts  qu'il  faudra  considérer  comme  principes, 


sidérant  les  principes  comme 
genres,  et  comme  éléments  ma- 
tériels des  choses.  —  Serait  tout 
autre.  En  reprenant  Texemple 
du  lit  cité  plus  haut,  il  est  clair 
que  la  définition  du  lit  serait 
fort  différente  selon  /[ju'on  le  dé- 
finirait par  Tusage  auquel  on  le 
destine,  ou  par  les  matériaux 
dont  il  est  formé.  Il  faudrait 
cependant  que  la  définition  fût 
la  même  des  deux  côtés,  puis- 
qu'il ne  peut  pas  y  avoir  plu- 
sieurs définitions  d'une  seule  et 
même  chose. 

§  8.  Si  ce  sont  les  getires,  Aris- 
tote  ne  semble  pas  admettre  que 
les  genres  soient  les  principes 


des  choses  ;  mais  il  a  donné 
les  raisons  pour  et  contre,  lais- 
sant la  question  à  peu  près  in- 
décise. —  AtUD  genres  les  plus 
élevés.  Les  commentateurs  ci- 
tent, par  exemple,  le  genre  Ani- 
mal, et  le  genre  Homme,  qui  lui 
est  subordonné,  et  qui  peut  être 
regardé  comme  s'appliquant  im- 
médiatement aux  individus,  qui 
composent  l'espèce  humaine, 
c'estrà-dire,  le  genre  Homme. 

§  9.  Les  universaux.  J'ai  déjà 
dit  que  cette  expression  répond 
tout  à  fait  à  celle  d'Aristote, 
quoique  dans  notre  langue  elle 
semble  n'appartenir  en  propre 
qu'à    la  Scholastique.  —   Pre- 


158 


MÉTAPHYSIQUE  D'ARISTOTE. 


puisque  ces  genres  s'appliquent  à  tout  sans 
exception.  Il  y  aura  donc  autant  de  principes 
des  choses  qu'il  y  aura  de  genres  premiers;  par 
conséquent,  ce  seront  l'Être  et  l'Un  qui  seront 
les  principes  et  les  essences  des  choses;  car  il 
n'est  pas  de  termes  qui  mieux  que  ces  deux-là 
puissent  s'appliquer  à  tout  ce  qui  est. 

*®  Mais  il  n'est  pas  possible  que  les  Êtres  n'aient 
qu'un  seul  et  unique  genre,  pas  plus  l'Être  que 
l'Un,  puisqu'il  faut  absolument  que  les  différen- 
ces de  chaque  genre  existent,  et  que  de  plus  cha- 
cune d'elles  soit  isolément  une.  Or,  il  est  égale- 
ment impossible,  ou  que  les  espèces  du  genre 
soient  attribuées  à  leurs  différences  propres,  ou 
que  le  genre  soit  attribué  aux  différences  sans  les 
espèces  qui  le  forment.  Il  s'ensuit  que,  si  c'est 
l'Un,  ou  bien  l'Être,  qui  est  le  genre  de  tout,  il 


miers.  J'ai  ajouté  ce  mot.  — 
Puissent  s^appliquer  à  tout  ce  qui 
est.  Il  est  évident  que  tout  ce  qui 
est  Est,  et  que  de  plus  il  est  Un  ; 
dans  la  nature  entière,  il  n'y  a 
que  des  individus,  qui  ont  chacun 
leur  unité. 

§10.  Qu'unseul  et  unique  genre. 
D'autres  manuscrits  donnent  un 
texte  plus  simple,  qui  revient 
d'ailleurs  au  même  :  u  II  n'est 
pas  possible  que  les  êtres  aient 
pour  genres  ni  l'Etre,  ni  l'Un  ». 
Voir  plus  loin,  liv.  XI,  ch.  i»", 
§  9,  où  l'Être  et  TUn  sont  con- 
sidérés aussi  comme  ne  pouvant 


pas  être  des  genres. — Que  les  dif- 
férences de  chaque  genre  existent. 
Ce  qui  correspond  à  rÉtre.  —  Et 
que  de  plus  chacune  d'elles  soit 
isolément  Une.  Ce  qui  correspond 
à  l'Un.  Je  n'ai  pas  pu  rendre 
ma  traduction  plus  claire;  ou 
bien,  il  m'aurait  fallu  une  longue 
paraphrase.  —  //  est  également 
impossible.  Voir  plus  loin,  liv,  VII, 
ch,  XII,  §  3.  —  Les  espèces  du 
genre  soient  attribuées  à  leurs  dif- 
férences propres.  Ce  sont  au  con- 
traire les  différences  qui  sont 
attribuées  aux  espèces,  et  qui  les 
constituent.  —  Qui  le  forment. 


LIVRE  III,  CHAP.  III,  §  12. 


159 


n'y  aura  plus  une  seule  différence,  qui  soit  ni 
de  rÉtre  ni  de  TUn.  '«Si  TÊlre  et  l'Un  ne  sont 
pas  des  genres,  ils  ne  seront  pas  non  plus  des 
principes,  si  l'on  admet  que  ce  sont  les  genres 
qui  sQnt  les  principes.  De  plus,  les  espèces.inter- 
médiaires,  prises  avec  leurs  différences,  seront 
de  véritables  genres  jusqu'aux  individus;  mais 
ici  on  peut  trouver  que,  parmi  les  espèces,  les 
unes  sont  des  genresVet  que  les  autres  n'en  sont 
pas.  **Du  reste,  on  pourrait  admettre  encore 
que  les  différences  sont  des  principes  plus  réel- 
lement que  les  genres  ne  le  sont.  Toutefois,  si 
les  différences  sont  des  principes  véritables, 


J'ai  ajouté  ces  mots. —  Qui  soit  ni 
de  rÉtre  ni  de  VUn.  J^ai  dû 
employer  cette  locution  assez 
étrange,  afin  de  pouvoir  repro- 
duire mieux  les  mots  d'Etre  et 
d*Un,  et  de  conserver  les  formules 
du  texte.  Il  vient  d*étre  établi  que 
toute  différence  qui  sert  à  définir 
est  essentiellement  Une;  elle 
cesserait  d'être  possible  si  TEtre 
et  rUn  étaient  les  genres  des 
choses;  car  ils  ne  pourraient 
jamais  être  d*aucune  manière 
attribués  à  la  différence. 

§  11.  Ils  ne  seront  pas  7ion  plus 
des  principes.  Voir  plus  haut, 
§  1.  —  Les  espèces  intermédiaires 
Le  texte  dit  simplement  :  «  Les 
intermédiaires  ».  Il  s'agit  évi- 
demment des  espèces  qui  sont 
subordonnées  aux  genres  les 
plus  élevés,  et  qui  descendent  de 


degré  en  degré  jusqu*aux  indi- 
vidus, qui  ne  peuvent  plus  être 
divisés  en  espèces,  comme  leur 
nom  même  l'indique.  —  Mais 
ici  on  peut  trouver.  J'ai  gardé 
rindétermination  du  texte;  il 
est  possible  que  par  ce  mot 
Ici,  Aristote  comprenne  les  phi- 
losophes qui,  de  son  temps,  s'é- 
taient partagés  sur  cette  ques- 
tion, les  uns  considérant  lés 
espèces  intermédiaires  comme 
des  principes,  les  autres  repous- 
sant cette  théorie.  C'est  ce  que 
semble  croire  M.  Schwegler.  Il 
est  certain  que  l'expression 
d' Aristote  peut  prêter  à  cette  in- 
terprétation, parce  qu'elle  n'est 
pas  assez  précise. 

§  12.  Le  nombre  des  principes 
devient  infini.  Parce  que  les  dif- 
férences   elles-mêmes    sont   en 


160 


MÉTAPHYSIQUE  DARISTOTE. 


dès  lors  le  nombre  des  principes  devient  infini, 
surtout  si,  du  g^enre  le  plus  élevé,  Ton  fait  un 
principe.  *'  Il  est  possible  d'ailleurs  que  TUn 
paraisse  avoir  la  forme  d'un  principe  plutôt  que 
l'Être.  L'Un  est  essentiellement  indivisible;  or, 
tout  indivisible  est  indivisible,  soit  en  quantité, 
soit  en  espèce.  Mais  c'est  l'indivisible  en  espèce 
qui  est  antérieur  à  l'autre;  or,  comme  les  g'enres 
se  divisent  en  espèces,  il  s'ensuivrait  que  le 
dernier  attribut  possible  serait  plus  Un  que  le 
genre;  car  ce  n'est  pas  l'homme  qui  est  le  genre 
des  individus-hommes. 

^^  Il  faut  aussi  remarquer  que,  dans  les  choses 
où  il  y  a  antériorité  et  postériorité,  il  n'est  pas 
possible  que  l'universel  appliqué  à  ces  choses  soit 
une  réalité  en  dehors  d'elles.  Si,  par  exemple,  le 
nombre  Deux,  la  Dyade,  est  le  premier  des  nom- 


nombre  infini,  ou  du  moins  sont 
presque  illimitées. 

§  13.  Avoir  la  forme  (fun  prin- 
cipe, C*est  la  traduction  mot  à 
mot  de  l'expression  grecque;  on 
pourrait  traduire  aussi  :  «  La  na- 
ture d'un  principe.  »  —  Plutôt 
que  rÊtre.  J*ai  ajouté  ces  mots. 

—  Le  dernier  attribut  possible. 
Celui  qui  s'applique  immédiate- 
ment aux  individus,  c'est-à-dire 
l'espèce.  — ÇMi'esf  le  genre.  C'est 
l'espèce  par  rapport  aux  indivi- 
dus, dans  lesquels  elle  se  divise. 

—  Malgré  tous  mes   efforts,  je 


ne  me  flatte  pas  d'avoir  éclairci 
beaucoup  ce  passage  ;  et  la  plu- 
part des  commentateurs  en  ont 
été  réduits  au  même  aveu.  Il  y  a 
trop  de  sous-entendus  dans  la 
pensée  d'Aristote,  pour  qu'on 
puisse  la  comprendre  toutentiëre, 
et  pleinement. 

§  14.  Antériorité  et  post&iotité. 
11  semble  bien  qu'il  s'agit  ici  des 
nombres^  soit  réels,  soit  idéaux. 
L'exemple  qui  suit  confirme 
cette  interprétation,  sans  d'ail- 
leurs y  apporter  beaucoup  de 
clarté,  quoique  ce  soit  nécessai- 


LIVRE  III,  CHAP.  III,  S  16. 


161 


bres,  elle  ne  pourra  pas  être  un  nombre  en 
dehors  des  espèces  que  les  nombres  présentent. 
11  n'y  aura  pas  davantag'e  defîg'ure  géométrique 
en  dehors  des  diverses  espèces  de  fig'ures.  Et 
s'il  n'y  a  pas  de  g»enres  dans  les  cas  de  figures 
et  de  nombres,  à  plus  forte  raison  dans  les  autres 
n'y  aura-t-il  pas  des  genres  indépendants  des 
espèces;  car  c'est  surtout  dans  ces  cas  qu'il 
semble  y  avoir  des  genres,  puisque,  pour  les  in- 
dividus, il  n'y  a  plus  ni  d'antériorité  ni  de  pos- 
tériorité. *^  Puis  encore,  là  où  Ton  peut  distin- 
guer le  meilleur  et  le  pire,  c'est  toujours  le 
meilleur  qui  est  le  premier;  et,  par  conséquent, 
ni  l'un  ni  l'autre  ne  peut  être  genre. 

*®  Il  semble  donc  résulter  de  cette  discussion 
que  les  espèces  directement  attribuées  aux  in- 


rement  le  but  d'un  exemple.  — 
Est  le  premier  des  yiombres.  Dans 
le  système  platonicien,  Tunité 
n'est  pas  un  nombre,  attendu 
qu'elle  est  tout  à  la  fois  pair  et 
impair;  voir  plus  haut,  liv.  I, 
ch.  VI,  §  11.  —  En  dehors  des 
espèces  que  les  jiombres  présen- 
tent. C'est-à-dire  que  l'appella- 
tion universelle  de  Nombre  s'ap- 
pliquera à  la  Dyade  tout  comme 
à  la  série  entière  des  nombres, 
sans  qu'elle  soit  le  Nombre  pris 
dans  sa  généralité  et  en  dehors 
des  autres.  —  De  figure  géomé- 
trique. J'ai  ajouté  l'adjectif.  11  ne 
s'agit  pas  de  figure  en  général, 

T.   I. 


mais  des  figures  que  fa  Géomé- 
trie explique  dans  ses  démons- 
trations. Si,  par  exemple,  le  tri- 
angle est  antérieur  au  quadrila- 
tère, le  triimgle  est  une  figure  ; 
mais  il  n'est  pas  la  figure  en 
soi. 

§  15.  Le  meilleur  et  le  pire.  Le 
bien  et  le  mal,  dont  l'un  ne 
peut  pas  être  le  genre  de  l'autre, 
puisque  ces  deux  termes  s'ex- 
cluent mutuellement. 

§  16.  Les  espèces.  C'est-à-dire, 
les  dernières  espèces  qui  ne 
comprennent  plus  que  des  indi- 
vidus. —  Directement.  J'ai  ajouté 
ce  mot.  —  Les  tei^ies  les  plus  gé- 

U 


162  MÉTAPHYSIUUE  D'AHISTOTE. 

dividus  sont  des  principes,  plutôt  que  ne  le  sont 
les  genres.  Mais,  d'un  autre  côté,  il  n'en  est  pas 
plus  facile  pour  cela  de  dire  comment  on  doit  les 
considérer  comme  principes;  car  le  principe, 
ainsi  que  la  cause,  doit  être  en  dehors  des  choses 
dont  il  est  le  principe,  et  il  doit  pouvoir  exister 
séparément  d'elles.  Or,  qu'il  y  ait  quelque  chose 
de  pareil  en  dehors  de  l'individuel,  quel  motif 
aurait-on  de  le  supposer,  si  ce  n'est  que  ce  quel- 
que chose  soit  simplement  un  attribut  univer- 
sel applicable  à  tous  les  êtres?  Et,  si  c'est  là  un 
motif  suffisant,  les  termes  les  plus  généraux 
sont  aussi  plus  particulièrement  des  principes; 
et  par  conséquent,  ce  serait  les  premiers  genres 
qu'il  faudrait  prendre  pour  principes. 


néraux.  C'est-à-dire,   les  genres  choses.   Mais  avec  cette  restric- 

les  plus  élevés.  Aristote  revient  tien  :  «  Si  c'est  là  un  motif  suf- 

donc  ici  à  sa  première  thèse,  et  fisant  »,  il  exclut  les  genres  les 

ce  sont  les  universaux  qu'il  con-  plus  larges   aussi  bien  que  les 

sidère  comme  les  principes  des  espèces  les  plus  étroites. 


LIVRE  m,  CHAP.  IV,  §  1.  163 


CHAPITRE  rV 


Nouvelles  objections  en  sens  opposés  pour  et  contre  Texistence 
des  genres  indépendante  et  séparée  des  choses  ;  conditions  né- 
cessaires de  la  science;  il  faut  de  l'universel  et  de  l'éternel; 
de  la  diversité  et  de  l'uniformité  des  principes,  selon  que  les 
choses  sont  périssables  ou  impérissables  ;  citation  d'Hésiode  ; 
idées  grossières  qu'on  se  fait  vulgairement  des  Dieux  considé- 
rés ôorame  auteurs  et  principes  des  êtres;  citations  diverses 
d'Empédocle  ;  ses  contradictions  ;  de  la  nature  des  principes  ; 
de  l'Un  et  de  l'Être  pris  pour  la  substance  des  choses  ;  Platon 
et  les  Pythagoriciens  ;  impossibilités  de  cette  théorie  ;  des  rap- 
ports de  l'Unité  et  de  l'Être  avec  les  nombres;  réfutation  de 
Zenon  sur  l'indivisibilité  de  l'Un  ;  son  système  conduit  à  l'ab- 
solu nihilisme  ;  il  ne  peut  expliquer  ni  la  multiplicité  des  êtres, 
ni  les  grandeurs. 


*  Une  question  qui  fait  suite  aux  précédentes, 
et  qui  est  à  la  fois  la  plus  difficile  et  la  plus  né- 
cessaire à  éclaircir,  c'est  celle  dont  nous  allons 
actuellement  nous  occuper.  S'il  n'existe  rien  en 
dehors  des  individus,  et  si  les  individus  sont  en 
nombre  infini,  comment  est-il  possible  d'arriver 
à  posséder  la  science  de  ces  êtres  infinis  ?  Il  est 


§  1.  S'il  11  existe  rien  en  dehors  quel  il  ne  s'est  jamais  expliqué 

des  individus.  C'est  un  principe  complètement.  —  Quelque  chose 

qu^Aristote    a    toujours  opposé  cTMwiucr^e/.C'est-à-dire,  un  terme 

à  la  théorie  des  Idées  ;  mais  aux  unique  applicable  à  une   plura- 

Idées  il  a  substitué  l'universel,  lité.  —  En  dehors  des  individus, 

sur  la  nature  et  Texistence  du-  —  Ou  bien  :    «  outre  les   indi' 


164 


MÉTAPHYSIQUE  DARISTOTE. 


certain  que  nous  ne  connaissons  jamais  quoi 
que  ce  soit  qu'à  cette  condition  qu'il  y  ail  quelque 
chose  qui  subsiste  d'Un  et  d'identique,  et  aussi 
quelque  chose  d'universel.  Si  c'est  bien  là  une 
nécessité  incontestable,  et  s'il  faut  qu'il  existe 
quelque  chose  en  dehors  des  individus,  ce  serait 
une  conséquence  nécessaire  ég'alement  que  les 
g*enres,  soit  les  derniers,  soit  les  premiers,  exis- 
tassent indépendamment  des  êtres  individuels. 
Or,  nous  venons  de  prouver  que  cette  hypothèse 
est  absolument  insoutenable.  'Mais,  si  jamais  on 
peut  dire  qu'il  existe  quelque  chose  en  dehors 
de  la  totalité  qui  se  forme  quand  un  attribut 
quelconque  est  joint  à  la  matière,  on  demande  si, 
du  moment  qu'il  y  a  une  forme,  il  doit  y  avoir 
quelque  chose  en  dehors  de  tous  les  individus, 
ou  bien  en  dehors  de  quelques-uns,  sans  être  en 
dehors  de  certains  autres,  ou  même  si  ce  queUfue 
chose  ne  doit  être  en  dehors  d'aucun?  ^Si  l'on 
admet  qu'il  n'y  a  rien  indépendamment  des  in- 


vidus  ».  —  Soir  les  derniers. 
C'est-à-dire,  les  espèces.  —  Soit 
les  premiers.  C'est-à-dire,  les  gen- 
res les  plus  élevés.  —  Nous 
venons  de  prouver.  Dans  le 
chapitre  précédent. 

§  2.  De  la  totalité.  Voir  plus 
haut  Texplication  de  cette  for- 
mule, ch.  1",  §  H.  La  totalité 
est  le  composé  résultant  de  la 
forme  réunie  à  la  matière  ;  c'est 


la  forme  qui  vient  donner  à  la 
matière  une  détermination  que 
par  elle-même  elle  n'a  pas.  Voir 
plus  loin,  liv.  VII,  ch.  m,  §  2  et 
ch.  XV,  §  1.  —  Ne  doit  être  en 
dehors  d'nucu?i.  C'est  la  solution 
à  laquelle  s'arrête  Aristote. 

§  3.  i4  la  raison.  Ou  «  à  l'in- 
telligence, à  l'entendement  ».  — 
Qu*on  ne  se  hasarde  à  soutenir. 
C'est  le  système  de  Protagore,  qui 


LIVRE  III,  CHAP.  IV,  §  5. 


i65 


dividus,  dès  lors  il  n'est  rien  qui  s'adresse  à  la 
raison;  tout  est  perceptible  aux  sens;  et,  par  con- 
séquent, il  n'y  a  de  science  de  rien, à  moins  tou- 
tefois qu'on  ne  se  hasarde  à  soutenir  que  la 
science  se  réduit  à  la  sensation.  *Dès  lors  non 
plus,  il  n'y  a  rien  qui  puisse  être  éternel,  rien 
qui  puisse  être  immobile,  puisque  tout  ce  qui 
tombe  sous  nos  sens  est  destiné  à  périr,  et  est 
en  mouvement.  Or,  si  rien  n'est  éternel,  il  ne  se 
peut  plus  davantag*e  que  rien  se  produise,  ou 
devienne  ;  car  il  faut  de  toute  nécessité  que  ce 
qui  devient  et  se  produit  soit  quelque  chose,  que 
ce  dont  il  vient  existe  aussi,  et  que  le  dernier 
de  tous  ces  termes  ne  soit  plus  produit,  puis- 
qu'il doit  y  avoir  un  arrêt,  et  que  ce  qui  devient 
ne  peut  pas  venir  de  ce  qui  n'est  pas.  ^D'autre 
part,  dès  qu'il  y  a  production  et  mouvement,  il 
y  a  nécessairement  aussi  une  limite  et  un  but 


fait  de  l'homme  la  mesure  de  tout  ; 
c^était  en  général  le  système  des 
Sophistes,  avec  toutes  les  consé- 
quences morales  que  Platon  a 
réfutées  dans  le  Gorgias,  — 
Que  la  science  se  réduit  à  la  sen- 
sation. Nulle  part,  Aristote  ne 
s'est  prononcé  plus  nettement 
contre  le  sensualisme. 

§  4.  Que  rien  se  produise  ou  de- 
vienne.  Il  en  donne  la  raison  un 
peu  plus  bas  :  en  remontant  de 
cause  en  cause,  il  faut  s'arrêter 
enfin  à  une  cause  qui  n'est  plus 


un  efifet,  comme  le  sont  toutes 
les  causes  secondaires  ;  et  celle 
là  doitétresans  commencement, 
parce  qu'autrement  on  se  per- 
drait dans  l'infini,  et  la  science 
serait,  par  cela  même,  impossi- 
ble. —  Ne  peut  pas  venir  de  ce  qui 
n'est  pas.  C'est  un  des  axiomes 
de  la  sagesse  antique,  qu'a  re- 
cueilli le  Péripatétisme. 

§  5.  U71C  limite  et  un  but  final. 
Qui,  dans  la  réalité,  se  confon- 
dent, bien  que  la  raison  puisse 
les   distinguer.    Le   mouvement 


166 


MÉTAPHYSIQUE  D'ARISTOTE. 


final.  En  effet,  pas  un  mouvement  n'est  infini; 
tout  mouvement  a  un  but  final,  et  il  n*est  pas 
possible  qu'une  chose  devienne  quand  elle  est 
dans  rimpossibilité  d'être;  mais  nécessairement 
ce  qui  est  devenu  quelque  chose  a  dû  exister, 
dès  le  premier  moment  qu'il  est  devenu  et  s'est 
produit. 

®En  outre,  si  la  matière  existe,  puisqu'elle 
est  éternelle  et  incréée,  à  bien  plus  forte  raison 
doit-on  penser  que  la  substance,  qui  est  ce  que  la 
matière  deviexit,  existe  aussi  déjà.  Si  la  substance 
n'existe  pas,  la  matière  n'existe  pas  non  plus; 
et  alors,  il  n'existerait  absolument  rien.  Mais,  si 
c'est  là  une  impossibilité  manifeste,  il  faut  que 
la  forme  et  l'espèce  soient  nécessairement  quel- 
que chose  en  dehors  de  la  totalité  individuelle. 
^  D'un  autre  côté,  si  l'on  admet  l'existence  indé- 
pendante de  l'espèce,  on  peut  encore  se  poser  la 
question  de  savoir  pour  quels  êtres  on  devra 
l'admettre,  et  pour  quels  êtres  on  ne  l'admettra 
pas.  On  voit,  de  reste,  qu'il  ne  se  peut  pas  qu'elle 


cesse  dés  le  moment  qu'il  a  at- 
teint la  fin  en  vue  de  laquelle  il 
avait  lieu. 

§  6.  Incréée»  En  ce  sens  qu  elle 
n'a  jamais  eu  à  devenir,  parce 
qu'elle  a  toujours  été.  J'ai  dû 
prendre  le  mot  d'Incréée,  afin 
d'éviter  une  longue  périphrase. 
—  Déjà.  J'ai  ajouté  ce  mot.  —  In- 


dividuelle, Même  remarque.  Voir 
plus  haut,  §  2. 

§  7.  L'existence  indépendante 
de  tespèce.  Si  l'espèce  est  quel- 
que chose  en  dehors  des  indivi- 
dus. —  Pour  quels  êtres  on  ne  Cad- 
mettra  pas.  Il  est  difficile  de  voir 
d'où  viendrait  cette  distinction. 
Aristote  cite  plus  bas  l'exemple 


LIVRE  III,  CHAP.  IV,  §  10. 


167 


s'applique  à  tous  sans  exception;  et  par  exemple, 
nous  n'admettrions  point  qu'il  puisse  y  avoir 
une  maison  distincte  et  en  dehors  de  toutes  les 
maisons  particulières.  ^  Puis,  on  peut  se  deman- 
der encore  si  l'essence  est  une  et  identique  pour 
tous  les  êtres  d'un  même  genre  :  par  exemple, 
pour  tous  les  hommes.  Mais  la  supposition  est 
insensée;  car  tous  les  êtres  dont  l'essence  est 
une  ne  forment  pas  pour  cela  une  unité. 
Dira-t-on  que  ce  sont  une  foule  d'êtres  différents 
les  uns  des  autres?  La  supposition  n'est  pas  plus 
raisonnable.  ®  Est-ce  que  la  matière  devient  en 
même  temps  la  substance  de  chacun  d'eux?  Et 
comment  le  devient-elle?  Comment  l'être  total 
est-il  tout  ensemble  l'une  et  l'autre,  la  matière 
et  la  substance? 

*°  En  ce  qui  regparde  les  principes,  voici  une 


de  la  maison,  qui  est  une  œuvre 
venue  de  la  main  de  l'homme; 
et  il  semble  alors  qu'il  réserve 
l'existence  indépendante  de  l'es- 
pèce, pour  les  choses  de  la  na- 
ture, qui  sont  éternelles.  Pour 
l'exemple  de  la  maison,  voir 
plus  loin,  liv.  VIII,  eh.  m,  §  6; 
liv.  XI,  ch.  II,  §  10  ;  et  liv.  XII, 
ch.  III,  §  4. 

§  8.  D'un  même  genre.  J'ai 
ajouté  ces  mots  qui  sont  indis- 
pensables^ et  qui  me  semblent 
ressortir  de  tout  le  contexte.  — 
Ne  forment  pas,.,  une  unité,  La 
népration  semble  ici   tout  à  fait 


préférable,  bien  que  quelques  ma- 
nuscrits et  plusieurs  éditeurs  la 
suppriment.  —  La  supposition  n'est 
pas  plus  raisonnable.  Tout  ce 
passage  est  excessivement  con- 
cis ;  et  des  développements  plus 
étendus  auraient  éclairci  la 
pensée,  si  l'auteur  les  avait 
donnés. 

§  9.  Comment  Vétre  total.  Voir 
pi  us  haut,  §  2.  —  Vune  et  Vau- 
tre. C'est-à-dire  la  matière  et  la 
forme,  ou  substance. 

§  10.  Si  les  principes  ont  une 
unité  d'espèce.  Ce  passage  est 
fort  obscur  ;  et  malgré  les  exem- 


168 


MÉTAPHYSIQUE  D'ARISTOTE. 


nouvelle  question.  Si  les  principes  ont  une  unité 
d'espèce,  aucun  principe  ne  peut  plus  avoir 
d'unité  numérique,  pas  même  l'Un,  non  plus 
que  rÊtre.  **Et  puis,  comment  serait-il  possible 
d'acquérir  la  science,  s'il  n'y  a  pas  d'unité  appli- 
cable à  la  pluralité?  Si  cependant  les  principes 
ont  une  unité  numérique,  chaque  principe  doit 
numériquement  être  un  aussi;  ils  ne  peuvent 
pas  être,  comme  dans  les  choses  sensibles, 
différents  avec  les  différentes  choses;  et  par 
exemple,  telle  syllabe  particulière  étant  spécifi- 
quement la  même  que  telle  autre,  elle  doit  avoir 
spécifiquement  les  mêmes  principes,  les  mêmes 


pies  qu'Arisiote  donne  plus  bas, 
on  ne  voit  pas  clairement  sa 
pensée.  Je  ne  trouve  pas  non 
plus  que  les  commentateurs 
raient  éclaircie;  je  n'ai  pas,  je 
crois,  réussi  davantage.  Voici 
ce  qui  me  semble  le  plus  proba- 
ble. Aristote  veut  dire  que  les 
principes  doivent  s'appliquer  à 
chaque  individu  pris  comme  tel, 
et  non  pas  s'y  appliquer  en  tant 
que  l'individu  est  de  telle  ou 
telle  espèce.  Il  faut  que  les  prin- 
cipes aussi  soient  individuels, 
et  aient  une  unité  numérique, 
comme  les  individus  mêmes. 
C'est  du  reste  une  question  bien 
subtile  et  peu  nécessaire.  — 
Telie  syllabe  particulière.  Plus 
loin,  liv.  XIII,  ch.  x,  §  8  et  2, 
Aristote,  rappelant  ce  passage 
même    du     livre  III,    complète 


Texemple  en  prenant  la  syllabe 
AB,  et  montre  comment  chaque 
lettre  est  un  seul  et  même  élé- 
ment sous  le  rapport  du  nombre, 
et  comment  aussi  elle  est  iden- 
tique en  espèce  aux  mêmes  let- 
tres employées  dans  les  autres 
mots. 

Les  mêmes  leth^es.  J'ai  ajouté 
ces  mots;  les  principes  des 
syllabes,  ce  sont  les  lettres;  et 
le  rapprochement  est  d'autant 
plus  facile  en  grec  que  c'est  le 
même  mot  qui  signifie  Lettre  et 
Elément  ou  principe.  —  Soient 
autres  numériquement.  Cela  re- 
vient à  dire  que,  dans  une  syl- 
labe semblable,  les  lettres  sont 
les  mêmes,  bien  que  nimiérique- 
ment  il  y  ait  ici  une  lettre,  et  là 
une  autre  ;  ce  sont  deux  lettres 
identiques  en  espèce  ;  mais  numé- 


LIVRE  III,  CHAP.  IV,  §  i3. 


i69 


lettres,  bien  que  ces  principes  soient  autres  nu- 
mériquement. **Si  les  principes  n'ont  pas  une 
unité  spécifique,  et  si  les  principes  des  choses  ne 
forment  qu'une  unité  numérique,  alors  il  n'y 
aurait  plus  rien  d'autre  dans  le  monde  que  les 
éléments;  car,  selon  nous,  dire  qu'une  chose  est 
numériquement  une,  ou  dire  qu'elle  est  indivi- 
duelle, cela  revient  tout  à  fait  au  même.  Et  c'est 
ainsi  que  nous  appelons  individuel  ce  qui  est  un 
numériquement;  et  universel,  ce  qui  est  com- 
mun à  tous  les  individus  d'un  môme  ordre. 
*M1  en  est  ici  comme  il  en  serait  si  les  élé- 
ments des  mots  formaient  une  unité  numérique; 
et  s'ils  étaient  en  nombre  fini  et  déterminé,  il 
faudrait  nécessairement  que  tous  les  caractères 
qu'on  écrit  fussent  en  même  nombre  que  ces  élé- 
ments, puisqu'il  n'y  en  aurait  pas  deux,  ou  da- 
vantag*e,  qui  pussent  être  identiques  entre  eux. 


riquement  elles  sont  différentes, 
puisqu'elles  ont  chacune  leur 
unité  à  part. 

§  1 2.  Si  les  principes  ?i  *oni  pas  une 
unité  spécifique.  Le  texte  est  beau- 
coup moins  précis  ;  et  il  n'emploie 
qu'une  expression  pronominale 
et  tout  indéterminée.  Mais  le 
sens  que  je  donne  me  parait 
justifié  par  tout  ce  qui  suit.  — 
Que  les  lettres  des  syllabes.  Le  texte 
dit  précisément:  cleseléments  »; 
mais,  comme  je  l'ai  remarqué  au 
S  précédent,    le    même  mot   en 


grec  signifie  Lettre  et  Elément. 
§  13.  Fini  et  détei-miné.  Il  n'y  a 
qu'un  seul  mot  dans  le  texte.  — 
Les  caractères  qu'on  éant.  C'est 
la  traduction  littérale  de  l'expres- 
sion grecque.  Les  éléments  du 
langage  sont  en  nombre  infini 
et  indéterminé,  puisque  les  com- 
binaisons des  lettres  sont  infi- 
nies, bien  que  les  lettres  elles- 
mêmes  soient  en  nombre  limité 
et  défini. —  Identiques  entre  eux. 
Pas  une  des  lettres  de  l'alphabet 
ne   ressemble  à   une  autre;  et 


170 


MÉTAPHYSIQUE   D'ARISTOTE. 


**Une  difficulté  qui  n'est  pas  moins  considé- 
rable qu'aucune  autre,  a  été  passée  sous  silence 
par  les  philosophes  de  nos  jours  et  par  leurs  de- 
vanciers :  c'est  de  savoir  si  les  choses  périssables 
et  les  impérissables  ont  les  mêmes  principes,  ou 
des  principes  différents.  Si  les  principes  sont 
identiques  de  part  et  d'autre,  comment  peut-il 
se  faire  que,  de  ces  choses,  les  unes  soient  impé- 
rissables et  que  les  autres  soient  soumises  à 
périr?  Quelle  est  la  cause  de  cette  différence? 

"Hésiode  et  tous  les  Théolog^ues  n'ont  songé 
qu'aux  argpuments  qui  pouvaient  les  convaincre 
eux-mêmes,  et  ils  ne  se  sont  g*uère  souciés  de 

• 

nous.  Faisant  des  Dieux  de  leurs  principes,  et 
faisant  venir  toutes  choses  des  Dieux,  ils  ont 
prétendu  que  ceux  des  êtres  qui  n'avaient  point 
goûté  du  nectar  et  de  l'ambroisie  étaient  des- 
tinés à  périr.  Il  est  certain  que  ces  noms  et  ces 
explications  devaient  être  claires  pour  eux,  puis- 


leurs  combinaisons  peuvent  va- 
rier indéfiniment. 

§  14.  Une  difficulté.  Cette  ques- 
tion a  été  indiquée  plus  haut, 
liv.  III,  ch.  I",  §  12.  —  Par  les 
philosophes  de  nos  jours.  Aris- 
tote  veut  peut-ôtre  ici  désigner 
Platon.  Voir  sur  cette  question 
plus  loin,  liv.  XII,  ch.  x,  §  9;  et 
Traité  du  Ciel,  liv.  III,  ch.  vu, 
§  6,  p.  62  de  ma  traduction. 

8  15.  Hésiode  et  tous  les  Théolo- 
gués.  Voir    plus    haut,    liv.    I, 


ch.  IV,  §  1,  sur  Hésiode;  et  pour 
les  Théologues,  voir  plus  loin, 
liv.  XII,  ch.  VI,  §  5  ;  et  liv.  XI V, 
ch.  IV,  §  2.  Les  Théologues  sont 
les  premiers  philosophes,  qui 
ont  exposé  en  vers  leurs  idées 
religieuses  et  scientifiques.  — 
Ceux  des  êtres  qui  n'avaient  point 
goûté  du  nectar.  On  ne  trouve 
rien  de  pareil  dans  les  œuvres 
d'Hésiode,  telles  que  nous  les 
avons.  —  De  causes  ainsi  con- 
çues. Le  texte  est  moins   précis. 


LIVRE  III,  CHAP.  IV,  §  17.  171 

qu'ils  les  employaient;  mais  en  ce  qui  reg^arde 
l'origine  même  de  causes  ainsi  conçues,  leur 
pensée  nous  dépasse  et  nous  échappe.  "Si  c'est 
par  un  sentiment  de  plaisir  que  les  Dieux 
goûtent  au  nectar  et  à  l'ambroisie,  ces  aliments 
ne  sont  pas  les  causes  qui  leur  donnent  l'exis- 
tence; et  si  ce  sont  au  contraire  ces  aliments 
qui  leur  donnent  la  vie,  comment  les  Dieux 
seraient-ils  éternels,  s'ils  ont  besoin  de  se 
nourrir  ?  "  Mais  ce  n'est  vraiment  pas  la  peine 
de  s'arrêter,  avec  tant  d'attention,  à  des  philo- 
sophes qui  ont  emprunté  à  la  fable  leurs  idées 
bizarres.  Quant  à  ceux  qui  ont  appelé  à  leur 
aide  la  démonstration,  nous  devons  les  inter- 
roger et  leur  demander  comment,  à  leur  sens, 
il  se  fait  que  les  êtres  ayant  les  mêmes  principes 
d'où  ils  sortent  tous,  les  uns  cependant  soient 
d'une  nature  éternelle,  tandis  que  les  autres 
sont  périssables.  Mais,  comme  on  ne  nous  dit  pas 
d'où  vient  la  différence,  et  comme  il  n'est  pas 
très-raisonnable  de  croire  que  les  principes 
soient  identiques,  il  est  évident  que,  ni  les  prin- 


La  nuance  de  blâme  que   pré-  quent^  ont  donné  à  leur  pensée 

sente  ma  traduction,  se  justifie  une    forme  scientifique.   —   De 

par  ce  qui  suit.  a^oire  que  les  principes  soient  iden- 

§  17.  Leurs  idées  bizarres.  Le  tiques.  Le  texte   n'est  pas  aussi 

texte  dit  Sophismes;  ce  qui  n*est  développé;  maifl  le  sens,  tel  que 

pas  moins  sévère.  —  La  démons-  je  crois  pouvoir  le   donner,  ne 

tration.     Et     qui,    par    consé-  peut  faire  le  moindre  doute. 


172 


MÉTAPHYSIQUE  D'ARISTOTE. 


cipes  des  êtres  ni  leurs  causes  ne  sont  les  mêmes. 
*®  Celui  de  tous  les  philosophes  qui  sem- 
blerait être  le  plus  d'accord  avec  lui-même,  Em- 
pédocle,  est  tombé  lui  aussi  dans  une  erreur 
pareille.  Il  admet  comme  un  principe  qui  cause 
la  destruction  des  êtres,  la  Discorde;  mais  il 
semble  que  ce  principe  n'en  est  pas  moins  pro- 
ductif et  fécond,  autant  que  Tunité  elle-même  ; 
car  c'est  de  la  Discorde  que  tout  vient  dans  l'u- 
nivers, excepté  Dieu.  Voici  les  vers  d'Empé- 
docle. C'est  de  là,  dit-il,  que  sont  venus  : 


Tous  les  êtres  qui  sont,  qui  furent,  qui  seront, 
Les  arbres,  les  humains,  les  femmes,  au  beau  front, 
Les  bétes,  les  oiseaux,  les  poissons  dans  les  ondes. 
Et  les  Dieux  éternels,  qui  régissent  les  mondes. 


*^  Il  n'est  pas  même  besoin  de  ces  vers 
pour  voir  que  la  chose  est  évidente  de  soi  ;  car 
si  la  Discorde  n'ag'issait  pas  sur  les  choses, 
«  Toutes  les  choses,  comme  le  dit  Empédocle, 
«  se  réduiraient  ù  l'unité  ;  mais  quand  les  choses 


§  18.  Empédocle.  Voir  plus 
haut,  liv.  I,  ch.  m,  §  19,  et  ch.  iv, 
§  4,  où  Empédocle  n'est  pas  traité, 
à  ce  qu'il  semble,  avec  autant 
d'estime.  —  Cest  de  in  Discorde, 
Le  texte  n'emploie  qu'un  pronom 
indéterminé.  Dans  le  livre  I, 
aux  chapitres  m  et  iv,  c'est  plu- 


tôt à  l'Amour  qu'à  la  Discorde 
que  ce  rôle  est  attribué.  —  Voici 
les  vers  cT Empédocle.  Voir  les 
Fragments  d'Empédocle,  édition 
Firmin-Didot,  page  4. 

§  19.  Comme  le  dit  Empédocle, 
ibid,  p.  5.  —  i4  Vwiité.  C'est-à- 
dire  au  Sphserus,  qui  ne  sortirait 


LIVRE  III,  CHAP.  IV,  §  21. 


173 


«  se  rapprochent,  la  Discorde  survient  en  der- 
«  nier  lieu  pour  terminer  tout,  w 

^  Voilà  comment,  dans  le  système  d'Empé- 
docle,  Dieu,  qui  est  le  plus  fortuné  des  êtres,  est 
en  même  temps  le  moins  instruit  et  le  moins 
éclairé  de  tous,  attendu  qu'il  ne  connaît  pas  tous 
les  éléments.  En  effet,  il  n'éprouve  point  de  Dis- 
corde; et  c'est  le  semblable  qui  connaît  le  sem- 
blable, ainsi  que  le  prétend  encore  Empédocle. 
Selon  lui,  nous  voyons  : 

Par  la  terre,  la  terre  ;  et  par  l'air,  on  voit  Tair  ; 
Et  Téther,  par  Téther  ;  le  feu  par  le  feu  clair  ; 
Et  l'Amour,  par  TÂmour  ;  la  Haine,  par  la  Haine. 


**  Mais,  pour  en  revenir  à  notre  sujet  et  à 
notre  point  de  départ,  il  est  évident  que,  selon  la 
théorie  d'Empédocle,  il  se  trouve  que  la  Dis- 
corde n'est  pas  plus  cause  de  la  destruction  des 
êtres  que  de  leur  existence.  De  même  l'Amitié 
n'est  pas  plus  cause  de  la  vie  des  êtres  que  de 


pas  de  son  unité  immuable,  et  y 
tiendr.iit  tout  enfermé.  —  Pour 
terminer  tout.  J'ai  ajouté  ces 
mots,  qui  ressortent  du  contexte. 
§  20.  Le  moins  instruit  et  le 
moins  éciniré  fie  tous.  Il  n'y  a 
qu'une  seule  épithètc  dans  le 
texte.  Je  ne  sais  d'ailleurs  si  la 
pensée  est  d'EmpédocIe  lui-mô- 


me,  on  si  c'est  une  conséquence 
qu'indique  Aristote.  —  Nous 
voyons.  Aristote  cite  encore  ces 
vers  dans  lo  Traité  de  CAme^ 
liv.  I,  ch.  II,  §  6,  p.  112  de  ma  tra- 
duction. Pragments-Didot,  p.  il. 
§  21.  Selon  la  théorie  d'Empé- 
docte.  Voir  plus  haut,  liv.  I, 
chap.  IV,  §  8,  la  môme  critique 


174  MÉTAPHYSIQUE  D'ARISTOTE. 

leur  destruction,  puisqu'en  ramenant  les  choses 
à  l'unité,  elle  anéantit  tout  le  reste.  **En  même 
temps,  Empédocle  oublie  de  nous  apprendre  la 
cause  de  ce  chang^ement  ;  et  il  se  contente  de 
nous  dire  que  la  nature  des  choses  est  d'être 
comme  elles  sont  : 


La  Discorde,  en  son  sein,  grandit  avec  le  temps  ; 
Puis,  quand  revient  son  tour,  elle  prend  la  puissance, 
Qu'un  serment  solennel  lui  garantit  d'avance. 


G'estque,  pour  Empédocle,  ce  chang^ement  était 
absolument  nécessaire,  sans  que,  d'ailleurs,  il 
nous  indique  le  moindre  motif  de  cette  néces- 
sité. *^Quoi  qu'il  en  soit,  le  seul  point  où  Empé- 
docle soit  bien  d'accord  avec  lui-même,  c'est  que, 
parmi  les  êtres,  il  ne  fait  pas  les  uns  périssables 
et  les  autres  impérissables  ;  il  pense  que  tous 
sans  exception  doivent  périr,  sauf  les  seuls  élé- 
ments. 


élevée  contre  la  théorie  d'Empé- 
docle.  Dans  ses  explications, 
c*est  bien  souvent  la  Discorde 
qui  rapproche,  et  TAmour  qui 
désunit. 

§  22.  L/z  Discorde  en  son  sein. 
Voir  les  Fragments  d'Empé- 
docle  ,  édition  Firmin  -  Didot , 
p.  5.  Il  s*ag^t  du  Sphœrus,  dans 
lequel  la  Discorde  s'insinue,  et 
grandit  peu  à  peu,  jusqu'à  ce  que 


ses  forces  fassent  éclater  le  corps 
immense  où  elles  s'étaient  intro- 
duites, et  divisent  de  nouveau  ce 
que  le  Sphœrus  avait  réuni.  Cette 
alternative  entre  le  Sphœrus  et  la 
Discorde  a  été  établie  sous  la 
foi  du  plus  inviolable  serment. 
Empédocle  ne  dit  pas  d'ailleurs 
par  qui  ce  serment  a  été  prêté,  et 
quel  en  est  le  garant  parmi  toutes 
les  divinités. 


LIVRE  m,  CHAP.  IV,   §  26.  175 

*^  Mais  la  question,  que  nous  discutons  ici,  con- 
siste à  savoir  pourquoi  tels  êtres  sont  périssables, 
tandis  que  tels  autres  ne  le  sont  pas,  quand  néan- 
moins tous  viennent,  dit-on,  des  mêmes  prin- 
cipes. Que  d'ailleurs  les  principes  ne  puissent 
pas  être  les  mêmes  pour  tous  les  êtres,  c'est  ce 
qui  nous  semble  suffisamment  prouvé  par  les 
développements  qui  précèdent.  ^^  Mais,  si  les 
principes  sont  différents,  on  peut  se  demander 
si  eux  aussi  sont  impérissables,  ou  s'ils  sont  su- 
jets à  périr.  En  les  supposant  périssables,  une 
conséquence  évidente  et  nécessaire,  c'est  qu'ils 
doivent  alors  venir  eux-mêmes  de  quelque  chose, 
puisque  tout  ce  qui  périt  se  dissout  dans  (es  élé- 
ments d'où  il  était  sorti.  Il  résulterait  de  là  que 
les  principes  mêmes  viennent  de  principes  dif- 
férents, qui  leur  sont  antérieurs.  Or,  c'est  une 
impossibilité  qui  est  manifeste,  et  qui  est  aussi 
forte,  soit  qu'on  admette  un  temps  d'arrêt  dans 
la  succession  des  principes,  soit  qu'on  se  perde 
dans  l'infini.  *^Mais  même  comment  concevoir 
l'existence  des  êtres  périssables,  si  les  principes 
d'où  ils  viennent  peuvent  être  détruits?  Et  si  les 
principes  sont  impérissables,  comment,  toutim- 


§  24.  La  question^  (jue  nous  dût-  principes  alors  ne  seraient  plus 

cutons  ici.  Voir  plus  haut,  §  17.  des  principes,  puisqu'ils  auraient 

§  25.  Les  principes  mêmes  vien-  quelque  chose  avant  eux.  —  Dans 

nent  de  principes  différents,  La  ia  succession  des  principes.  J*ai 

contradiction  est  évidente,  et  les  ajouté  ces  mots. 


176 


MÉTAPHYSIQUE   D'ARISTOTE. 


périssables  qu'ils  sont,  les  uns  ont-ils  donné  nais- 
sance à  des  êtres  qui  doivent  périr,  tandis  que 
les  autres  ont  produit  des  êtres  impérissables? 
Tout  cela  n'est  pas  très  facile  à  comprendre  pour 
la  raison;  mais  il  y  a  là  une  absolue  impossibi- 
lité de  se  prononcer;  ou  du  moins  cela  deman- 
derait de  très  longues  explications.  *^Du  reste, 
personne  ne  s'est  hasardé  à  prétendre  que  les 
principes  sont  différents  pour  les  êtres  périssa- 
bles ;  et  l'on  admet  unanimement  que  les  prin- 
cipes sont  ^les  mêmes  pour  toutes  choses.  Mais 
on  laisse  ainsi  de  côté  la  première  question  que 
nous  avons  faite,  et  l'on  semble  n'y  attacher 
qu'une  très  mince  importance. 

^  La  recherche  la  plus  épineuse  de  toutes  et 
pourtant  la  plus  indispensable  pour  arriver  à  la 
vérité,  c'est  de  savoir  si  l'Être  et  l'Un  sont  les 
substances  des  êtres,  et  si  tous  les  deux  ne  sont 
pas  encore  autre  chose,  tout  en  restant,  celui-ci 


§  27.  La  première  (question  que 
nous  avons  faite.  Voir  plus  haut 
§  4.  La  question  est  de  savoir  si 
les  principes  sont  identiques,  ou 
différents,  pour  les  choses  péris- 
sables et  pour  les  impérissables. 
Aristote  la  résout  affirmativement 

§  28.  Si  rÊtre  et  f  Un  sont  les 
substances  des  êtres.  Voir  plus 
haut  chap.  i,  §  13,  où  celle  ques- 
tion est  annoncée  comme  la  plus 
ardue  de  toutes.  Outre  ce  qu' Aris- 


tote en  dit  ici,  il  y  est  revenu  à 
plusieurs  reprises,  pour  la  ré- 
soudre négativement  :  Non,  l'E- 
tre et  rUn  ne  sont  pas  la  sub- 
stance des  choses.  Voir  plus  loin, 
liv.  m,  ch.  VI ,  §  8  ;  liv.  VI,  ch. 
XVI,  §  4;  liv.  X,  ch.  ii,  §  1  et  3, 
où  Aristote  s'en  réfère  à  ce  pas- 
sage du  livre  III  ;  liv.  XI,  ch.  ii, 
§6;  et  liv.  XIV,  ch.  i,  §  6.  — 
De  sujet  et  de  support.  Il  n'y  a 
qu'un  seul    mot  dans   le  texte. 


LIVRE  III,  CHAP.  IV,  §  29.  177 

rÉtre,  et  celui-là  TUn  ;  ou  bien  ne  faut-il  pas 
étudier  TÊlre  et  l'Un  en  supposant  qu'il  y  a,  sous 
les  deux,  quelque  autre  nature  qui  leur  sert  de 
sujet  et  de  support?  *^  Les  philosophes  ont  résolu 
la  question  en  sens  différents,  les  uns  admettant 
l'existence  de  cette  nature,  les  autres  ne  Tad- 
mettant  pas.  Platon  et  les  Pythag^oriciens  n'ont 
pas  disting^ué  l'Être  et  l'Un  de  la  substance  des 
choses  ;  ils  ont  cru  que  leur  nature^  à  tous 
deux,  c'est  que  la  substance  des  choses  soit  pré- 
cisément d'être  l'Un  et  l'Être  en  soi.  Parmi  les  Na- 
turalistes, on  peut  citer  Empédocle,  qui,  voulant 
arriver  à  quelque  détermination  plus  claire,  a 
essayé  d'expliquer  ce  que  c'est  l'Un.  On  pourrait 
"    supposer  que,  pour  lui,  l'Un  c'est  l'Amitié;  et 


S*il  y  a  une  subtance  autre  que 
l'Être  et  l'Un,  il  s'ensuit  que 
Tun  et  l'autre  ne  sont  que  des 
attributs. 

§  29.  V existence  de  cette  yia- 
ture.  Le  texte  n'est  pas  aussi 
précis  ;  mais  le  sens  ne  peut  faire 
de  doute,  et  c'est  là  ce  qui  peut 
m'excuser  d'avoir  précisé  davan- 
tage l'expression.  —  Platon  et 
les  Pythagoriciens.  Voir  plus  haut, 
liv.  I,  ch.  V,  §  21.  —  Que  la  sub- 
stance des  choses.  Cette  phrase 
offre,  sous  le  rapport  de  la  gram- 
maire, de  grandes  difficultés,  qu'on 
a  essayé  de  lever  en  proposant  di- 
verses corrections.  Quelque  ingé- 
nieuses qu'elles  puissent étre,elles 
sont  nécessairement  arbitraires  ; 

T.   I. 


et  je  préfère  encore  m'en  tenir  à 
la  leçon  vulgaire  ;  elle  suffit  pour 
donner  le  sens  que  j'en  tire;  il 
me  semble  conforme  aux  doc- 
trines de  Platon  et  des  Py- 
thagoriciens, telles  qu'Aristote  les 
expose  et  les  critique.  —  Les 
Naturalistes,  Ou  les  philosophes 
de  l'école  d'Ionie;  voir  plus  haut 
liv.  I,  ch.  V,  §  13.  —  Empédocle. 
Voir  tout  ce  qui  a  été  déjà  dit  sur 
Empédocle,  liv.  I,  ch.  iv,  §§  3, 
8   et  suiv. 

§  30.  Que  c'est  le  feu.  Hera- 
clite. —  Que  c'est  Cair.  Anaxi- 
mène;  voir  plus  haut,  liv.  I, 
ch.  III,  §§  17  et  18.  —  Qui  admet- 
tent plusieurs  éléments.  Voir  plus 
haut,  liv.  I,  ch.  in,  §  26. 

12 


178 


MÉTAPHYSIQUE  D'ARISTOTE. 


que  TAmitié  est  précisément  la  cause  de  Tunité 
en  toutes  choses.  ^  D'autres  philosophes  ont  pré- 
tendu, ceux-ci  que  c'est  le  feu,  ceux-là  que  c'est 
l'air,  qui  sont  l'Être  et  l'Un,  d'où  toutes  les 
choses  tirent  leur  vie  et  leur  origine.  C'est  là 
aussi  l'opinion  des  philosophes  qui  admettent 
plusieurs  éléments;  car  ils  sont  forcés  de  faire 
autant  d'Être  et  d'Un  qu'ils  font  de  principes, 
^*  Que  si  l'on  ne  veut  pas  que  l'Être  et  l'Un  soient 
une  réelle  substance,  dès  lors  non  plus  aucun 
des  autres  universaux  ne  peut  davantagpe  en  être 
une,  puisque  l'Être  et  l'Un  sont  les  plus  univer- 
sels de  tous  ;  et  s'il  n^existe  pas  d'Un  en  soi,  ou 
d'Être  en  soi,  à  plus  forte  raison  il  ne  pourrait 
point  y  avoir  d'universaux  quelconques  en  de- 
hors de  ce  qu'on  appelle  des  individus.  ^*  Mais, 
du  moment  que  l'Être  n'est  pas  substance^  il  est 
clair  que  le  nombre  ne  peut  pas  davantag^e  être 
pris  pour  la  nature  des  êtres,  séparée  d'eux.  Le 
nombre  est  une  collection  d'unités,  et  l'unité 
n'est  pas  autre  chose  que  ce  qu'est  l'Un.  Mais, 


§  31.  Aucun  des  autres  ufiiver- 
saux.  Conséquence  do  la  théorie 
qui  refuse  à  l'Etre  et  à  l'Un  une 
existence  réelle.  C'est  sans  doute 
une  objection  qu'Aristote  se  fait 
à  lui'-méme,  plutôt  qu'une  réfuta- 
tion directe. 

§  32.  Le  nombre.  Ceci  répond 
aux  Pythagoriciens,  qui  font  du 


nombre  l'essence  des  choses  ;  voir 
plus  haut,  liv.  I,  ch.  v,  §  7.  — 
Des  attributs  universels.  Je  con- 
serve ici  la  leçon  vulgaire  que 
plusieurs  éditeurs  ont  proposé 
de  changer  ;  il  me  semble  que  le 
texte,  tel  qu'il  est,  peut  se  suf- 
fire. Pour  que  l'Être  en  soi  et 
rUn  en  soi  puissent  exister,  il 


LIVRE  III,  CHAP.  IV,  §  34.    .  179 

pour  que  TUn  en  soi  et  l'Être  en  soi  existent  réel- 
lement, il  faut  nécessairement  que  l'Être  et  F  Un 
soient  la  substance  ;  car  il  n'y  a  pas  absolument 
d'autre  terme  ;  il  n'y  a  que  ces  deux  là  seuls  qui 
puissent  être  des  attributs  universels. 

^^  D'autre  part,  si  l'Être  et  l'Un  en  soi  sont  réelle- 
ment quelque  chose,  alors  s'élève  une  bien  g^rave 
question,  celle  de  savoir  comment  il  est  possible 
qu'il  existe  quoi  que  ce  soit  en  dehors  d'eux,  je 
veux  dire  comment  il  peut  y  avoir  plus  d'un  seul 
être,  puisqu'il  n'est  pas  possible  qu'il  y  ait  autre 
chose  que  l'Être.  Par  conséquent,  ce  sera  une 
nécessité,  comme  le  voulait  Parménide,  que  tous 
les  êtres  soient  une  Unité,  et  que  cette  unité  soit 
l'Être.  **  Des  deux  côtés,  la  difficulté  est  fort 
g^rande  ;  car  que  l'Être  ne  soit  pas  substance,  ou 
que  l'Un  en  soi  puisse  être  une  substance,  il  est 
égpalement  impossible  que  le  nombre  en  soit  une. 
Que  le  nombre  ne  soit  pas  une  substance,  nous 
en  avons  dit  plus  haut  les  motifs.  S'il  en  est  une 
réellement,  les  difficultés  reviennent  alors  les 
mêmes  que  pour  l'Être.  Ainsi,  d'où  pourra  ve- 
nir une  autre    unité  en   soi,   qui  serait  en  dé- 


faut qu'ils  deviennent  les  attri-  §  34.   Des  deux  côtés.  C*est-à- 

buts  de  TEtre  et  de   TUn,   qui  dire^  soit    qu'on    admette,    soit 

peuvent  seuls  avoir,  dans  Thypo-  qu'on  rejette  la  théorie  de  l'unité 

thèse,  une  certaine  réalité.  absolue.  —   Que  le  nombre  en 

§  33.  PatTHénide,  Voir  sur  Par-  soit  une.  Ce  retour  à  la  critique 

ménide,  plus  haut,  liv.  I,  ch.  v,  des  idées   pythagoriciennes    est 

§  17.  assez  inattendu;  voir  plus  haut, 


i80 


MÉTAPHYSIQUE  D'ARISTOTE. 


hors  deTUnité?  Nécessairement,  il  n'y  a  rien  de 
ce  g^enre;  mais  cependant  tous  les  êtres  sans  ex- 
ception sont  Un,  et  font  partie  d'une  pluralité 
où  chacun  d'eux  est  individuellement  un. 

'^  Si  l'Un  en  soi  est  indivisible,  alors, 
comme  le  soutient  Zenon,  il  n'est  plus  rien  du 
tout  ;  car  ce  qui  ne  rend  pas  une  chose  plus 
g'rande  ni  plus  petite  qu'elle  n'était,  soit  en  y 
étant  ajouté,  soit  en  en  étant  retranché,  ne  peut 
pas  être  compris,  d'après  Zenon,  parmi  les  réa- 
lités, puisque  évidemment  l'Être  est  toujours  une 
certaine  grandeur,  et  que,  s'il  est  une  grandeur, 
il  est  corporel.  Ceci  est  vrai  absolument  de  tout 
être.  Mais  d'autres  choses,  en  s'ajoutant  à  une 
chose,  peuvent  tantôt  la  rendre  plus  grande  et 
tantôt  n'y  faire  rien.  Ainsi  la  surface  et  la 
ligne  y  ajoutent  ;  mais  le  point  et  la  multiplica- 
tion par  l'unité  n'y  ajoutent  quoi  que  ce 
soit.  ^®Du  reste,  comme  Zenon  ne  porte  pas 
assez  de  précision  dans  cette  analyse,  et  qu'il 


§  32,  et  aussi  liv.  I,  ch.  y,  §  4. 
—  Pltis  haut.  Voir  liv.  I,  ch.  v, 
§  15.  —  Les  mêmes  que  pour 
l'Être.  Voir  plus  haut,  §  32.  — 
Ou  font  partie  cfune  pluralité. 
Le  texte  dit  précisément  :  «  Ou 
sont  une  pluralité,  n 

§  33.  Si  rUn  en  soi  est  indivi- 
sible. La  pensée  n'est  pas  assez 
clairement  exprimée. Sans  doute, 
Aristote  veut  dire  que  TËtre  en 


soi  reste  toujours  et  uniquement 
ce  qu'il  est,  sans  se  partager  ja- 
mais entre  les  êtres  réels  et  cor- 
porels. —  Mais.  C'est  une  ré- 
ponse à  la  théorie  de  Zenon.  — 
La  multiplication  par  Vunité.  Le 
texte  dit  simplement  :  «  l'unité, 
la  monade». 

§  36.  Zenon  ne  porte  pas  assez 
de  précision.  Voir,  sur  Zenon 
d'Élée^le  petit  Traité  de  MélissuSf 


LIVRE  III,  CHAP.  V,  §  37. 


i8i 


peut  y  avoir  certainement  quelque  chose  d'indi- 
visible, qui  soit  additif,  c'est  une  réponse  qu'à 
ce  point  de  vue  aussi  Ton  peut  lui  faire  :  Non 
sans  doute  l'addition  qu'on  fera  de  l'indivisible 
ne  rendra  pas  la  chose  plus  grande  matérielle- 
ment; mais  le  nombre   sera  augmenté. 

^^Geci  fait  naître  une  question  nouvelle.  D'une 
unité  indivisible  telle  qu'on  vient  de  l'expliquer, 
ou  même  de  plusieurs  unités  de  ce  genre,  com- 
ment une  grandeur  pourra-t-elle  jamais  sortir? 
Il  en  est  ici  tout  à  fait  de  même  que  quand  on 
prétend  que  la  ligne  se  compose  de  points.  On 
a  beau  même  admettre  avec  quelques  philoso- 
phes que  le  nombre  se  forme  d'abord  de  l'Un  en 
soi  et  de  quelque  autre  chose  qui  n'est  plus  l'Un, 
il  n'en  reste  pas  moins  à  se  demander  pourquoi 
et  comment  le  résultat  est,  tantôt  un  nombre,  et 
tantôt  une  grandeur,  puisque  ce  qui  n'est  pas 


Gorgias  et  Zrfnon, ch.v,  §  3,  p.  257 
de  ma  traduction.  —  ^t  soit 
additif.  J'ai  ajouté  ces  mots  qui 
m*ont  paru  indispensables.  Le 
texte  n'indique  cette  nuance  que 
par  un  adverbe  indéterminé.  — 
Mais  le  nombre  sera  augmenté, 
L'Un  en  soi  fera  toujours  un 
être  de  plus,  si  l'on  admet  sa 
réalité. 

§  37.  D*une  unité  indivisible. 
J'ai  ajouté  Je  mot  Indivisible,  qui 
ressort  évidemment  du  contexte, 
et  qui  me  semble  indispensable 


pour  préciser  la  pensée.  —  La 
Hgiie  se  compose  de  points.  C'est 
encore  la  définition  que  de  nos 
jours  les  mathématiques  don- 
nent de  la  ligne.  Il  est  clair 
qu'Aristote  ne  l'approuve  pas  ; 
et  par  exemple  dans  la  Physique^ 
liv.  VI.  ch.  I,  §  2,  p.  338  de  ma 
traduction,  il  se  prononce  encore 
plus  nettement  qu'ici  contre  cette 
définition  prétendue;  voir  aussi 
plus  loin  dans  la  Métaphysique, 
liv.  XIII,  ch.  ne,  §  5.—  De  quel- 
qu'autre  chose.  C'est  l'inégalité, 


182 


MÉTAPHYSIQUE  D'ARISTOTE. 


rUn  est  rinég*alité,  ou  est  de  la  même  nature 
qu'elle;  car  on  ne  voit  pas  du  tout  comment  les 
g^randeurs  pourraient  jamais  sortir  de  TUnet  de 
cette  nature  inégpale,  pas  plus  qu'elles  ne  sorti- 
raient non  plus  d'un  nombre  quelconque  et  de 
rinég^alité. 


dont  il  est  parlé  un  peu  plus  bas; 
et  rinégalité  n*est  pas  autre  chose 
que  la  Dyade  indéterminée  de 
Platon,  ou  bien  encore  le  Grand 
et  le  Petit.  Voir  plus  haut,  liv.  I, 
ch.  VI,  §§  9,  11  et  12.  —  Les  gran- 
dew*s  pourraient  jamais  sortir. 


Aristote  semble  avoir  ici  toute  rai- 
son contre  les  subtilités  de  ses  ad- 
versaires; mais  il  ne  résout  pas 
lui-même  la  difficulté,  et  il  ne  dit 
pas  quelle  est,  à  son  point  de 
de  vue  particulier,  Torigine  des 
grandeurs. 


LIVRE  III,  CHAP.  V,  §  1. 


183 


CHAPITRE  V 


De  la  nature  des  points,  des  lignes  et  des  surfaces  ;  on  a  essayé 
de  les  prendre  aussi  pour  la  substance  des  choses;  opinions 
en  sens  contraires;  en  faire  des  substances  réelles,  c'est  dé- 
truire toute  idée  de  la  substance,  et  aussi  de  la  production  et 
de  la  destruction  des  choses  ;  les  points,  les  lignes  et  les  sur- 
faces  ne  sont  que  des  limites  et  des  divisions,  ainsi  que  l'ins- 
tant. 


*  Une  question  qui  fait  suite  aux  précédentes, 
c'est  de  savoir  si  les  nombres,  les  corps,  les  sur- 
faces et  les  points  sont,  ou  ne  sont  pas,  des  sub- 
stances réelles.  Si  ce  ne  sont  pas  là  des  substances^ 
on  ne  voit  plus  dès  lors  ce  que  c'est  que  l'Être, 
et  ce  que  peuvent  être  les  substances  des  êtres 
réels.  En  effet,  les  qualités  des  choses,  leurs 
mouvements,  leurs   relations,  leurs  positions. 


§  1.  Les  nombres,  les  corps  y  les 
surfaces,  les  points.  Aristote  est 
revenu  plusieurs  fois  à  cette 
question;  voir  plus  loin,  liv.  VII, 
ch.  II,  §  3;  liv.  XIII,  ch.  m, 
§  5;  et  liv.  XIV,  ch.  m,  §  6; 
voir  aussi  le  Traité  du  Ciel, 
liv.  III,  ch.  I,  §  9,  p.  228  de  ma 
traduction.  De  toutes  ces  discus- 
sions, il  ressort  que,  selon  Aris- 
tote, les  nombres,  les  corps^  les 
surfaces  et  les  points  ne  sont  pas 


des  entités  réelles,  de  véritables 
substances.  Dans  le  présent  cha- 
pitre, il  expose  le  pour  et  le 
contre^  de  manière  à  laisser  son 
opinion  fort  obscure.  —  Si  ce  ne 
sont  pas  là  des  substances.  Argu- 
ments afS rmatif s,  qu* Aristote  dé- 
veloppe sans  avertir  que  ce  ne 
sont  pas  ceux  qu*il  soutient  per- 
sonnellement. Ils  appartiennent 
sans  doute  aux  Pythagoriciens  et 
aux  Platoniciens.  ~  Leurs  pro- 


i84 


MÉTAPHYSIQUE  D'ARISTOTE. 


leurs  proportions  diverses  n'expriment,  à  ce 
qu'il  semble,  la  substance  pour  aucun  d'eux. 
Toutes  ces  déterminations  sont  toujours  attri- 
buées à  un  certain  sujet;  mais  elles  ne  sont  point 
ce  sujet  lui-même.  *Dans  ce  qui  paraîtrait  re- 
présenter plus  particulièrement  une  substance, 
comme  Teau,  la  terre,  le  feu,  éléments  dont  se 
forment  tous  les  corps  composés,  la  chaleur,  le 
froid  et  toutes  les  autres  qualités  de  même  ordre 
qu'on  y  peut  observer,  n'ont  rien  de  substantiel. 
Il  n'y  a  que  le  corps  présentant  ces  qualités  di- 
verses qui  subsiste  seul  comme  quelque  chose  de 
réel,  et  qui  soit  une  entité  véritable.  ^  Mais  le 
corps  lui-même  est  moins  une  substance  que  ne 
l'est  la  surface;  la  surface  l'est  moins  aussi  que 
la  ligne,  et  la  lig^ne  moins  que  l'unité  et  le 
point.  En  effet,  ce  sont  là  les  déterminations 
et  les  limites  du   corps;   et  il  semble  qu'elles 


portions  diverses.  Le  terme  dont 
se  sert  Aristote  est  très  vague.  — 
A  un  certain  sujet. Ce  sujet  seul 
est  alors  substantiel  ;  et  tout  le 
reste  se  compose  de  simples  at- 
tributs, qui  ne  peuvent  Jamais 
être  pris  pour  des  substances. 

§  2.  Une  substance.  Cette  sub- 
stance n*est  ici  que  la  matière, 
représentée  par  les  quatre  élé- 
ments d'Empédocle.  —  Une  en- 
tité véHtable.  Le  texte  répète  le 
mot  de  Substance. 

§  3.  Mais  le  corps.  Le  mot  de 
Corps  signifie   ici,  comme  plus 


haut,  le  Solide.—  Moins  une  sub- 
stance que  ne  l'est  la  surface.  Il 
semble  que  c'est  tout  le  contraire, 
et  que  le  solide  est  bien  plus  sub- 
stance réelle  que  la  surface  ne 
peut  rétre.  —  Moins  que  Vunité 
et  le  point.  Il  est  bien  singulier 
de  réduire  la  substance  au  point, 
c'est-à-dire,  à  ce  qui  n*a  ni  lon- 
gueur, ni  largeur,  ni  épaisseur. 
—  //  semble  qu'elles  peuvent 
subsister  sans  lui.  Ici  encore  c'est 
le  contraire  qui  semble  le  plus 
probable;  mais  tout  ce  passage 
est  excessivement  obscur. 


LIVRE  III,  CHAP.  V,  §  6. 


185 


peuvent  subsister  sans  lui,  tandis  que  le  corps 
ne  peut  subsister  sans  elles.  *  C'est  là  ce  qui  fait 
que  le  vulgaire  croit,  et  que  même  aussi  les  phi- 
losophes antérieurs  ont  cru,  que  le  corps  est  la 
substance  et  TÊtre,  et  que  tous  les  autres  phéno- 
mènes n'en  sont  que  de  simples  modifications; 
d'où  l'on  concluait  que  les  principes  des  corps 
sont  aussi  les  principes  des  êtres.  Puis,  les  phi- 
losophes venus  plus  tard,  et  qui  paraissaient 
plus  éclairés  que  leurs  devanciers,  ont  pensé 
que  c'étaient  les  nombres  qui  sont  les  principes 
des  choses.  ^  Nous  le  répétons  :  Si  le  corps,  la 
surface,  la  lig^ne,  l'unité  et  le  point  ne  sont  pas 
la  substance,  alors  il  n'y  a  plus  de  substance  du 
tout;  alors  il  n'y  a  plus  d'être  ;  car  ce  n'est 
pas  apparemment  des  accidents  des  êtres  que 
l'on  prétendrait  faire  des  êtres  à  leur  place. 

•  Même  en  admettant  que  les  longpueurs,  les 
points,  etc.,  sont  plus  substance  que  les  corps, 
comme  nous  ne  voyons  pas  quels  sont  précisé- 


§  4.  Les  philosophes  antérieurs. 
Ce  sont  évidemment  les  philoso- 
phes de  Técole  d'Tonie,  qui  ne 
croyaient  qu'à  la  matière.  —  Que 
le  corps  est  la  substance.  Corps 
est  toujours  pris  ici  pour  Solide. 
—  Les  philosophes  venus  plus  tard. 
Ce  sont  les  Pythagoriciens  et  les 
Platoniciens  ;  voir  plus  haut  y 
Ut.  I,  ch.  III,  §  7,  et  ch.  v.  — 
C'étaient  les  nombres  qui  sont  les 


principes  des  choses.  Voir  plus 
haut,  liv.  I,  ch.  v,  §  1 . 

§  5.  Nous  le  répétons.  Voir  §  1 . 
—  Le  corps.  Au  sens  de  Solide  ; 
j'ai  conservé  le  mot  de  corps  pour 
que  la  traduction  fût  aussi  près 
que  possible  du  texte. 

§  6.  Ménie  en  admettant.  Ré- 
ponse aux  arguments  précédents, 
pour  prouver  que  les  surfa- 
ces,   les    lignes,    les  points  ne 


i86 


MÉTAPHYSIQUE  D'ARISTOTE. 


ment  les  corps  qu'ils  forment,  et  il  est  bien  im- 
possible que  ce  soient  des  corps  perceptibles  à 
nos  sens,  il  en  résulte  de  nouveau  qu'il  n'y  a 
plus  là  aucune  substance.  ^  D'ailleurs,  la  sur- 
face, la  lig^ne,  le  point  ne  sont  évidemment  que 
des  divisions  du  corps  lui-même,  soit  en  largeur^ 
soit  en  profondeur,  soit  en  longueur.  Ajoutez 
que,  dans  le  solide,  il  y  a  toutes  les  figures  que 
l'on  veut  en  tirer;  c'est-à-dire  qu'il  n'y  en  a  pas 
une.  Par  exemple,  si  le  buste  d'un  Hermès  n'est 
pas  dans  le  marbre  avec  des  formes  détermi- 
nées, pas  plus  que  la  moitié  du  cube  n'est  déter- 
minée dans  le  cube,  il  s'ensuit  qu'il  n'y  a  pas 
davantage  de  surface;  car,  si  toute  surface 
quelconque  est  dans  le  solide,  celle  qui  déter- 
mine la  moitié  du  cube  y  serait  comme  toute 
autre.  ^  Le  même  raisonnement  peut  s'appliquer 
tout  aussi  bien  à  la  ligne,  au  point,  à  l'unité;  et 
par  conséquent,  si  c'est  le  corps  qui  est  éminem- 


sont  pas  de  réelles  substances. 

—  Pi*écisément,  J'ai  ajouté  ce  mot. 

—  Perceptibles  à  nos  sens.  Voir 
plus  loin,  liv.  VII,  ch.  x,  §  18. 

§  7.  D'ailleurs,  Continuation 
de  la  réfutation. —  Ne  sont,.,  que 
des  divisions  du  corps.  C'est  en 
répétant  cette  assertion  qu'Ans- 
tote  clora  la  discussion  ;  voir  plus 
loin,  §  13.  —  Si  le  buste  d*un 
Hermès.  Comme  le  remarque 
M.  Schwegler,  c'est  ici  la  théorie 
bien  connue  de  la  puissance  et 


de  l'acte.  Toutes  les  figures 
quelconques  peuvent  être  tirées 
du  marbre,  que  travaille  l'habile 
sculpteur;  mais  en  acte,  en  fait, 
il  n'y  en  a  aucune.  —  //  s'ensuit 
qu'il  n'y  a  pas  davantage  de  sur- 
face.  La  conséquence  n'est  rigou- 
reuse que  pour  Tintérieur  du 
solide;  mais  pour  l'extérieur,  il 
a  nécessairement  des  surfaces. 
§  8.  Si  c'est  le  corps  qui  est 
éminemment  substance.  C'est  con- 
tre l'hypothèse  posée  plus  haut, 


LIVRE  III,  CHAP.  V,  §  M. 


187 


ment  substance,  et  que  tout  cela  soit  substance 
plus  encore  que  lui,  et  si,  d'autre  part,  la  sur- 
face, la  lig*ne,  le  point  ne  sont  pas  non  plus  des 
substances  véritables,  nous  ne  savons  plus  ce 
qu'est  l'Être  et  ce  qu'est  la  substance  des  choses, 
qui  alors  nous  échappent  complètement. 

^  Mais  à  toutes  ces  conséquences» que  nous  ve- 
nons  de  signaler,  s'en  ajoutent  d'autres  qui  ne 
choquent  pas  moins  la  raison,  en  ce  qui  regarde 
la  production  de  ces  choses  et  leur  destruction, 
^^  Ainsi,  quand  une  substance  qui  n'existait  pas 
antérieurement  vient  à  exister  actuellement,  et 
quand  une  autre  qui  existait  antérieurement 
cesse  d'exister,  il  semble  bien  que  la  substance 
éprouve  ces  chang^ements,  parce  qu'elle  devient 
et  parce  qu'elle  périt.  **  Mais  on  ne  voit  pas  que 
les  points,  les  lig*nes,  les  surfaces  puissent  ég^a- 
lement  se  produire  ou  disparaître  ainsi,  bien 
que  tantôt  elles  soient  et  tantôt  ne  soient  pas.  En 


§  1.  —  Nous  ne  savons  plus.  Ré- 
pétition sous  une  forme  pres- 
que identique  de  ce  qui  a  été  dit 
plus  haut,  §  1. 

§  9.  Qui  ne  choquent  pas  moins 
la  raison.  Ainsi  Âristote  se  pro- 
nonce pour  la  négative.  Les  en- 
tités mathématiques  ne  sont  pas 
de  véritables  substances.  —  De 
ces  choses.  C'est-à-dire  des  sur- 
faces, des  lignes  et  des  points, 
dont  il  vient  d*étre  question. 

§  10.   Parce  qu'elle  devient  et 


parce  qu'elle  périt.  J*ai  conservé 
la  concision  du  texte,  parce  que 
ces  formules^  à  force  d*étre  répé- 
tées, deviennent  familières  et  ces- 
sent d'être  obscures. 

§  il.  On  ne  voit  pas  que  les 
points.  Dès  lors  les  points,  les 
lignes,  les  surfaces  ne  sont  pas 
des  substances,  puisqu'ils  ne 
se  produisent  pas  et  ne  périssent 
pas,  comme  le  font  les  substances 
véritables.  Voir  plus  loin,  liv.XI, 
ch.  II,  §  8.  L'exemple  que  donne 


188 


MÉTAPHYSIQUE  D'ARISTOTE. 


effet,  quand  des  corps  se  touchent  ou  quand  ils 
se  séparent,  ils  ont  tout  ensemble,  ici  une  seule 
surface,  s'ils  sont  en  contact,  et  là  ils  en  ont 
deux  s'ils  sont  séparés,  de  telle  sorte  que,  les 
corps  étant  rapprochés,  les  deux  surfaces  ne 
sont  plus  et  disparaissent,  et  que,  quand  les 
corps  sont  divisés,  il  se  produit  des  surfaces  et 
des  lignes  qui  n'existaient  point  auparavant. 
"Néanmoins,  on  ne  peut  certes  pas  dire  que  ce 
soit  le  point  essentiellement  indivisible  qui  se 
soit  divisé  en  deux  ;  maïs  si  les  surfaces,  les 
lignes,  etc.,  peuvent  se  produire  et  si  elles 
peuvent  périr,  il  faut  bien  qu'elles  viennent  de 
quelque  chose.  *'0n  peut  dire  qu'il  en  est  ici  à 
peu  près  de  même  que  pour  l'instant,  au  point 
de  vue  de  la  durée.  L'instant  non  plus  ne  peut 
pas  naître  ni  périr  ;  et  pourtant,  il  paraît  être 
sans  cesse  différent,  sans  d'ailleui^  avoir  jamais 
rien  de  substantiel.  Or,  c'est  là  précisément  ce 


Aristote  à  Tappui  de  cette  thèse 
est  fort  ingénieux;  je  ne  sais  pas 
si  mathématiquement  il  est  éga- 
lement exact.  —  Les  deux  sur- 
faces ne  sont  plus.  Ce  n'est  pas 
tout  à  fait  exact.  Les  surfaces 
existent  toujours;  seulement  on 
ne  les  voit  pas. 

§  12.  Qu'elles  viennent  de  quel- 
que chose.  Et  par  conséquent,  ce 
ne  sont  plus  des  principes,  puis- 
que les  principes  ne  viennent  que 
d'eux-mêmes. 


§  13.  L'instant,  au  point  de  vue 
de  Indurée.  C'est  dans  la  Physique 
qu  Aristote  développe  la  théorie 
de  rinstant,  liv.  IV,  ch.  xvii, 
p.  237  de  ma  traduction.  Je  ne 
crois  pas  que,  sur  ce  sujet  diffi- 
cile, personne  ait  poussé  l'ana- 
lyse plus  loin.  —  //  parait  être 
sans  cesse  différent.  Voir  la  Phi/- 
siquej  liv.  IV,  ch.  xvii ,  §  2, 
p.  238.  —  Rien  de  substantiel. 
C'est  la  conclusion  d'Aristote 
contre  les   Platoniciens   et    les 


LIVRE  m,  CHAP.  VI,  §  1. 


189 


qui  arrive  avec  les  points,  les  lig'nes  et  les  sur- 
faces. Le  même  raisonnement  s'y  applique  tout 
aussi  tien;  car  les  points,  les  lignes,  les  sur- 
faces ne  sont,  comme  l'instant,  que  des  limites 
ou  des  divisions. 


CHAPITRE  VI 


Retour  à  la  critique  de  la  théorie  des  Idées;  nouveaux  arguments 
contre  et  pour  cette  théorie,  et  sur  la  nature  des  êtres  mathé- 
matiques ;  autres  questions  analogues  sur  la  nature  des  princi- 
pes, qui  peuvent  être  ou  simplement  possibles  ou  absolument 
réels  ;  de  l'existence  des  Universaux  ;  il  n*y  a  que  des  êtres  in- 
dividuels. 


*  On  peut  toujours  se  le  demander  :  «  A  quoi 
«  bon,  en  dehors  des  êtres  sensibles  et  des  in  ter- 
ce  médiaires,  chercher  encore  d'autres  êtres  tels 
«  que  ceux  que  nous  nommons  des  Idées?  »  Le 
motif  qu'on  en  donne,  c'est  que/ si  les  êtres  ma- 


Pythagoriciens.  —  Comme  Vins- 
tant.  Physique^  liv.  IV,  eh.  xvn, 
§  1,  p.  238. 

§  1.  On  peut  toujours  se  le  de- 
mandet*.  Cette  question  est  assez 
inattendue  ;  et  Aristote  ne  Ta  pas 
énoncée  dans  l'énumération  fort 
longue  des  questions  qu'il  se 
propose  de  traiter;  voir  plus 
haut,  eh.  I,  §  5  et  §  13   inclusi- 


vement. —  Nous  nommons  des 
Idées,  Aristote  parle  encore  ici 
comme  s'il  était  Platonicien  ;  voir 
plus  haut,  liv.  I,  ch.  vu,  §  17. 
C'est  une  simple  forme  de  lan- 
gage, qui  ne  tire  pas  à  consé- 
quence. Les  Intermédiaires  dont 
il  est  ici  question  sont,  comme 
on  sait,  les  entités  mathémati- 
ques, qui  tiennent  à  la  fois  des 


190 


MÉTAPHYSIQUE  D'ARISTOTE. 


thématiques  peuvent,  sous  d'autres  rapports,  dif- 
férer des  êtres  que  nous  percevons,  ils  n'en 
diffèrent  pas  au  moins  en  ce  sens  qu'ils  peuvent 
former  aussi  une  pluralité  d'êtres  pareils  entre 
eux,  comme  le  sont  les  objets  sensibles.  *Par 
suite,  les  principes  des  êtres  mathématiques  ne 
seront  pas  plus  limités  en  nombre  que  ne  le 
sont  les  principes  de  toutes  les  lettres  dont  nous 
nous  servons.  Les  principes  des  lettres  ne  sont 
pas  limités  numériquement;  ils  ne  le  sont  qu'en 
espèce,  pourvu  toutefois  qu'on  ne  s'attache  pas 
aux  principes  de  telle  syllabe  prise  isolément, 
ou  de  tel  mot  ;  car,  dans  ce  cas,  les  principes 


Idées  et  des  choses  sensibles.  — 
Former  aussi  une  pluralité  cTétres 
pareils  entre  eux.  Ceci  veut  dire 
que  le  même  nombre  répété  autant 
de  fois  qu'on  voudra,  quand  il 
s^applique  à  une  égale  quantité 
d'êtres,  forme  une  pluralité  sans 
pour  cela  changer  de  nature.  Je 
suppose  le  nombre  10,  par  exem- 
ple, s'appliquant  ici  à  des  hom- 
mes, là  à  des  chevaux,  ailleurs 
à  des  plantes,  ailleurs  encore  à  des 
pierres  ;  il  forme  en  se  répétant 
quatre  fois  une  pluralité  de  1 0  pa- 
reils entre  eux,  quoique  attribués 
à  des  êtres  différents.  —  Comme 
le  sont  les  objets  sensibles.  Les 
objets  de  même  espèce  forment 
par  leur  réunion  une  pluralité 
semblable  à  celle  des  nombres 
de  même  module. 
§  2.  Les  pnncipes  de  toutes  les 


lettres.  Ainsi  dans  Talphabet 
grec,  le  nombre  des  lettres  est  de 
ving^quatre,  toutes  limitées  en 
espèce;  pmsque  chacune  diffère 
des  autres;  mais  la  même  lettre 
peut  être  répétée  autant  de  fois 
qu'on  voudra,  sans  que  le  nom- 
bre de  ces  répétitions  puisse 
être  limité.  De  même  pour  les 
êtres  mathématiques  :  chacun 
d'eux  demeure  identique  en  son 
espèce,  tout  en  étant  répété  à  Tin- 
fini;  l'espèce  ne  change  pas  ; 
mais  le  nombre  est  indéfini.  — 
Qu'on  ne  s'attache  pas  aux  prin- 
cipes de  telle  syllabe.  Chaque 
syllabe  a  des  lettres  en  nombre 
défini;  mais,  pour  les  syllabes 
aussi,  la  combinaison  des  mêmes 
lettres  peut  être  répétée  autant 
qu'on  le  voudra.  Seulement,  les 
lettres,   ou  principes,   diffèrent 


LIVRE  iri,  CHAP.  VT,  §  4. 


I»i 


des  lettres  seraient  limités  même  numérique- 
ment. ^  Il  en  est  tout  à  fait  de  même  des  êlres 
•  mathématiques,  des  intermédiaires;  et  pour  eux 
ég'alement,  les  semblables  sous  le  rapport  de 
l'espèce  peuvent  être  en  nombre  infini.  Par  con- 
séquent, si  en  dehors  des  objets  sensibles  et  des 
êtres  mathématiques,  il  n'y  a  pas  ces  autres 
êtres  particuliers  que  quelques  philosophes  ap- 
pellent des  Idées,  il  n'y  aura  plus  de  substance 
qui  soit  une  numériquement;  elle  ne  le  sera 
qu'en  espèce.  Les  principes  des  êtres  non  plus 
ne  formeront  pas  numériquement  une  certaine 
quantité  définie;  ils  seront  exclusivement  limi- 
tés en  espèce.  *  Si  cette  conséquence  est  néces- 
saire, c'est  un  arg^ument  décisif  pour  admettre 
non  moins  nécessairement  l'existence  des  Idées; 
car  ceux  qui  les  soutiennent  ont  beau  ne  pas 
exprimer  clairement  leur  pensée,  c'est  bien  là 
ce  qu'ils  veulent  dire  ;  forcément,  leur  théorie 


entre  elles  et  ne  sont  plus  de  la 
même  espèce;  voir  plus  haut, 
ch.  IV,  §  11. 

§  3.  Des  êtres  mathématiques. 
J'ai  ajouté  ces  mots;  le  texte  n*a 
que  les  suivants.  Mais  on  a  vu 
que  les  êtres  mathématiques  sont 
appelés  aussi  les  Intermédiaires. 

—  Les  semblables  sous  le  rapport 
de  f  espèce.  C'est  là  tout  le  sens 
de  l'expression  grecque.  J'aurais 
pu  traduire  aussi  les  Homogènes. 

—  Que  quelques  philosophes.  Il  y 


a  aussi  dans  Texpression  grec- 
que comme  une  nuance  de  dé- 
dain. —  Elle  ne  le  sera  quen  w- 
pèce.  J*ai  adopté  ici  la  variante 
proposée  par  Alexandre  d'Âphro- 
dise,  et  approuvée  par  M.  Schwe- 
gler,  qui  préférerait  encore  sup- 
primer tout  ce  membre  de  phrase. 
§  4.  Ont  beau  ne  pas  exprimer 
clairement  leur  pensée.  Cette  cri- 
tique est  exacte  sans  doute  ;  mais 
elle  pourrait  se  retourner  trop 
souvent  contre  Aristote  lui-même  ; 


192 


MÉTAPHYSIQUE  D'ARISTOTE. 


est  celle-ci  :  que  chaque  Idée  constitue  une  sub- 
stance distincte,  et  que  pas  une  seule  n'a  une 
existence  indirecte  et  accidentelle.  *  Mais  nous 
avons  dit  à  quelles  conclusions  inacceptables  on 
est  amené  si  Ton  admet  qu'il  y  a  des  Idées,  et  si 
Ton  réduit  les  principes  à  une  unité  numérique 
et  non  à  une  unité  d'espèce. 

•  EnOn,  une  question  qui  se  rapproche  beau- 
coup de  toutes  celles-là,  c'est  de  rechercher  si 
les  éléments  n'existent  qu'en  puissance,  ou  s'ils 
ont  une  autre  manière  d'être.  S'ils  sont  d'une 
façon  quelconque  autrement  qu'en  simple  puis- 
sance, alors  il  y  a  quelque  chose  d'antérieur  aux 
principes;  car  la  puissance  est  antérieure  à  la 
cause  actuelle,  tout  ce  qui  est  possible  ne  devant 
pas  nécessairement  passer  à  la  réalité  de  l'acte. 
^Mais  si  les  éléments  sont  en  puissance  simple- 
ment, il  est  possible  alors  qu'il  n'existe  pas  un 
seul  être  réel,  puisque  ce  qui  est  possible  est  ce 
qui  n'est  pas  encore,  En  effet,  c'est  le  Non-être 


voir  aussi  plus  haut,  ch.  iv,  §  15. 
—  Indirecte  et  accidentelle.  Il  n'y 
a  qu'un  seul  mot  dans  le  texte; 
j'ai  également  ajouté  le  mot 
Distinct. 

§  5.  î^otJLs  avons  dit.  Voir  plus 
haut,  ch.  IV,  §  10;  voir  encore 
toute  la  polémique  contre  la 
théorie  des  Idées,  liv.  I,  ch.  vir, 
29  et  suivants. 

§  6.   Autrement  qu'en  simple 


puissance.  En  d'autres  termes, 
s'ils  sont  en  acte.—  Quelque  chose 
dantérieur  aux  principes.  Et 
alors  ces  principes  prétendus  ne 
sont  plus  des  principes.  —  A  la 
cause  actuelle.  Le  texte  dit  :  «  A 
cette  cause.  »  —  Passer  à  la  réa- 
lité. J'ai  dû  également  ici  préci- 
ser davantage  l'expression. 

§  7.  Si  les  éléments.  Ici  Élé- 
ments est  pris  pour  Principes. 


LIVRE  III,  CHAP.  VI,  §  9.  193 

qui  se  réalise,  qui  devient  ;  mais  rien  de  ce  qui 
ne  peut  pas  être  ne  se  produit,  ni  ne  devient. 

*  Telles  sont  donc  les  questions  que  nous  avons 
cru  nécessaire  de  discuter  sur  les  principe^. 
Mais  il  y  a  encore  à  se  demander  si  les  principes 
sont  universels,  ou  s'ils  existent  à  la  façon  des 
êtres  que  nous  appelons  individuels.  S'ils  sont 
des  universaux,  il  n'est  plus  possible  alors  qu'ils 
soient  des  substances  réelles;  car  aucun  des 
termes  communs  n'exprime  un  objet  réelle- 
ment existant  ;  ils  ne  désignent  qu'une  certaine 
qualité,  tandis  que  la  substance  est  toujours  un 
objet  réel.  Mais,  si  l'universel  est  une  chose  réel- 
lement existante,  et  si  l'on  peut  réaliser  l'attri- 
but commun  en  le  dég^ag^eant  du  sujet,  alors 
on  multiplie  sing^ulièrement  les  êtres.  Par  exem- 
ple, Socrate  est  d'abord  lui-même,  puis  il  est 
l'homme,  puis  encore  l'animal,  si  chacun  de 
ces  termes  exprime  une  réalité  individuelle  et 
une  unité. 

®Si  donc  on  fait  les  {Principes  universels,  voilà 
les  conséquences  de  celte  théorie;  et  si  on  ne  les 


—  Qui  se  réalise,  qui  devient.  Il  bien  que  le  sens  général  de  ce 

n*y  a  qu'un   seul  mot   dans  le  passage  ne  le  soit  pas  ;  Aristote 

texte.    Voir    aussi    plus    loin,  s*en   est   déjà  servi  plus   haut, 

liv.  XII,  ch.  II,  §  4.  liv.  I,  ch.  vu,  §  59.  —  On  mulH- 

§  8.  Réaliser  f  attribut  commun  plie  singulièrement  les  êtres.  Le 

en  le  dégageant.  Il  n'y  a  dans  le  texte  est  plus  concis, 

texte  qu'un  seul  mot,  dont  la  si-  §  9.  Est  universelle.  Aristote  a 

gniflcation   est  assez  douteuse,  reproduit  bien  des  fois  ce  prin- 


T.    I. 


13 


m  MÉIAt'HYSIOlIE  IVAHISIOTE. 

fait  pas  univeracis,  et  qu'ils  soienl  individuel 
fixelusivemenl,  alors  ils  ne  soiil  plus  accessiblei 
à  la  science  ;  car  la  science  en  toutes  clioses  < 
universelle.  Pour  que  la  science  en  devînt  [ 
sible,    il    faudrait  supposer    d'autres  princip 
antérieurs,  attribués  d'une  façon  universelle  aux 
principes  eux-mêmes. 


ei[>«  ;  voir  plus  hnitt,  ch.  iv,  i  1  ;  g    2,  p.    ITO  <le  tua  U-adoctUll 

tl  plus  loin,  Liv.  VU,  ch.  xv,  5  H  ;  Plaloa  ftv&it  suuienu  calu  (J 

tl«.   XJ,   ch.   I,  S  9  ;  liv.  XIU,  ria  «vaut  Ari«tnle,  cl  «'« 

eK.  IX,  g  1S;   et  entlD  Deraiert  Uiul  rnhjet   >lu  ThttéUtc  II 

Anali/tiiiues ,    tiv.  I,    ch,    \xxi,  bus  diulu^es   lis  plus  [iroruo 


(te  Ih  MélupliysiquQ  d'Aristcitu.